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« On est à deux tiers d’absents » : dans les lycées professionnels, les enseignants face aux effets de la réforme

Vivement rejetée par les syndicats enseignants, la réforme des lycées professionnels s’applique désormais, avec la mise en place d’un parcours différencié en terminale – poursuivre ses études, ou aller en entreprise – depuis la mi-mai. Aujourd’hui, les enseignants et syndicats dressent les premières conséquences de cette réforme. En premier lieu, l’absentéisme et la désorganisation qui ont marqué ces dernières semaines.

Un seul élève dans la classe. Telle a été la situation face à laquelle se sont retrouvés de nombreux enseignants en lycée professionnel, ces derniers jours. Depuis l’application de la réforme des lycées professionnels, qui a avancé les examens à la mi-mai et mis en place un parcours différencié en juin, le constat est unanime : les élèves désertent les salles de cours. « On est à deux tiers d’absents », estime Axel Benoist, co-secrétaire général du SNUEP-FSU, ce que confirme à peu près nos autres interlocuteurs. « Les premiers jours, j’avais 4 élèves sur 22. Je n’en ai désormais plus qu’un seul », témoigne Emanuelle Lavaud, enseignante en lettres-histoire dans la Vienne.

« Ce parcours différencié, ça a été la catastrophe annoncée. La conséquence c’est l’absentéisme et une déscolarisation massive des jeunes. On avait averti, et c’est exactement ce qu’il s’est passé », introduit Philippe Dauriac, secrétaire national de la CGT Éduc’action en charge de l’enseignement professionnel. « Un fiasco », tranche Axel Benoist.

Comment en est-on arrivé là ? Pour rappel, le parcours différencié est l’un des axes majeurs de la réforme du lycée professionnel appliquée depuis 2024 et expérimentée depuis 2023. En vigueur pour la première fois en ce printemps 2025, ce parcours différencié consiste pour les élèves de terminale à choisir, après leur examen à la mi-mai, entre continuer leur parcours d’études, ou partir en période de formation en milieu professionnel (PFMP), un stage gratifié par une allocation de l’État.

La proportion d’élèves ayant fait tel ou tel choix varie selon les filières. Moitié-moitié, évalue la plupart de nos interlocuteurs. « Jusqu’à 90 % de choix vers le stage » dans les filières soins à la personne et restauration, indique pour sa part Emmanuelle Lavaud. Pour un certain nombre d’élèves, souvent issus de classe populaire, cette gratification (de 100 euros par semaine) a constitué « un élément de choix non négligeable », relève Axel Benoist. « Chez nous, en milieu rural, où le pourcentage de familles précaires explose, ça a fait la différence », abonde Emmanuelle Lavaud.

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Ceci étant, un certain nombre d’élèves n’a pas réussi à trouver de place en entreprise. Dans la période, un goulot d’étranglement s’est créé : le parcours différencié a lieu en même temps que les stages des secondes et premières professionnels, mais aussi en même temps que les stages d’observation de seconde de lycée général. Dans certaines filières, comme en restauration, cela n’a pas posé de problèmes. Les employeurs sont en manque de main d’oeuvre et promettent souvent la possibilité de faire une saison estivale. Mais dans bien d’autres filières, la tâche a été complexe. Encore plus dans les départements ruraux désindustrialisés où peu de places en entreprises sont disponibles. « Donc les élèves, on les as perdus », raconte Philippe Dauriac.

Certains élèves ont lâché l’école pour partir travailler, en contrat d’intérim par exemple, racontent des enseignants. D’autres ont simplement décroché. Ils devaient revenir passer, cette semaine, leurs dernières épreuves sur table – un oral de projet, et l’examen de Prévention Santé Environnement ce jeudi. Sans y avoir été correctement préparés, estiment les enseignants interrogés. « On a une inquiétude sur les résultats du fait de l’absentéisme. Idem pour le rattrapage qui aura lieu début juillet, soit deux mois après le début du parcours différencié », glisse Didier Sabalot, enseignant en biotechnologies dans les Hauts-de-Seine.

La désorganisation est de mise en ce mois de juin. À partir du moment où on a deux parcours, il faut à la fois assurer les enseignements et le suivi en entreprise. En plus du soutien renforcé à mener pour le « parcours études », les enseignants sont donc sollicités pour intervenir dans les stages, et convoqués pour faire passer des épreuves (notamment aux candidats libres) et réaliser des corrections. « Un jonglage permanent », épingle Philippe Dauriac. Toute l’organisation de cette logistique a été renvoyée au niveau local. Cela entraîne des pressions sur les chefs d’établissement comme les équipes pédagogiques : « des horaires de collègues qui ne sont pas respectés, des pressions à faire certains projets donc une certaine perte de liberté pédagogique… », cite Didier Sabalot. « Tous les jours, l’emploi du temps change, je regarde si je dois aller en cours ou pas… Il n’y a aucune visibilité, tout est fluctuant. C’est un mois de juin interminable », soupire Emanuelle Lavaud.

Déjà, l’avancement des épreuves à la mi-mai a été mal vécu pour un certain nombre d’enseignants. Cinq semaines de moins pour boucler le programme. « Ça a mis une pression très forte sur les collègues et les élèves, car il n‘y a pas eu d’aménagement de programme : on nous a demandé de faire la même chose en moins de temps », résume Philippe Dauriac. « Déjà en temps normal on du mal à finir… Là, on a fait au pas de course », raconte Emmanuelle Lavaud, l’enseignante en lettres-histoire. « Et le fait que nous on s’agite, ça a aussi fait monter en stress les élèves. »

Cela a également avancé les CCF, les contrôles en cours de formation (épreuves organisées par les enseignants, pour chaque matière, sur leur temps de classe). D’ordinaire, les enseignants ont jusqu’à la mi-juin pour faire remonter leurs relevés de notes CCF. Cette année, il a fallu les faire en février-mars, avant le début des vacances de printemps. « On a la sensation d’avoir terminé l’année cet hiver », résume Axel Benoist.

« Pour nous, il y a une perte de sens dans le métier. On nous demande de faire avec moins d’heures, on applique une réforme à laquelle on ne croit pas, il y a une surcharge de travail pour essayer de monter des choses pour 3 élèves qui eux-mêmes n’avaient pas forcément envie d’être là… » résume l’enseignant en biotechnologies Didier Sabalot.

Au fil des années, les heures de perdues s’accumulent. La réforme actuelle a fait perdre 170 heures d’enseignement sur les 3 années de lycée professionnel. « Les élèves ont perdu six semaines de cours. Avec la réforme Blanquer de 2019, on en avait déjà perdu environ dix. Donc au total : on est à près de 16 semaines de perdues », dénonce Didier Sabalot. La réforme de cette année, en avançant les examens, est vécue comme une « injustice » par les élèves, rapporte Emmanuelle Lavaud. De fait, « c’est une inégalité par rapport aux autres bac, qui ont plus temps pour préparer, alors que nos élèves sortent déjà du collège avec plus de difficultés. »

Pour rappel, les élèves en lycée professionnel sont majoritairement issus de catégories sociales défavorisées. Près de 70% des élèves de lycée professionnel sont enfants d’ouvriers, d’inactifs ou d’employés. Pour 93% des lycée professionnels, l’IPS (Indice de Position Sociale) est inférieur à la moyenne nationale. « Franchement, le principe d’égalité devant l’école, on a marché dessus », conclut, amère, Emmanuelle Lavaud.

Ces heures d’enseignement perdues ont été remplacées par toujours plus de rapprochement avec le monde de l’entreprise. « L’entreprise est présentée comme l’alpha et l’oméga de la formation professionnelle. Or, on ne parle jamais de sa dangerosité », regrette Philippe Dauriac. Après le décès à Saint-Lô (Manche) d’un élève de 16 ans lors de son stage de seconde la semaine dernière, la CGT et le Snes-FSU mettent sur la table la suppression de ces stages. Et veulent l’élargissement de cette réflexion à l’enseignement professionnel.

« Selon l’assurance maladie, entre 2019 et 2021, 39 jeunes sont décédés, 10 en entreprise et 29 dans des accidents de trajet », expose Philippe Dauriac. Dans le même temps, du côté du législateur, la loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a assoupli les règles pour les mineurs en entreprises. Et ce, en matière de visites médicales, de dérogations, de travail la nuit ou au-delà des 35 heures dans certains secteurs comme la restauration.

« À l’inverse du paradigme actuel : les élèves ont besoin d’école », défend Axel Benoist. « C’est comme ça qu’on les armera mieux pour leur vie professionnelle, et pour une culture générale émancipatrice ».

Quelle va être la réaction du ministère à ces remontées de terrain ? Dans les échanges actuels des syndicats avec le cabinet, « le ministère ne cherche pas à contrecarrer le constat que l‘on peut faire. Ils reconnaissent que ça se passe mal », assure Axel Benoist. Idem au niveau des rectorats, à en croire les syndicats. « L’absentéisme explose comme l’a reconnu madame la rectrice lors du comité social académique du 18 juin », note par exemple un communiqué de presse des syndicats CGT Educ’action du Rhône, Snuep-fsu, Sud Education, CNT, SNALC.

Contacté sur ce sujet de l’absentéisme et sur son propre bilan de l’application de la réforme, le ministère n’a pas, pour l’heure, répondu à nos sollicitations. « Leur politique est un échec. Le ministère ferait une grave erreur de rester sur un statu quo », estime Axel Benoist. La CGT comme la FSU compte bien construire un rapport de forces à la rentrée de septembre.

Et ce, en s’appuyant sur une enquête diffusée par les deux syndicats auprès des enseignants. Le but : centraliser les remontées de terrain et chiffrer de manière objective certains effets de la réforme, dont l’absentéisme. Elle se clôturera le 19 septembre.