Jeunes, sur-qualifiés, mal payés et enchaînant les heures supplémentaires non payées : une enquête du Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo (STJV) dresse le portrait type des salariés du secteur. Ce dernier tranche avec l’image que tente d’imposer le patronat.
Le jeu vidéo fait rêver. Secteur présenté comme dynamique, jeune et cool, il a longtemps bénéficié de l’image des start-ups de la tech, nées en plein boom néolibéral des années 80. Présenté comme un métier passion, la culture d’entreprise y encourage le sacrifice, l’abnégation et l’esprit de famille. Or, depuis le début des années 2010, des scandales à répétition ont écorné l’image de l’industrie du jeu vidéo : harcèlement moral et sexuel, heures supplémentaires à répétition, burn-out : les plus gros studios internationaux n’ont pas échappé à ces phénomènes qui semblent constituer une véritable culture professionnelle.
C’est dans ce contexte qu’est né le STJV, en 2017, premier syndicat dédié exclusivement au secteur du jeu vidéo, rejoignant Solidaires Informatique, qui lui regroupe l’ensemble des métiers de l’informatique (dont le jeu vidéo). Le STJV dispose de 15 sections syndicales dans des studios parmi les plus importants de France, comme Ubisoft, Ankama, Don’t Nod ou Quantic Dream.
Un profil type : des jeunes travailleurs précaires
« Après 40 ans, il n’y a plus grand monde dans les studios », résume laconiquement Tony, membre de la commission baromètre du STJV. En effet, l’enquête confirme l’image d’un secteur où règne la jeunesse. 92,9% des 932 répondants indiquent avoir moins de 40 ans. « On analyse ce chiffre en le mettant en corrélation avec les autres données du baromètre : le coût des études, le remboursement du prêt, la difficulté à trouver un emploi, les horaires de travail, la gestion des heures supplémentaires, les bas salaires. Ça crée un parcours type qui peut jouer sur le moral des personnes et sur leurs aspirations, qui en arrivent à changer de secteur en vieillissant », détaille Nicolas, membre du STJV.
Faire grève dans l’informatique : un secteur clef qui s’ignore
Ainsi, depuis les études jusqu’au milieu professionnel, le baromètre identifie une multiplicité de facteurs qui peuvent pousser à un fort taux de turn-over (20% déclarent avoir changé d’entreprise dans l’année), voire un changement de carrière. Les salaires, qui peuvent varier fortement en fonction du type de métier, sont un facteur majeur : « Si les salaires en début de carrière sont bas, ils ne sont pas non plus très hauts en fin de carrière, analyse Tony. On constate aussi une forte disparité entre les métiers artistiques, moins bien rémunérés, et les métiers de programmation qui, eux, seront mieux payés ». Des salaires qui dépassent rarement les 1800 euros nets en début de carrière, pour se stabiliser aux alentours de 3000 euros après vingt ans de métier.
L’enquête montre aussi que le coût moyen des études s’établit autour des 25 000 euros, financés pour 35% des répondants par un prêt. L’entrée dans la vie active est donc synonyme de précarité. Seuls 24% des répondants ont décroché un CDI à la sortie de leurs études, contre 40% pour un CDD, tandis que 19% sont restés sans emploi.
Le crunch, une pratique encore bien présente
C’est un terme que connaissent tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux jeux vidéo, tant il est ancré dans la culture de l’industrie : le crunch. Le crunch désigne une période plus ou moins longue à la fin du développement d’un jeu où les heures supplémentaires s’enchaînent dans la dernière ligne droite avant la sortie. Des semaines de 100 heures ont par exemple été nécessaires pour terminer Red Dead Redemption 2, jeu ultra populaire du studio Rockstar Games. Une pratique illégale et largement dénoncée qui demeure pourtant encore tabou dans l’industrie.
En mai dernier, la présidente du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), le syndicat patronal du secteur, affirmait dans les colonnes de Têtu que « Le crunch n’existe pas dans l’univers professionnel actuel. Il existe des heures supplémentaires travaillées, sur la base du volontariat. Celles-ci sont rémunérées et encadrées par la loi ».
« Les faits sont têtus, les chiffres du baromètre prouvent le contraire, tacle Tony. Le crunch est pratiqué de manière globale par une partie de l’industrie. Un quart des répondants ont déclaré avoir vécu une période de crunch sur l’année et les heures supplémentaires ne sont pas toujours payées », indique-t-il. Durant ces périodes d’heures supplémentaires intensives, 29% indiquent n’avoir obtenu aucune rétribution. Ils sont 21% à avoir été payés, tandis que 22% disent n’avoir obtenu que de la « reconnaissance », 11,5% une prime (une pratique illégale), 14% des congés.
« La problématique principale, ce sont les contraintes de production qui nous sont imposées, quand on ne consulte pas les salariés sur le travail qu’ils doivent produire, et quand les patrons décident de leur côté en grattant sur un maximum d’éléments pour que ça leur coûte moins cher », précise Nicolas. Car ces heures supplémentaires cachent un système pernicieux : « Les patrons vont dire qu’ils n’ont jamais demandé à faire autant d’heures supplémentaires », précise Nicolas, qui y voit plutôt une culture d’entreprise intériorisée par les salariés, qui vise à répondre à des contraintes de production. « Le patronat refuse de mettre en place des mesures pour lutter contre le crunch, parce que ça sert ses propres intérêts financiers », poursuit-il.
Un contre-discours face à la vision patronale
Pendant des années, le SNJV était le seul représentant du secteur et la principale source de données quant à l’état de l’industrie. Syndicat patronal, qui représente avant tout les studios de jeu vidéo, le SNJV publie chaque année son baromètre, qui se veut « une photographie représentative du secteur » : emplois, croissance économique des entreprises, perspectives ; la focale est posée sur les entreprises plus que sur les travailleurs. Le STJV souhaite donc apporter un contre-discours à l’organisation patronale.
« Notre objectif, en faisant notre propre baromètre, c’est d’avoir pour la première fois un profil type, pour parler du bien-être au travail, des salaires, du coût des études, des heures supplémentaires. Le SNJV veut quant à lui présenter sous un jour le plus beau possible l’industrie du jeu vidéo dans le but notamment de bien se faire voir des pouvoirs publics », explique Tony. Si le baromètre du STJV possède des biais – il a été auto-administré à 932 personnes à partir des canaux de communications du syndicat -, celui du SNJV souffre lui aussi de biais méthodologiques. Les studios y répondent de manière volontaire et tous n’y participent pas.
Au-delà des statistiques, un baromètre comme outil syndical au service des travailleurs
Le baromètre du STJV vient poser des chiffres sur les situations peu connues d’employés évoluant dans un milieu bien connu, lui, pour son manque de transparence sur les grilles salariales. Le STJV espère maintenant que ces données puissent être utilisées dans une perspective de lutte syndicale. « Ce baromètre va aussi servir aux salariés. Il faut qu’ils se l’approprient pour avoir la possibilité de demander des comptes eux-mêmes à leur entreprise, pour obtenir par exemple des chiffres clairs sur la rémunération », espère Nicolas, qui y voit une arme de plus pour exiger des augmentations de salaire.
Si le syndicat indique ne pas être en mesure de réaliser un tel baromètre chaque année, pour des raisons de moyens humains, Tony et Nicolas affirment que d’autres thèmes plus spécifiques seront analysés dans le futur, comme le harcèlement et les violences sexistes et sexuelles, ou encore la vie étudiante.
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