C’est un procès rare en Champagne, du fait du grand nombre de victimes et de leur mobilisation collective restée intacte près de deux ans après les faits. Une affaire de traite des êtres humains, survenue lors des vendanges de 2023, a été jugée ce jeudi à Châlons-en-Champagne. Elle met à jour le système de sous-traitance bien installé dans cette industrie de luxe. Un système capable de mener à une maltraitance des travailleurs, banalisée, où chaque acteur de la chaîne se renvoie la responsabilité.
Devant le tribunal judiciaire de Châlons-en-Champagne, plusieurs dizaines de personnes, travailleurs immigrés et syndicalistes de la CGT, profitent des quelques coins d’ombre alors que l’audience du jour est suspendu pour la pause de midi. « C’est une victoire que l’on soit tous là, que nos voix passent partout, à la radio, à la télévision », lance un travailleur au micro.
Celui-ci fait partie des 47 travailleurs immigrés reconnus victimes potentielles d’une affaire de traite des êtres humains qui secoue l’image de luxe entretenu par l’industrie du Champagne. La moitié de la salle d’audience est remplie de ces travailleurs, concentrés dans leur écoute, venus massivement demander justice. « Je salue le courage de ces vendangeurs des raisins de la misère. Ce procès doit marquer un tournant », introduit Maxime Cessieux, l’avocat de la CGT de la Marne et de la fédération agro-alimentaire et forestière. « Si en septembre 2025 des récoltes se passent de la même façon, alors on aura échoué à attirer l’attention du monde entier sur ce qu’il se passe réellement en Champagne ».
Ce dossier de traite des êtres humains incarne en effet l’envers du décor du travail saisonnier en Champagne. L’histoire commence dans une maison au coeur du petit village de Nesle-le-Repons. 130 âmes, au milieu des splendides coteaux du vignoble champenois. Le 14 septembre 2023, trois inspecteurs du travail accompagnés de deux policiers y ont découvert des dizaines et des dizaines de travailleurs saisonniers, immigrés d’Afrique de l’Ouest (Mali, Mauritanie, Côte d’Ivoire, Sénégal…), entassés là, disposant de moins d’un mètre carré d’espace chacun. Dans ce taudis, les matelas alignés à même le sol sont sales. L’électricité n’est pas aux normes. Il n’y a pas d’eau chaude tandis que les trois toilettes existantes sont vétustes et bouchées. Des conditions assimilables à un « bidonville », résume le rapport de l’inspection du travail au coeur du dossier.
Au procès, un travailleur du Champagne confie : « ça m’a traumatisé »
« Quand on est entrés dans cette maison, à 21h, j’ai vu les pieds des travailleurs, tous alignés en rang, dépasser d’un demi-plafond. J’ai cru que l’on était dans une morgue », glisse, assise sur les bancs du tribunal, Marilyne Breton, l’une des inspectrices du travail qui a découvert la situation. « Beaucoup d’entre nous étaient malades, fatigués, à cause de ces conditions insalubres. Personnellement, j’avais de la toux à cause de ça. Tout ça m’a énormément marqué, traumatisé », confie même devant les juges l’une des victimes présumées, M. Doumbia.
À l’instar d’autres travailleurs qui l’écoutent derrière lui, et le soutiennent du regard, M. Doumbia a été recruté via les réseaux sociaux. D’autres l’ont été par des boucles whatsapp ou par du bouche-à-oreille. Tous ont été ainsi ramenés de région parisienne vers la Marne, à bord d’un bus, où chacun a dû payer 10 euros sa place. Les deux recruteurs, Témuri Muradian et Abdoulaye Camara, leur ont fait miroiter 80 euros par jour travaillé, et un hébergement hôtelier. Aucune promesse n’a été tenue.
Les deux hommes ont été engagés par une société de prestation, Anavim, dirigée par une femme, Svetlana Goumina, de nationalité kirghize. Ce type de sociétés de prestataires de service s’est démultiplié ces dernières années, et fournit une large partie des 120 000 travailleurs qui viennent pour les vendanges chaque année. De la main d’oeuvre à bas coût, basée sur une concurrence organisée entre travailleurs d’Afrique de l’Ouest et d’Europe de l’Est, tandis que les locaux délaissent ce travail difficile devenu trop mal rémunéré.
En lieu et place de contrats, les rares qui ont signé un document ont signé seulement une déclaration préalable à l’embauche – plusieurs d’entre eux ne savaient ni lire ni écrire. Les conditions de travail imposées dans ces vignes étaient terribles, selon les témoignages recueillis. « Je n’ai jamais travaillé dur comme ça. On nous a aussi fait travailler sous la pluie. J’ai été traité comme un âne, comme un esclave », raconte M. Camara devant les juges.
Un lever vers 5 heures, un départ entre 6 et 7 heures pour les vignes, entassés à l’arrière de fourgonnettes sans sièges et sans fenêtres, pour démarrer le travail à 8 heures. Une fin de journée vers 18h30, avec une pause d’une demie-heure grand maximum le midi. Un retour à la maison vers 20h, parfois 21h. En somme : des amplitudes horaires à disposition de l’employeur qui explosent tous les compteurs du code du travail. Le tout, accompagnés d’une pression constante pour accélérer la cadence, de violences verbales et de menaces à l’arme blanche, racontent plusieurs victimes.
Cinq kilos de riz pour une cinquantaine de personnes
Malgré la dureté de la tâche, les travailleurs étaient sous-nourris. Un café le matin, un sandwich parfois « pourri », « encore congelé » le midi. Le soir, du riz avec parfois du poulet, mais en quantité très insuffisante. Cinq kilos de riz pour une cinquantaine de personnes, précisent les témoins. « J’étais mal. Je n’ai pas mangé pendant deux jours, j’ai eu des maux de tête », se souvient un autre travailleur, M. Camara, devant les juges. « Mais on est resté, on avait pas le choix. On se disait qu’on allait travailler et être payés ». Sans moyen de transport, sans-papiers pour la plupart, les travailleurs ne savaient pas non plus comment se rendre à la gare la plus proche, à près de 2h30 de marche.
La traite des êtres humains est caractérisée par la soumission de plusieurs personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions d’hébergement indignes ou encore à une rétribution insuffisante ou inexistante. On leur avait promis une paie à 80 euros par jour : la grande majorité n’a pas touché un centime. Sur les 57 personnes recensées par les gendarmes, 47 sont reconnues potentielles victimes de traite.
Devant les caméras et les micros tendus vers Svetlana Goumina au début de l’audience, la responsable de la société de prestation donne à voir un air abattu, se laisse réconforter par sa fille. Face aux juges, elle nie en bloc le fait d’avoir acheté et aménagé cette maison pour y loger des vendangeurs. Elle dit ne pas les connaître. Assure qu’ils ont « squatté ». Que tout est la faute de ses deux hommes de main. Le procureur de la République, à sa gauche, lève les sourcils et souffle. C’est que le dossier d’instruction ne trompe pas : toutes les auditions et les perquisitions (achats de matelas en nombre, rétention de documents d’identité de travailleurs…) viennent contredire sa défense du jour – durant laquelle elle-même se contredit sans cesse.
« Quand quelqu’un s’occupe de vous trouver du monde, vous savez, on est contents »
D’un bout à l’autre de la chaîne, tout le monde se défausse sur le maillon d’en-dessous, ou celui d’au-dessus. Le premier homme de main Témuri Muradian, indique avoir « fait de son mieux » et répète qu’il avait « peur » de Svetlana Goumina et de son mari. Décrit par plusieurs victimes comme l’un des encadrants les plus violents, il nie en bloc et, habillé tout de blanc, jure en levant la main : « je suis croyant, j’ai une famille. J’ai été piégé. Moi aussi, j’ai connu la galère ». M. lui-même a vécu en situation irrégulière pendant douze ans et a été amené à travailler comme saisonnier dans les vendanges, il y a près de quinze ans. Lui qui connaît le système nie avoir compris qu’il recrutait des personnes sans-papiers : « on ne pouvait pas vérifier, on est pas des experts ». Abdoulaye Camara, le second recruteur, tient la même défense en disant que c’est Svetlana Goumina les a « mis dans la merde ».
Le vigneron indépendant Olivier Orban, dont la SARL Cerseuillat de la Gravelle est poursuivie pour recours au travail dissimulé et à des étrangers en situation irrégulière, se défausse lui aussi sur la prestataire. Dans un secteur où la main d’oeuvre se fait rare, « quand quelqu’un s’occupe de vous trouver du monde, vous savez, on est contents », balaie-t-il, derrière ses lunettes rouges et sa chemisette. Des travailleurs sont venus le voir pour se plaindre ? « C’est pas à moi de gérer ça », rétorque-t-il. « Je pense même être un bon citoyen, je leur ai amené de l’eau ». Quand on lui demande s’il ne s’est tout de même pas dit qu’il y avait un problème en voyant les travailleurs, il ose même interpeller le président du tribunal : « moi je ne peux pas vérifier si vous êtes en règle, c’est le ministère qui vous emploie ».
Y compris lorsqu’on lui demande où part le raisin recueilli, le vigneron demeure vague. Il dit : « je n’ai pas tous les gens en tête. On livre, après ce n’est plus de mon ressort ». Le dossier d’instruction ne suit pas la trace du raisin. Sauf que ce jour-là, les juges, insistent. Olivier Orban finit par lâcher un nom : Moët & Chandon, propriété de Bernard Arnault via son groupe LVMH. « Tous les prestataires, on travaille plus ou moins pour eux ».
Au vu des montages en sous-traitance, cette difficulté de responsabiliser les maisons de champagne se pose à chaque enquête ouverte. Ceci étant, en 2022, la justice avait identifié 200 victimes d’une traite des êtres humains survenu lors des vendanges 2018, dans laquelle il était avéré que les deux prestataires livraient pour Veuve Clicquot. Bien qu’un cadre de la maison ait été entendu au procès, celle-ci n’a pas été jugée responsable. « Tant que les donneurs d’ordre ne seront pas sanctionnés, il ne se passera pas grand chose », estime José Blanco, secrétaire général de la CGT Champagne.
« La chaîne de sous-traitance ne saurait être un écran de fumée derrière lequel on dissimule l’indignité »
« C’est un système en bande organisée, caractérisé par l’opacité : chacun dissimulant, chacun n’étant pas regardant, chacun refilant la responsabilité à l’autre… Tout cela aboutit à un dumping social, à traiter des gens pire que des animaux dans notre société actuelle », accuse l’avocat de la CGT Champagne, active depuis des années sur ces questions. Un système qui a des effets, bien au-delà des seules victimes de ce jour, sur tous les salariés du Champagne, estime l’avocat. « On déstabilise toute une économie. De vrais emplois sont cassés par ça. »
« C’est un scandale humain, organisé, et surtout banalisé par leurs auteurs. Qui sape les fondements même de notre cohésion sociale », introduit le procureur de la République dans ses réquisitions. « On ne peut pas accepter que derrière n’importe quelle bouteille de champagne puisse se cacher une chaîne de travail dissimulé. Et la chaîne de sous-traitance ne saurait être un écran de fumée derrière lequel on dissimule l’indignité ». Le procureur demande aux juges de reconnaître tous les prévenus coupables de l’ensemble des chefs de prévention.
Il requiert quatre ans de prison dont deux avec sursis à l’égard de Svetlana Goumina. Puis, trois ans de prison dont deux avec sursis pour les deux hommes de mains. Enfin, 200 000 euros d’amende sont requis contre la société du vigneron. « Ce procès est l’occasion d’envoyer un message fort à tous les prestataires de service », appuie-t-il. « La décision aura des retentissements, en espérant qu’elle sonne la fin d’un amateurisme professionnel ».
En attendant, ces procès de l’indignité ne sont pas près de s’arrêter. Deux autres affaires sont en cours d’instruction par la procureure de Châlons-en-Champagne concernant de l’habitat indigne durant les vendanges 2024, nous indique la présidence du tribunal. Pourtant, ces vendanges 2024 avaient été particulièrement mise sous surveillance des autorités après les « vendanges de la honte » de 2023. Tandis qu’une autre affaire de traite des êtres humains pendant les vendanges 2023, concernant cette fois-ci des Ukrainiens, sera jugée en novembre dans ce même tribunal. Le délibéré de l’affaire de Nesle-le-Repons sera rendu courant juillet.
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