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L’université peut-elle se soulever ?

L’explosion des prix de l’énergie et la revalorisation non financée du point d’indice promettent d’enfoncer l’université plus profondément dans la crise. Celles-ci, abîmées par quinze ans de réformes néolibérales et de sous-financement chronique sont le théâtre de vives tensions en interne, où chaque nouvelle réforme vient accentuer la précarité des agents et des étudiants. Dans le sillage des grèves initiées par les raffineurs de Total et d’Esso -ExxonMobil, certains rêvent d’une mobilisation d’ampleur qui permette de rebattre les cartes.

 

À L’université de Lille, récemment transformée en établissement public expérimental, une pétition portée par l’intersyndicale FSU, CGT, SUD dénonçait la semaine dernière une rentrée en mode dégradée. Pour compenser l’explosion du prix de l’énergie, ainsi que l’augmentation du point d’indice non financée par l’État, l’établissement envisage de puiser dans son fonds de roulement et de supprimer des postes. Cette pétition peut-elle accoucher d’une mobilisation plus globale, alors que les universités semblent atones ? « Les mobilisations sont difficiles, elles ne se décrètent pas, concède Thomas Alam, enseignant en science politique à l’université de Lille. Cela demande un travail de politisation et c’est ce que permet la pétition : informer les collègues, connaître leurs problèmes, leur faire comprendre les injustices qu’ils vivent… »

Mardi dernier, plusieurs syndicats de l’enseignement supérieur avaient appelé à la grève, certains ont défilé aux côtés d’étudiants, d’ouvriers de la chimie ou de la construction dans les rues de plusieurs villes de France, rêvant que les assemblées générales tenues le soir venu transforment un frémissement en soulèvement. Car les raisons d’une mobilisation universitaire ne manquent pas : sélection accrue, précarité des agents en hausse continue, fusions et restructurations qui minent la démocratie universitaire.

 

Pourquoi l’explosion n’a-t-elle pas déjà eu lieu ?

 

« Pour les précaires comme pour les personnes titulaires il y a une impression de marche ou crève, rapporte Estelle, post-doctorante à l’université Aix-Marseille et membre du Collectif Précaires. Quand je demande à des titulaires pourquoi ils ne réagissent pas, alors même qu’ils constatent que rien ne va, ils répondent qu’ils craignent de perdre tel financement, tel poste, au détriment d’un autre département ou d’un autre établissement. » Les propos de cette chercheuse illustrent la mise en concurrence de tous contre tous, accentuée par les différentes réformes visant une autonomie toujours plus grande des établissements. « On est tellement à composer avec des petits morceaux de rien pour essayer de faire que ça marche, qu’on a peur. La brutalité des réformes, on la ressent chaque jour », assure-t-elle.

Jean-Luc Schwartz, directeur de recherche au CNRS et membre du collectif « Et Maintenant On Fait Quoi » à l’université Grenoble-Alpes, ne met pas tant l’accent sur la concurrence, que sur une surchauffe générale du fonctionnement universitaire. « On est inondés d’appels à projets en recherche, comme en formation ; il y a des situations hallucinantes où les mêmes enseignants-chercheurs qui n’ont plus les moyens de faire cours normalement doivent en parallèle se bagarrer pour monter un nouveau projet de formation innovant afin de décrocher un projecteur qu’ils n’ont plus les moyens d’acheter. Les collègues sont écrasés de charges et de pressions pour s’adapter à ce monde très désorganisé, de moins en moins vivable. » Pour lui, cette mobilisation intellectuelle très profonde des agents mine leur capacité de prise de recul et de politisation.

« La plupart de mes collègues travaillent facilement plus de 60 heures par semaine, tous les soirs, raconte Anne-Laure Amilhat-Szary, géographe et enseignante à l’Université Grenoble-Alpes. On est dans des métiers où les gens ne savent plus ce que c’est que le loisir. Faire du sport, un truc où on arrête le cerveau, ça n’existe plus. Ce n’est pas complètement normal. » Pour l’enseignante-chercheuse, il est nécessaire de se mettre à considérer collectivement l’université comme un lieu de souffrance au travail. « Tout le monde est en souffrance au travail. Je ne connais pas un collègue qui aille bien dans son métier. On est tous contents de transmettre, on fait un métier de passion, et il y reste beaucoup de belles choses. On ne sait pas ce qu’on irait faire ailleurs, mais à côté de ça, je vois des gens qui pleurent tous les jours. »

 

Tenter de lutter contre une précarité systémique

 

Chez les contractuels et les vacataires, cette souffrance est renforcée par une grande précarité matérielle. « C’est délicat de dire ça quand on a bac+8, mais on passe notre temps à essayer d’obtenir des petits contrats ici ou là, des vacations payées en dessous du SMIC, tout en publiant nos recherches et en cherchant un travail », dénonce Alex, précaire lui-même qui a choisi de rejoindre l’Association nationale des candidat·es aux métiers de la science politique [ANCMSP]. Ce dernier rappelle que de nombreux vacataires occupent des jobs alimentaires à côté de leurs cours : « Certains attendent 4 ans, avec un peu de RSA, un peu de chômage, avant d’être recrutés ! Est-ce que vous imaginez ce que ça signifie, 5 ans sans post-doc ! »

Afin de lutter contre l’isolement et pour de meilleures conditions de travail, des collectifs précaires fleurissent un peu partout en France. « L’idée c’est de mettre du liant et de tenir ensemble un réseau politique qui nous permette de parler d’une voix », détaille Antoine, membre également de l’ANCMSP. Un réseau qui permette de se connaître et de relayer des informations. « On essaie tant bien que mal d’aider juridiquement les précaires qui en ont besoin. Très peu iront jusqu’au tribunal administratif, par peur d’être black-listés par la suite, prévient Alex, mais on leur donne des billes. On fait aussi un peu de shaming, c’est-à-dire qu’on pointe les universités qui ont de mauvaises pratiques. » Un travail politique extrêmement difficile, tant les précaires sont mobiles et leurs statuts éclatés.

« Quand tu es parisien et que tu vas jusqu’à Montpellier pour donner des cours, tu arrives dans un lieu où tu ne connais personne, tu ne sais même pas ce qu’est un collectif de travail et d’ailleurs tu ne te retrouves jamais dans des espaces dédiés avec des collègues à réfléchir au sens de ce que tu fais, analyse Antoine. Alors, organiser des mobilisations collectives, c’est à des années-lumière de ton quotidien ! » « On aimerait être plus dans la revendication, confie Estelle, mais il y a une phase tampon… Les gens qui arrivent chez nous ont un énorme besoin de parler. Beaucoup arrivent avec des traumatismes, 50 % du temps liés à des comportements oppressifs de la part de personnes titulaires – des directeurs de recherche à l’encontre des doctorantes par exemple. D’où la nécessité de se mobiliser entre nous, mais bien sûr on réfléchit à la façon de concrétiser tout cela dans une véritable lutte. »

 

Unir titulaires et vacataires reste un challenge

 

Car se mobiliser au sein de collectifs précaires, c’est aussi une façon de défendre des modalités de lutte plus radicales, comme le blocage et l’occupation des facs avec les étudiants. « Il y a un manque criant de radicalité dans les revendications et dans les mobilisations, notamment chez les collègues titulaires qui se contentent d’une journée de grève par an, quand il y en a une », critique la post-doctorante. Cette dernière dénonce le manque de solidarité des enseignants-chercheurs, qui se contentent trop souvent de signer des textes et des tribunes dans la presse. « J’aimerais bien que les enseignants se mettent en grève pour dénoncer la précarité des étudiants, lance Estelle. J’ai souvent envie de demander à mes collègues : Comment faites-vous pour poursuivre votre travail tout en sachant que certains étudiants vont à des collectes alimentaires ? Comment faites-vous pour aller en cours et faire fonctionner l’université comme si de rien n’était ? »

Pour Antoine, il est nécessaire de prendre en compte le rapport au travail, structurant dans cette question du manque de combativité. « Ça nous fait mal d’arrêter la machine. Les universitaires, et en particulier les titulaires, ont un rapport “fucked up” au travail. Il faut travailler, beaucoup, tout le temps ! Si tu t’arrêtes de travailler, ce n’est pas normal. Dire à des gens comme ça de faire grève, c’est assez compliqué. » Un autre facteur à prendre en compte, d’après Anne-Laure Amilhat-Szary, est que l’université est pleine d’anciens bons élèves : « Ils réfléchissent, critiquent, mais ce sont des personnes tout à fait conventionnelles dans leur mode d’être, et pas du tout combatives politiquement. Ils et elles sont très peu structurés, syndiqués, notamment les enseignants-chercheurs. Ce sont des gens qui ne sont jamais sortis de l’école, où ils ont toujours été bons, puis ils ont validé ces mêmes façons de faire pour arriver là où ils en sont. Avant qu’ils ne se rendent compte, ou même qu’ils acceptent qu’ils ne peuvent plus, il se passera beaucoup de temps, ils et elles seront malheureusement allés au bout de leurs capacités physiologiques et psychologiques. »

 

Quels chemin pour les luttes

 

En outre, ceux qui se syndiquent, et se structurent font un travail très énergivore dans les instances représentatives. Or, de plus en plus et à la faveur des regroupements qui cassent ce qu’il restait de démocratie universitaire, ils se rendent compte que ce n’est pas dans les conseils d’administration qu’on change les choses. Certains enquêtés parlent même de travail contre-productif qui peut porter préjudice à leurs collègues. « Les marges de manœuvre et de négociations étaient plus importantes avant l’établissement expérimental, affirme Anne-Laure Amilhat-Szary. Là ça s’est tellement rigidifié qu’il est devenu très difficile de négocier de l’intérieur, hormis quelques luttes marginales sur les conditions de travail, mais cela ne va pas au-delà. On pouvait être réformistes jusqu’à l’EPE, mais la dureté des conditions d’exercice du pouvoir dans l’EPE oblige à être révolutionnaire. Et n’est pas révolutionnaire qui veut. »

L’hostilité du gouvernement, notamment dans le rapport qu’il entretient avec les corps intermédiaires, renforce encore cette idée. Antoine dénonce notamment les politiques d’excellence scientifique mises en place sur le territoire de manière autoritaire, en imposant des fusions d’établissement : « L’excellence scientifique, c’est financer la recherche brillante de quelques labos dans une perspective de compétition internationale. Mais cela se fait contre les étudiants, contre les précaires, et surtout sans s’inquiéter de la formation des classes moyennes et populaires, sans s’intéresser à l’élévation générale des qualifications, et c’est puissant. » Pour lui, difficile d’envisager une discussion avec un gouvernement porteur de cette grammaire, puisque c’est la grammaire elle-même qu’il faudrait changer.

Passer à des répertoires d’action plus offensifs pose également la question de leur préparation dans un contexte de plus en plus répressif des mouvements sociaux. « Regardez ce qui se passe lorsqu’on bloque les universités aujourd’hui, les présidences n’ont aucun problème à décrocher le téléphone et à faire intervenir les forces de l’ordre », s’inquiète Estelle qui nuance tout de même : « À Aix-Marseille, c’est beaucoup plus compliqué parce qu’il y a une solidarité très forte entre les mouvements étudiants et les grandes fédérations syndicales, de la CGT notamment, qui peuvent venir en appui. D’où la nécessité de s’inscrire dans un mouvement social et politique d’ampleur, ce que la loi travail avait commencé à créer. » C’était précisément tout l’enjeu de ce mardi 18 octobre, dont la suite reste à écrire.

Jennifer Simoes