Erasteel, Novasco, Orangina… les suppressions d’emplois se sont succédés en 2026. Alors que le patronat et le gouvernement annonçaient vouloir réindustrialiser le pays, leur recette -subventions aux entreprises et sermons inoffensifs – a fait preuve de son inefficacité.
Une « catastrophe ».
Dorian Durban n’a pas d’autre mot pour décrire l’annonce faite par son employeur Erasteel lors d’une réunion extraordinaire de conseil économique et social (CSE) le 4 novembre dernier. La « catastrophe » se mesure : 190 pertes d’emploi sur les 280 salariés que compte cette usine métallurgique de Commentry dans l’Allier, 80 % de l’effectif. « Ça faisait un petit moment qu’il y avait des soucis, y’a déjà eu des plans sociaux, mais jamais dans de telles proportions », détaille ce délégué CGT de l’entreprise depuis 2019. La direction met en avant des difficultés liées à « une concurrence intense sur le marché ». Cette fonderie datant de 1846, fabrique de l’acier rapide et, depuis 2015, recycle des batteries usées. Sur la première activité, « on convient qu’on ne pourra plus se positionner sur ce marché », admet le cégétiste. Sur la deuxième, « c’est hors de question de lâcher là-dessus, on est le seul à faire ça en France, c’est impossible qu’il n’y ait pas de demande ». Sans surprise, beaucoup de salariés ont pleuré en apprenant la mauvaise nouvelle, tous étaient choqués, désormais dans l’attente de la fin du mal nommé « plan de sauvegarde de l’emploi » (PSE), prévue pour début 2026.
444 plans de licenciement en deux ans
Erasteel vient ajouter son nom à la vague de plans de licenciement qui frappent l’Hexagone depuis plusieurs mois. En septembre 2023, la CGT en a répertorié 444, dont 40 % dans l’industrie. Lundi dernier, c’est Novasco qui a vu son sort scellé par la justice en retenant l’offre de reprise du groupe Métal Blanc, sauvant une partie du fleuron de l’acier mais pas l’usine d’Hagondange en Moselle… Tous les secteurs sont touchés. L’automobile, fleuron historique de la production française, voit ses usines Stellantis, Bosch ou Michelin sur la sellette… L’agroalimentaire, où récemment Teisseire est venu rejoindre d’autres marques bien connues du grand public comme Orangina, Coca-Cola, Blédina, Nestlé, TetraPak. La grande distribution avec Auchan, Leroy Merlin ou Casino qui remercie pas moins de 3000 personnes. Ou encore la téléphonie (Nokia, Free), la mode (Jennyfer, Camaïeu), la vente en ligne (La Redoute, Bazarchic, Galeries Lafayette)… Plus silencieusement, la fonction publique fait également face à une cure d’austérité.
Au total, 100 000 emplois seraient menacés, voire 300 000 indirectement. Les prévisions de l’Unédic, n’augurent pas d’amélioration : 60 000 emplois en moins en 2026. « On n’a pas un seul de nos syndicats implantés dans les boîtes sur le territoire qui n’a pas été confronté à un PSE », illustre Florent Carriou, du syndicat Sud Industries, implanté dans une soixantaine de départements et qui va lancer une formation syndicale sur le sujet. « Ça donne une idée de l’ampleur. »
« Ne touche pas à ma forge »
Ces procédures dites de « sauvegarde de l’emploi » ne sont pas les seuls outils à la disposition des entreprises pour débaucher des salariés. General Electric, par exemple, se sépare de 120 personnes à Belfort via des ruptures conventionnelles collectives. Ces accords d’entreprises, initiés en 2017 par les ordonnances Macron, restent moins contraignants en termes de calendrier ou d’accompagnement qu’un licenciement pour motif économique. « Ça permet à l’employeur d’esquiver un PSE qui risque d’être médiatisé et de faire miroiter une prime, qui sera de toute façon ridicule comparée à un plan social ». D’autres, comme la papeterie Lecas, préfèrent placer leur boîte en liquidation judiciaire pour éviter de payer le plan négocié. PSE ou non, les salariés sont soudainement plongés dans l’angoisse du lendemain, que n’apaiseront pas les promesses de reclassement ou les dernières réformes de l’assurance chômage. Leur avenir est suspendu à l’issue des négociations collectives entre élus et direction, pas toujours à la hauteur de leurs attentes.
À Bazarchic, la découverte d’un « PSE au rabais » a donné lieu à une grève soudaine de salariés peu habitués à ce genre d’action collective. Si l’expérience montre que les négociations n’abaissent que rarement le nombre de suppressions d’emploi initialement prévu, se mobiliser améliore plutôt les conditions de départ prévues par le plan social. À la Verrerie du Languedoc Owens Illinois, à Vergèze, la colère des 164 futurs licenciés est montée d’un cran et pèse sur la direction. Les élus locaux montent aussi au créneau pour sauver le site. Idem en Isère où toute la ville soutient la lutte des salariés de Teisseire contre le « pillage » de l’usine. Derrière ces fermetures, c’est toute une économie locale, toute une région, qui vacille, à l’image de RESRG Automotive, entreprise de la Somme, dont la disparition bouleverse tout un bassin. « Ne touche pas à ma forge » ont clamé 2000 habitants vendredi dernier les rues de Commentry en soutient à Erasteel pour ne pas voir mourir leur ville ou rouvrir les cicatrices de la désindustrialisation. Comme « une impression de déjà-vu, de revivre le même épisode », souffle Dorian qui à 31 ans a vécu ces luttes à travers son père, ouvrier pendant 37 ans dans la fonderie. Comme un éternel recommencement, l’histoire ouvrière du pays bégaye, au gré des conjonctures et des choix politiques.
« Ce sont des financiers, pas des industriels »
En 2024, 46 % des entreprises ayant déclenché un PSE étaient en défaillance. Les motifs invoqués par les boîtes sont pêle-mêle : les mutations technologiques, la concurrence internationale, les coûts énergétiques, le ralentissement de la consommation ou encore les droits de douane. Les salariés voient surtout dans ces fermetures des prétextes à des restructurations de groupe, parfois bien éloignées de la production. « Ce sont des financiers, pas des industriels. Je suis convaincu que ce n’est pas une question de rentabilité : on ne sera pas plus rentable avec 47 emplois restants sur un site de 23 hectares », se désole Dorian Durban, qui redoute que le fonds d’investissement belge Syntagma Capital, qui a racheté Erasteel au groupe français Eramet en 2023, ne s’intéresse qu’à la métallurgie des poudres produite sur les sites suédois. « Depuis le début, ils ne voulaient plus de Commentry ». Mais fermer totalement l’usine signifierait dépolluer le site, ce qui coûterait une fortune colossale
Déplorant un manque de compétitivité, Michelin avait annoncé en novembre 2024 mettre à la porte 1 254 travailleurs dans les usines de Vannes et de Cholet pour aller produire des pneus en Pologne et en Italie. Un motif rejeté par l’inspection du travail, car « le groupe est rentable ». La même année, la marque au Bibendum a engrangé 1,9 milliard de bénéfices et 3,6 milliards d’euros en 2023. Qu’on se représente concrètement : « Une seule entreprise du CAC 40 est capable de générer, en seulement un an de bénéfices, un tiers des 10 milliards recherchés par le gouvernement lors du passage de la retraite à 64 ans : donc il y a de l’argent à gogo », insiste Florent Carriou de Sud Industie. Il décrypte la stratégie Michelin : « Ils sont en train d’y envoyer les machines, indépendamment de l’humain, de la qualité du produit ou de l’environnement. Ça permet d’avoir deux pays rentables au lieu d’un dans le tableau des actionnaires ». Ce type de situation aggravée par l’ouverture, à la fin des années 1990, du capital des entreprises françaises à des fonds de gestion, principalement nord-américains, très friands en dividendes.
Ces entreprises qui licencient ont touché des aides
En mai dernier, une proposition de loi visait à interdire les licenciements économiques aux grands groupes versant des bonus substantiels à leurs financeurs. Elle citait en exemple Thalès : 980 emplois en moins et 600 millions d’euros de dividendes, Arcelor : 637 licenciés malgré 200 millions d’euros versés aux actionnaires, ou encore Danone, qui maintient ce type de bonus tout en poussant vers la sortie 1 200 personnes. Chez Orangina, on « n’a jamais gagné autant d’argent, mais les actionnaires en veulent plus », s’insurgent les représentants syndicaux. L’usine de la Courneuve va fermer ses portes, laissant sur le carreau 105 salariés d’ici fin 2026, malgré les 128 millions de bénéfices. Et Force Ouvrière réclame la « conditionnalité des aides publiques » touchées par la marque de soda jaune — tout comme le préconisait également la loi rejeté par les votes macronistes et RN.
La plupart de ces entreprises qui licencient font partie des bénéficiaires d’aides publiques, relève L’Humanité. Sous forme de subventions directes, de chômage partiel, de crédits d’impôt ou d’exonérations sociales, sans contrepartie, elles bénéficient chaque année de 211 à 270 milliards d’euros d’argent public. Face à une telle débauche d’argent, Michel Barnier, Premier ministre, avait pris l’an dernier un engagement ferme devant les parlementaires : il allait poser des questions. Devant une délégation de salariés, l’actuel ministre de l’Industrie Stéphane Martin, s’est lui aussi engagé vendredi dernier, à questionner Erasteel sur ses orientations stratégiques et sur ces aides, dont les montants sont inconnus. « Y’a une grosse zone de flou, c’est pas net même », déplore le délégué des salariés qui obtenu un rendez-vous à Bercy la semaine prochaine.
Un comité de suivi de l’argent, c’est ce que demande depuis des mois la CGT de Novasco pour savoir où sont passés les 85 millions d’euros publics versés au fonds d’investissement Greybull lors de son rachat. L’État a toujours refusé. Et maintenant que l’entreprise se débarrasse de 145 personnes, le ministre souhaite poursuivre en justice celui qu’il qualifie de « repreneur voyou ». « Un effet de manche », balaye le représentant CGT dans L’Humanité.
Fermer une usine ici ou en ouvrir une autre là-bas
Ces « effets de manche » institutionnels au cas par cas ne font pas une politique publique. « Il faut que l’État se positionne et prenne de vraies décisions, demande Dorian Durban. C’est complètement contraire aux discours de nos politiques qui n’arrêtent pas de parler de souveraineté nationale ». Emmanuel Macron a encore répété la semaine dernière, au sommet Choose France, qu’il fallait assumer « une politique de protection de notre industrie ». « Ce que l’on fait depuis huit ans marche, on a stoppé douze ans de désindustrialisation », s’est permis le Président de la République. Depuis son entrée au ministère de l’Économie sous François Hollande, 1 600 entreprises françaises sont passées sous pavillon américain, mettant à mal la souveraineté de certains secteurs indispensables : Sanofi, la production du Doliprane, Alstom. Dans son « baromètre industriel », le gouvernement se félicite d’un « solde positif » de neuf ouvertures d’usines, malgré une certaine baisse de la réindustrialisation. À l’horizon 2030, le plan d’investissement et de décarbonation mise sur le verdissement des friches industrielles. Cette vision toute schumpétérienne — du nom de l’économiste Joseph Schumpeter — de « destruction créatrice » d’emplois n’assure en rien une cohésion territoriale. Prenons au hasard : Ugi’Ring à La Chèze en Savoie. Ce projet de reconversion d’une ancienne usine, financé à hauteur de 31 millions d’euros par l’État et la Région, promet d’embaucher 110 personnes et de produire « vert » grâce au recyclage de piles et de batteries usagées… avec les mêmes équipements, les mêmes produits et les mêmes fournisseurs qu’une usine à Commentry, qui s’apprête pourtant à fermer. « C’est une aberration, lance Dorian Durban. On n’est bien évidemment pas contre la création d’emplois mais là, il y a de grosses incohérences au sein de l’État ».
« Le patronat a montré son incapacité à réindustrialiser le pays, avec ces emplois à la carte : nous virer ou nous embaucher quand ça les arrange », résume Florent Carriou de Sud Industrie, qui prépare un cahier revendicatif sur la question. « À nous de réinventer l’industrie vers plus d’écologie sans aller exploiter d’autres travailleurs à l’étranger », ajoute ce technicien-test dans une horlogerie. Plusieurs solutions à cette désindustrialisation, longtemps perçue comme inéluctable par la classe politique font leur retour au gré de cette actualité. Relocalisation, sécurité sociale de l’industrie ou reprise en main par l’État de secteurs clefs. La loi déposée par La France Insoumise pour nationaliser Arcelor Mittal sera débattue le 27 novembre prochain. En attendant, ces mobilisations demeurent « un facteur indispensable pour empêcher la destruction de sites industriels », se réjouit la CGT, qui demande la tenue d’assises de l’industrie. Sous pression syndicale, certaines boîtes ont abandonné leur projet de délocalisation et d’autres se sont montées en coopératives, comme Morassutti ou Duralex…
Les salariés d’Erasteel n’en sont pas encore là. « On va se battre pour sauver un maximum de postes et, en parallèle, trouver un maximum de garanties en cas de départs », promet leur délégué CGT, entré en 2016 à Erasteel, qu’il a « dans les tripes depuis gamin ». Se battre pour soi, pour ses collègues, pour sa famille, pour sa commune.
Crédit photo : © Syndheb
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