Alors que se tient cette semaine le salon Milipol, rendez-vous mondial du marché de la sécurité, des militants se sont rassemblés ce 19 novembre, à l’appel du collectif Guerre à la Guerre. Des ports aux aéroports en passant par le secteur de l’informatique, de la défense ou de la santé, les travailleurs tentent de s’organiser pour lutter contre la vente d’armes de la France vers d’Israël.
Une vingtaine de policiers forme une rangée pour garder ce mercredi 19 novembre l’entrée du salon Milipol, le rendez-vous annuel international des entreprises de l’armement qui a ouvert ses portes la veille à Villepinte (Seine-Saint-Denis). Des hommes et femmes d’affaires en vestes cintrées ou doudounes sombres s’y faufilent discrètement, comme des ombres. Brandissant des banderoles colorées et des drapeaux palestiniens sur l’esplanade du pavillon d’exposition, une trentaine de manifestants scande : « Israël assassin, Milipol complice ! », « De Sainte-Soline à Gaza, résistance ! »
Après avoir initialement interdit à huit d’entre elles de participer à ce grand raout de l’armement, Emmanuel Macron a finalement autorisé la semaine dernière « l’ensemble des entreprises israéliennes intéressées » à y prendre part, « compte tenu de l’évolution de la situation sur le terrain suite au cessez-le-feu ». Trente-huit d’entre elles exposent ainsi leur savoir-faire militaire dans les allées feutrées du parc des expositions de Villepinte, du 18 au 21 novembre.
La complicité du gouvernement français au génocide commis par Israël à Gaza n’était pas la seule raison du rassemblement, appelé par la coalition Guerre à la Guerre de plusieurs organisations. Le chaos actuel au Soudan a aussi été dénoncé par les militants sur place. En guerre depuis avril 2023, le pays a été marqué par les massacres des forces de soutien rapides (FSR) dans la ville d’El Fasher fin octobre – des forces soutenues et armées notamment par les Émirats Arabes-Unis. « Il faut savoir que les armes exposées ici à Milipol par les Émirats avec la complicité de la France arrivent directement au Soudan », glisse Abdul, membre de l’association Sound of Sudan, le regard rivé sur le déroulé de l’action sous son bonnet beige.
L’un des policiers en ligne s’empare alors d’un mégaphone. « Mesdames, Messieurs votre rassemblement n’est pas autorisé. Il va falloir évacuer la place sans quoi nous serons contraints d’utiliser la force ». À peine vingt minutes après le déploiement des banderoles, le rassemblement, non autorisé par la préfecture, est repoussé. Les manifestants obéissent, tout en tenant leurs banderoles et en criant leurs slogans. Lorsqu’ils ne marchent pas assez vite vers la station de RER au goût des forces de l’ordre, celles-ci les poussent pour les faire accélérer ou rentrer dans le rang.
« Les travailleurs et travailleuses marchent sur des œufs »
En première ligne derrière une banderole du mouvement BDS (Boycott Israël), Salim Hocini, syndiqué à la CGT, donne de la voix. « Les rassemblements ne sont pas autorisés, on sait très bien que l’on dérange. C’est une répression de plus en plus contraignante. Dans le même temps on fait face à une propagande sur un « accord de cessez-le-feu » alors que l’on sait très bien qu’il y a des exactions, des centaines de Palestiniens tués depuis cet accord », déplore ce syndicaliste exerçant dans la fonction publique comme agent territorial.
La CGT 93 est l’unique syndicat qui a appelé au rassemblement du jour devant le Milipol. « La difficulté lorsque l’on est travailleur, c’est la peur qui est instituée au sein des entreprises : peur de la sanction, du licenciement… Les travailleurs et travailleuses marchent sur des œufs », observe Salim Hocini, entre deux mouvements de foule, pressée de tous les côtés par la police. « Les syndicats sont là pour affirmer qu’il faut dépasser la peur, qu’on a le droit de demander une éthique, une conformité avec le droit international ».
Soudain, cris de protestation : une femme âgée est poussée par un agent de police au sol, tout proche d’un poteau métallique. « J’ai eu peur. Mais ça va, j’ai juste mal au poignet », nous glisse après s’être relevée Danielle, 76 ans. « J’ai demandé son RIO à l’agent qui m’a poussée pour pouvoir porter plainte, mais il m’a dit qu’il ne l’avait pas », déplore cette petite dame à la voix douce, l’air aguerri derrière ses lunettes, keffieh autour du cou. « Notre liberté d’expression, de rassemblement, est complètement réprimée surtout quand on parle de la Palestine. C’est invraisemblable de laisser faire un génocide et d’armer ceux qui le commettent ».
Sébastien Lecornu, ex-ministre des armées devenu premier ministre, a soutenu en juin puis de nouveau en octobre 2025 qu’« aucune arme française n’est allée à destination de l’armée israélienne ». Plusieurs enquêtes d’ONG ou journalistiques notamment de Disclose, ont pourtant prouvé le contraire.
Le montant annuel des ventes de matériel militaire à Israël s’élève en moyenne à 20 millions d’euros, selon le collectif Stop Arming Israël. « Si les exportations d’armes de la France vers Israël représentent un petit marché, il n’en demeure pas moins que ce marché existe, et se maintient depuis le début de l’offensive génocidaire entamée par Israël en octobre 2023 », résume leur dernier rapport, contenant un annuaire de la cinquantaine d’entreprises françaises participant à militariser l’armée israélienne. « À ces exportations directes de matériel strictement militaire, s’ajoutent également des ventes de biens à double usage, pouvant avoir une utilisation tant civile que militaire », rappelle le collectif.
En novembre 2023, la coordination syndicale Workers in Palestine (une dizaine de syndicats de travailleurs agricoles, pharmaciens, enseignants…) avait lancé un appel aux travailleurs du monde entier afin d’entraver l’acheminement de matériel militaire vers Israël. « Dans les premiers mois suivant cet appel, on était très seuls sur ces questions-là. Puis courant 2024, on a vu apparaître la question des ventes d’armes dans les mots d’ordre des plateformes syndicales. Au fil de l’année, de plus en plus de syndicats locaux et nationaux ont pris position », retrace Loïc, enseignant et militant de Stop Arming Israël.
Ports, aéroports, armement, informatique : des dynamiques locales contre les armes vers Israël
Les dockers ont été les précurseurs. À Fos-sur-Mer, inspirés par les actions fortes et continues au port italien de Gênes, ils se sont rapidement mobilisés contre le chargement de cargaisons d’armes vers Israël. Encore en juin, les ouvriers ont bloqué un conteneur chargé de fusils mitrailleurs de l’entreprise marseillaise Eurolinks ; puis deux autres avec des tubes à canon de la société Aubert et Duval. Les cargos sont repartis à vide.
Dans le sillage des dockers, plusieurs mobilisations fortes ont eu lieu en 2025 dans divers secteurs. En avril, une grève sur le site de STMicroelectronics, à côté de Grenoble, a été co-construite par la CGT et Urgence Palestine pour dénoncer les liens de l’entreprise avec Israël. « Cela a eu un impact dans tout Grenoble, avec des salariés d’autres sites industriels qui sont venus », se souvient Loïc. Mais ce type de jonctions n’est pas simple à appliquer partout.
Dans l’armement surtout, la mobilisation est encore timide. Elle existe cependant : à l’automne 2024 la CGT Thales a par exemple publié une lettre ouverte exigeant l’arrêt du commerce avec Israël. Au local, certaines initiatives rendent concrètes cette prise de position en faisant le lien avec la mobilisation citoyenne. À Toulouse, un regroupement de syndicalistes de l’industrie de l’aérospatial (Airbus, Thales…) s’est créé et s’est mis en relation avec le Comité de soutien à la Palestine local et Stop Arming Israël France. En plus de se rendre dans les différentes mobilisations citoyennes avec leurs chasubles CGT, une journée de mobilisation spécifique a été initiée par les salariés de Thales le 2 octobre.
« On a fait le lien entre la demande d’ouverture de nos NAO (négociations annuelles obligatoires sur les salaires) et la dénonciation de la course à l’armement », retrace Jérôme*, un membre de la CGT Thales. « On a notamment distribué un tract dénonçant le fait que notre gestionnaire d’épargne chez Thales, Amundi, finance Elbit Systems ». Elbit Systems, géant israélien de l’armement, fournit la plupart du matériel utilisé contre les populations à Gaza et en Cisjordanie.
Sud Informatiques a également pris position : certains logiciels informatiques participent à la militarisation et au dispositif de surveillance d’Israël. D’autres secteurs plus éloignés en apparence de l’armement s’engagent : « On a établi des liens avec la santé, par exemple avec les grévistes de l’hôpital Tenon », souligne Camille Lesaffre, porte-parole de l’ONG Survie et membre de la coalition Guerre à la Guerre. « Eux font le lien entre les budgets réduits pour la santé et l’hôpital public, et le budget que l’on augmente pour l’armement. On a fait un cortège commun en octobre lors d’une de leurs manifestations. »
Les aéroports se mobilisent « dans l’urgence »
L’aérien devient de plus en plus un secteur clé de mobilisation, y compris depuis la signature de l’accord dit de cessez-le-feu. Pourtant, la mobilisation n’y est pas simple : « Beaucoup de travailleurs ne sont pas forcément syndiqués, il y a beaucoup de contractuels, de sous-traitance, de ramifications : cela entrave les possibilités pour les travailleurs de s’organiser », souligne Camille Lesaffre. « C’est plus difficile de se mobiliser que chez les dockers. Donc c’est un travail de long terme qui est engagé : organiser des réunions, établir un lien de confiance pour centraliser les informations, mettre en place des réseaux d’informations avec l’Angleterre, l’Allemagne… »
Des prises de position communes ont fini par émerger en juin avec un premier rassemblement mené par la CGT Roissy et Air France, Sud Aérien et Force Ouvrière, après avoir reçu des informations sur des livraisons prochaines de matériel vers Israël. Le 25 octobre, plusieurs centaines de manifestants se sont rassemblés à l’aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Les cargaisons de matériel électronique à destination d’Elbit Systems n’ont pas pu être chargées, ce jour-là. « Les salariés sur le tarmac ont exercé un droit de retrait », retrace Jean-Michel, salarié à Roissy et membre du bureau national de l’Union syndicale Solidaires des Transports.
Les avions qui livrent ce type de matériel, à Roissy, sont généralement des vols commerciaux avec passagers : le matériel est placé en soute. « Leur image, très importante pour ces compagnies commerciales, est touchée. C’est la différence qu’il peut y avoir avec les ports où il est question d’armateurs dont le grand public ne connaît pas le nom. Dans l’aérien, chaque mobilisation est un vrai levier de pression », explique Tayeb Khouira.
Mais le grand défi reste la traçabilité des livraisons. Ce ne sont pas de grandes cargaisons qui se comptent en tonnes comme dans les ports. Mais souvent de petites pièces, « parfois seulement de 20, 30 kilos » précise Tayeb Khouira, au milieu d’autres colis. « C’est assez complexe à repérer ». Il arrive même que certaines livraisons soient acheminées non pas en soute, mais dans la cabine, ce qui brouille encore plus la traçabilité. De plus, « dans le maritime, ils peuvent être prévenus des semaines à l’avance, à la préparation des conteneurs. Nous, il faut aller très vite quand on a l’information, se mobiliser dans l’urgence », explique Jean-Michel, le salarié de Roissy.
« Un combat de longue haleine, un marathon »
Ce jeudi, jour de comité national interprofessionnel à Solidaires, Stop Arming Israël délivre une formation aux travailleurs du syndicat pour gérer ce type de cette situation. Notamment les risques légaux. « La complexité c’est que légalement on n’est pas protégés. Il peut y avoir des sanctions disciplinaires car certaines actions peuvent être considérées comme un refus de travail », rappelle Tayeb Khouira.
Les besoins de formation des travailleurs et syndiqués sur ces questions est grand. « À Solidaires 93, on s’est rendus compte qu’il y avait des manques. On va organiser en 2026 une formation spécifique sur ces questions-là et, si ça se passe bien, la porter au niveau national », abonde Alessandro, membre de Sud Éducation et de Solidaires 93. « Avec du retard malheureusement, la question de la remilitarisation de la société redevient un débat d’actualité dans nos syndicats, avec davantage de camarades qui veulent s’impliquer sur la question. »
Le défi sera aussi de mieux converger. Notamment avec les secteurs du routier, du rail, de la logistique. « Parce qu’une marchandise, avant qu’elle arrive sur Roissy, elle passe par plusieurs étapes. En juin, le colis venait de Suède, par camion. On avait fait un communiqué commun entre nos différents secteurs. Mais depuis c’est au point mort, du fait de la difficulté à tracer de nouveaux colis », explique Jean-Michel. Certains représentants d’autres secteurs, notamment de Sud Rail, étaient tout de même présents le 25 octobre dernier à Roissy.
Le manque de dialogue entre les secteurs fortement mobilisés fait aussi partie du problème. Sud Aérien n’est par exemple pas du tout en lien avec les Ports et Docks. « C’est regrettable », glisse Tayeb Khouari. « Tout passe, pour l’instant, d’individu à individu. Or une plateforme commune pour échanger des informations nous aiderait beaucoup pour la traçabilité. »
Quoi qu’il en soit, aucun syndicaliste interrogé ne croit que l’accord dit de cessez-le-feu pourrait faire baisser la mobilisation. « La mobilisation ne peut qu’être ascendante. La France est le deuxième exportateur d’armes, on ne va pas s’arrêter du jour au lendemain », croit Jean-Michel qui mise sur ces futures convergences avec les cheminots, les routiers et la logistique. « Que ce soit dans les secteurs de l’armement ou des transports, on a conscience que le cessez le feu est très précaire. Et puis, c’est justement quand il y a des cessez-le-feu durables qu’Israël achète encore plus d’armes : donc on n’a pas intérêt à baisser les mobilisations sociales », juge aussi Loïc, de Stop Arming Israël.
« Tout le monde a bien compris que c’est un combat de longue haleine, un marathon que nous courons », conclut le militant. « On a pas gagné la bataille Milipol, mais le combat continue ».
*Le prénom a été anonymisé
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