Ukraine

Guerre en Ukraine : « Nous ne sommes ni militaristes, ni pacifistes abstraits »

L’économiste Catherine Samary, membre du European Network in solidarity with Ukraine, analyse l’état de la gauche ukrainienne, piégé entre l’impérialisme russe et l’abandon des États-Unis. Le réseau porte un regard de plus en plus critique sur l’Union européenne, qui, loin d’aider de façon désintéressée l’Ukraine, conditionne son aide militaire à des politiques néolibérales et à une logique marchande. 

 

Soutenir la résistance ukrainienne face à l’invasion impérialiste russe, tout en luttant, de l’intérieur comme de l’extérieur contre les politiques néolibérales européennes, états-uniennes ou ukrainiennes : c’est une position d’équilibre sur plusieurs fronts que défend l’économiste Catherine Samary. Membre du “European network in solidarity with Ukraine” (ENSU), le reseau rassemble des composantes de gauche internationaliste européenne et ukrainienne, dont font partie Solidaires, ATTAC et le NPA en France, notamment.

Les progressistes ukrainiens sont pris entre deux feux : les politiques néolibérales du Président Volodymyr Zelinsky, qui a enclenché une grande vague de privatisations avant l’invasion russe, et dérégulé le droit du travail et les velléités impérialistes états-uniennes ou européennes, qui lorgnent sur des secteurs stratégiques ukrainiens (agriculture, mines, énergie). En France, le « réarmement » défendu par Emmanuel Macron, justifié par la « menace russe pour l’Europe et la France » a d’ores et déjà déclenché une course effrénée à l’armement.  Ces enchères justifient d’importantes attaques sur les droits sociaux et offrent un blanc-seing aux industriels de la guerre.

L’ENSU, en contact régulier avec les composantes du mouvement social ukrainien, tente de faire porter leur voix à l’international. Des infirmières en lutte contre la déréglementation de leur secteur, au syndicat des étudiants qui milite contre l’abandon de l’État face aux universités ravagées par les bombardements, ce réseau témoigne de combats fragiles, mais dynamiques d’une gauche ukrainienne qui voit dans la victoire militaire la seule issue pour maintenir un rapport de force suffisant pour une paix juste et durable.

 

Quelles composantes de la gauche ukrainienne sont en lien avec l’ENSU ?

 

La gauche ukrainienne avec laquelle l’ENSU milite est extrêmement fragile et faible, mais vitale. Nous avons des liens privilégiés avec une organisation précieuse, le Sotsialnyi Rukh (Le Mouvement Social), une ONG qui est en train de se constituer en parti politique. C’est une organisation qui se réclame du socialisme, qui porte une critique radicale de l’aspect impérialiste et
néo-stalinien de l’invasion russe, solidaire des luttes progressistes dans le monde et militant contre les politiques néolibérales en Ukraine. Mais aussi des militants, beaucoup de jeunes, socialistes, féministes, LGBT. L’organisation a d’ailleurs favorisé l’organisation d’un syndicat de jeunesse, “Action directe” : positionné à la fois contre les bombardements russes qui détruisent des bâtiments scolaires, mais aussi contre les privatisations dans l’éducation nationale et la détérioration des services publics à l’université. Il existe aussi un réseau d’infirmières, “Be like us”, qui s’inscrit dans une logique de défense des services publics de la santé en Ukraine. Des camarades de Sotsialnyi Rukh engagés dans l’armée régulière, mènent des combats politiques de l’intérieur avec des forces féministes, LBGT, et des anarchistes très actifs sur ce terrain, pour défendre les droits sociaux des soldats.


 

Comment expliquez-vous l’absence d’une gauche institutionnelle et de masse en Ukraine ?

 

L’Ukraine est indépendante depuis 1991. Mais à la veille de son invasion, Poutine a dénoncé cette indépendance, comme étant une création de Lénine, tout en se réclamant de Staline. Lénine n’a pas créé l’Ukraine, mais il a reconnu l’existence d’une Ukraine souveraine, non pas dans la Fédération de Russie, mais au sein de l’union des républiques soviétiques, sur la base de la reconnaissance du
droit d’autodétermination des peuples, impliquant le droit de se séparer. Parallèlement, son slogan : « la terre appartient à ceux qui la travaillent », devait consolider l’alliance ouvriers-paysans de la révolution d’Octobre. Malheureusement, la stalinisation de l’URSS et ce qui a été appelé en Ukraine l’Holodomor, la grande famine, dans les années 30, a été considérée en Ukraine comme un instrument politique de Staline pour détruire la paysannerie ukrainienne et subordonner l’Ukraine indépendante. Cet événement a laissé un traumatisme dans la population, et identifié les idées de gauche au stalinisme. Même si Poutine incarne une orientation profondément anti-communiste, ses références élogieuses au passé stalinien, notamment dans sa politique envers l’Ukraine, confortent les brouillages idéologiques.

Il est difficile d’être de gauche aujourd’hui en Ukraine à cause de cela. Le parti communiste ukrainien a évolué, comme d’autres partis communistes après les années 90, vers une politique néolibérale, tout en conservant son profil postsoviétique incapable de se dissocier clairement de la politique de Poutine. De ce fait, il a été identifié comme soutien à l’invasion russe et réprimé pour cela.

 

Comment les militants ukrainiens arrivent-ils à se mobiliser malgré la guerre ?

 

Il y a une difficulté générale à cause du contexte de la guerre et de la loi martiale, qui interdit de faire des manifestations. Mais la pensée et les actions critiques contre les politiques dominantes (en Ukraine et dans le monde) se sont maintenues à un niveau remarquable dans un tel contexte. En témoignent par exemple le site de la revue de gauche Commons, ou encore la naissance ou le développement des organisations dans la santé ou la jeunesse ou encore des « clubs » féministes tournés notamment vers l’aide aux personnes vulnérables dans le contexte de guerre. Elle prennent la forme d’organisations locales pour apporter de la nourriture et des vêtements aux soldats, mais aussi pour aider leurs familles.


Il y a eu des rassemblements publics devant des institutions ukrainiennes (municipales ou nationales) pour protester contre l’usage corrompu des fonds publics ou pour une logique plus transparente et égalitaire de la conscription et de l’enrôlement dans l’armée. Enfin, les associations de la société civile ukrainienne ont participé à des rencontres internationales, comme à Bruxelles les 26 et 27 mars pour défendre des droits sur le plan européen.


 

A quels enjeux politiques internes la gauche ukrainienne est-elle confrontée ?

 

Zelinsky représente à la fois l’incarnation d’une résistance nationale à l’agression russe et une orientation de la droite néolibérale, qui cherche la protection de l’OTAN et de l’UE. Il mène une politique de développement de l’armement au détriment des services publics en réduisant les dépenses sur la santé et avec la volonté de privatiser des services publics.

Durant les rencontres européennes de l’ENSU à Bruxelles en mars dernier, plusieurs interventions de représentants et représentantes de la gauche ukrainienne, comme le juriste Vitalii Dudin, membre du « Mouvement social », ont souligné combien la consolidation des droits sociaux faisait partie des conditions d’une victoire militaire contre l’agression russe. Mais il en va de même au sein de l’UE. Le député européen danois, Soren Sodengaard (NDLR : Liste de l’Unité, parti socialiste et écologiste danois) a cité et critiqué explicitement des éléments de politiques néolibérales de l’Union européenne utilisés comme conditions de l’aide européenne. Et Zelinsky s’aligne sur des politiques de privatisation des services publics qui imposent la remise en cause de statuts protégés des travailleurs des services publics. Il accompagne ces politiques de discours assimilant ces statuts à l’héritage de l’Union soviétique et de la politique de Staline.

Dans le domaine de la santé, le syndicat Be like us dénonce ces politiques néolibérales, et la corruption dans l’utilisation des fonds d’aides européens envoyés, y compris vers les hôpitaux. La corruption en Ukraine est partout. Derrière l’opacité des privatisations, on retrouve le clientélisme des forces au pouvoir.

 

Dans la gauche française, l’aide militaire à l’Ukraine fait débat, tout comme la question d’une défense commune européenne. Comment définissez-vous la ligne que vous défendez ?

 

Nous ne sommes ni militaristes ni pacifistes abstraits :  nous analysons et combattons contre la guerre, pas simplement « en général », mais dans son contexte et sa situation concrète, en reconnaissant le droit de résister (avec ou sans armes) contre des agressions et invasions néocoloniales, de l’Ukraine à la Palestine. Nous défendons l’idée d’une nationalisation de l’industrie d’armement, justement pour que l’aide à l’Ukraine, et aux causes des résistances progressistes, soit distinguée des profits marchands qui vont aux industries d’armement et à leurs clients dictatoriaux. Les armes ne doivent pas être des marchandises. Cette nationalisation devrait aussi permettre une politisation des débats budgétaires et économiques : produire quoi, pour quels besoins, décidés par qui, avec quels critères ? Il faudrait une planification en fonction des besoins exprimés, y compris de défense. Non pas une logique marchande pour le profit.

Des Ukrainiens nous disent qu’on peut à la fois aider l’Ukraine et démilitariser les esprits et les budgets. Il y a urgence à relancer un mouvement anti-guerre au plan international contre la prolifération des armes, et en même temps, ce mouvement doit être décolonial et de gauche, en soutien aux droits fondamentaux des peuples et des travailleurs contre toutes les forces néo-libérales et autoritaires qui les attaquent. Il est vital que les forces syndicales et politiques de gauche concrétisent les bases d’un tel mouvement contre les extrême-droite fascisantes qui trouvent en Trump et Poutine des soutiens décisifs. Cela impose de démystifier clairement toute identification de Poutine à une résistance progressiste aux impérialismes occidentaux classiques.

Emmanuel Macron a agité la « menace russe » dans un discours appelant l’Europe à se réarmer face au retrait des États-Unis dans le soutien à la défense européenne. Y a-t-il une part d’opportunisme de la France dans cette situation ?

Bien sûr, Emmanuel Macron instrumentalise l’aide à l’Ukraine pour camoufler la logique de profit et néo-coloniale de l’industrie d’armement française. Pour ce faire, il veut également exploiter les peurs. Il est évidemment aidé sur ce plan par la politique et les discours de Poutine qui menace d’utiliser du nucléaire comme moyen de pression, pour que l’opinion publique s’oppose à l’aide à l’Ukraine.

En parallèle, une énorme partie des armes et munitions nécessaires à l’Ukraine sont importées des États-Unis. Trump dit aux Européens : “défendez-vous vous-même, développez votre industrie”. Mais cette injonction vise à faire augmenter les dépenses militaires européennes, afin que l’UE se tourne vers l’achat de biens militaires fournis par les États-Unis.Il faut donc déconstruire des enjeux combinés : d’une part, que l’industrie de l’armement européen essaie de s’autonomiser des USA. Emmanuel Macron soutient cette logique en espérant une utilisation du fonds européen dédié à l’Ukraine pour financer son aide à l’Ukraine en écoulant le stock d’armes françaises. De plus l’aide à l’Ukraine, très insuffisante, camoufle une militarisation des esprits et des budgets dans l’UE vers des finalités de profit et d’attaques des droits et des dépenses sociales.