« Si la LPPR passe, l’université ne sera plus qu’un lieu de reproduction des systèmes de domination »

 

Le 5 mars, « l’université et la recherche s’arrêtent ». C’est le mot d’ordre de la grève qui débute aujourd’hui dans l’enseignement supérieur et la recherche (ESR), après un mois de préparation. L’annonce d’une loi qui viendrait parachever l’entreprise de destruction de l’université a du mal à passer dans un secteur où la précarité ne cesse d’augmenter.

 

« La grève, j’ai très envie de la faire mais ce serait me tirer une balle dans le pied. En un seul jour d’absence, j’accumule trop de retard dans mon travail. » Frédérique est ingénieure d’étude (IT) attachée à un laboratoire de l’Université Lyon 3, c’est elle qui assume le travail invisible de la recherche. « Je m’occupe du suivi des budgets, de l’organisation des manifestations scientifiques, c’est moi qui achète les billets de train, réserve les hôtels… » Or depuis qu’elle a commencé ce métier, le budget des laboratoires dont elle a la charge a été multiplié par 6 et ses compétences se sont élargies, entraînant la multiplication de ses tâches : « Je fais désormais de la gestion de fonds documentaire, je gère le site internet du labo, j’édite une revue en ligne… », décrit-elle. Surmenée, elle finit par demander à ce qu’on embauche une autre personne pour l’aider, mais sans succès. De fait, c’est loin d’être la tendance dans l’ESR : entre 2008 et 2016, le nombre de recrutements d’IT a baissé de 44%.

La situation de Frédérique n’est pas isolée, elle témoigne d’un vécu commun aux personnels administratifs et techniques de l’ESR mais également aux enseignants. « Quand j’ai passé le concours de maître de conférence il y avait 14 postes en histoire moderne, aujourd’hui il n’y en a plus que trois ou quatre », témoigne Christelle Ribera, maître de conférence à l’EHESS Marseille. Son estimation au doigt mouillé est confirmée par les chiffres du SNESUP-FSU, syndicat majoritaire dans l’enseignement supérieur : depuis 2013, le nombre d’enseignants chercheurs a diminué globalement de 1,4% alors que les effectifs des étudiants ont augmenté de 9,4% sur la même période. Dans l’enseignement supérieur, « le taux d’agents non-titulaires des universités est de plus de 30% chez les enseignants chercheurs et de plus de 40% parmi le personnel administratif et technique, c’est le plus élevé de toute la fonction publique d’État », ajoute le syndicat.

« Aujourd’hui on se demande vraiment s’il faut inscrire ou non des étudiants brillants en doctorat. Parce qu’il n’y a pas de boulot à la fin », constate Christelle Ribera. Un questionnement qui trouve un écho certain dans le parcours de Frédérique : quelques années auparavant, elle devenait IT pour financer la fin de sa thèse de droit. Elle l’est resté depuis.

 

Une réforme mue par « l’idéologie de la compétition »

 

Dans un tel climat de précarité, la perspective d’une « loi de programmation pluriannuelle de la recherche » qui viendrait donner le coup de grâce à l’enseignement supérieur et la recherche passe plutôt mal. Si le projet de loi ne devrait être dévoilé qu’au printemps, différents rapports indiquent assez précisément son objectif. C’est le cas du rapport publié en interne en avril 2019 par l’inspection générale des finances et l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, rendu public en février 2020.

« Il y a deux objectifs principaux dans cette réforme », décrypte un doctorant engagé dans la lutte contre la LPPR et souhaitant rester anonyme. « Le premier, c’est la création de nouveaux outils pour réduire encore le nombre de titulaires. Parmi eux on trouve le recrutement via CDI-chantier : un CDI qui prend fin avec le financement d’un projet de recherche, ou encore le tenure track. » Ce dispositif, utilisé dans les universités américaines, met en place une « chaire d’excellence junior », octroyée pendant 5 à 7 ans. A la fin de cette période, le jeune enseignant-chercheur est évalué et si l’évaluation est positive, il peut devenir titulaire. Appliqué à la France le tenure track viendrait remettre radicalement en cause l’existence du métier de maître de conférence.

« Le deuxième objectif de la LPPR, c’est le renforcement des financements par projet », continue le doctorant.  Au lieu d’avoir des financements pérennes, les unités mixtes de recherche sont encouragées, voire contraintes, à faire appel à des fonds extérieurs pour effectuer leurs recherches. « Une catastrophe, selon Christelle Rabier, car ces appels à projet sont bien souvent contre-productifs. Cela nous demande d’anticiper en amont quelque chose de précis, ce qui est bien souvent contradictoire avec la temporalité de la recherche. » L’obtention de financement sur projet devient également un critère d’évaluation. « Il y aura d’un côté les bons chercheurs, qui raflent tous les appels, de l’autre les mauvais. La seconde catégorie sera chargée d’assurer les heures de cours tandis que la première pourra se consacrer à ses recherches », continue l’enseignante-chercheuse. « Personnellement, j’ai arrêté de candidater après avoir essuyé une petite dizaine de refus.  Cette logique augmente la pression au travail et le surcharge inutilement. » Selon les chiffres de l’Appel à projets générique, l’ANR (Agence nationale de la recherche) ne répond positivement qu’à environ 16 % des appels à projet déposés.

« Avec la LPPR, c’est la fin de l’université comme lieu d’émancipation, regrette le même doctorant en lutte. Cet idéal disparaît au profit de l’idéologie libérale de la compétition et du mérite dont la CURIF se fait le chantre. » La CURIF (Coordination des universités de recherche intensive françaises) est un groupe d’influence composé de différents présidents de grandes universités françaises. Depuis 2008, il a instauré l’autonomie des universités et la compétition entre les différents établissements universitaires français. Frédérique Vidal, actuellement ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, est son ancienne trésorière.

 

La riposte du 5 mars

 

Face à cette offensive, le 5 mars est LA date de la riposte collective : 111 universités et écoles, 290 labos, 30 collectifs de précaires, 145 revues sont en lutte. Ils s’associent à diverses initiatives qui ont été menées depuis environ un mois, à l’instar de cette menace de démission de leurs responsabilités, émanant de 800 universitaires, publiée dans une tribune du Monde le 4 mars.

Christelle Rabier raconte comment la colère a peu à peu gagné l’ESR. « Les premiers mobilisés ont été les jeunes précaires, ceux qui se trouvent entre le doctorat et la titularisation. Les titulaires ont été plus longs à la détente car ils étaient traumatisés par l’échec de la lutte de 2008-2009, contre les décrets d’application de la loi LRU. Puis peu à peu, face au mépris de nos supérieurs et aux différentes informations qui sortaient sur le futur projet de loi,  ils sont finalement rentrés dans la bataille. C’est aussi grâce au rôle qu’ont joué les revues, tient à préciser Christelle, les comités de rédaction sont un des derniers espaces de socialisation qu’il nous reste, un des rares espaces de travail qui associe titulaires et non titulaires, avec une surreprésentation des femmes entre 35 et 45 ans, très actives dans la lutte contre la LPPR. Ce sont des lieux où on a pu préparer la mobilisation et ce n’est pas pour rien s’il y en a tant en grève. »

Coordination nationale, constitution d’une université ouverte pour réfléchir aux mots d’ordres et aux tactiques de luttes, assemblées générales dans les universités, et comités de mobilisation, le 5 mars a été préparé d’arrache-pied. Christophe Voillot, co-secrétaire du SNESUP, nuance cependant : « C’est surtout en lettres et sciences humaines et sociales que la mobilisation est la plus forte, c’est lié à la condition particulière des doctorants qui sont encore plus précaires que dans les sciences dures parce qu’ils ne sont pas toujours financés. » Le syndicaliste pense également qu’un réel arrêt de l’université ne pourra pas se faire sans le renfort des étudiants. « Notre lutte peut rebondir, le 14 mars avec la mobilisation des jeunes pour le climat, par exemple. »

Selon notre doctorant anonyme, la mobilisation peut être massive le 5 mars, car la LPPR frappe en même temps tous les travailleurs de l’ESR. Ainsi, la Cour des Comptes a demandé que la LPPR permette d’augmenter le temps de travail des personnels administratifs de l’université de 9% en moyenne et de contrôler les jours de congés. « On a besoin d’être tous ensemble dans la lutte, enseignants, administratifs et étudiants, car l’enjeu est de taille : si la LPPR passe, l’université ne sera plus qu’un lieu de reproduction des systèmes de domination », conclut le doctorant.