Le nouveau ministre de l’Intérieur veut allonger la durée maximale de rétention en CRA (centre de rétention administrative) à 210 jours, au lieu de 90 aujourd’hui. Dans certains CRA, en particulier celui du Mesnil-Amelot, certaines personnes restent déjà enfermées bien au-delà de trois mois : parfois jusqu’à six. Sans que cela ne rende l’éloignement plus efficace.
« L’ancien ». C’est le surnom que s’était donné Idriss, un Malien rencontré au CRA du Mesnil-Amelot, l’un des plus grands centres de rétention administrative de France, courant 2023. Et pour cause : cela faisait cinq mois qu’Idriss y était enfermé. Alors que la durée maximale de rétention prévue par la loi française est de 90 jours.
Le 13 octobre, le gouvernement a annoncé vouloir une nouvelle loi immigration début 2025, dont l’un des objectifs principaux porté par le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau sera le rallongement de la rétention de 90 à 210 jours. Au-delà de la surenchère permanente – ce texte arriverait un an tout juste après la promulgation de la précédente loi immigration, le 26 janvier 2024 -, cette mesure mérite d’être décryptée.
Car il existe déjà des personnes qui restent plus de trois mois en centre de rétention. Le cas d’Idriss n’est en effet pas isolé. « Au CRA du Mesnil-Amelot, la durée réelle de l’enfermement en rétention est plus proche de 180 jours que des 90 jours », affirment les équipes de La Cimade, association intervenant en CRA et qui a travaillé sur cet enjeu, en interne, ces derniers mois.
« Détournement de la loi »
Comment est-ce possible ? Par le recours à l’article L.824-9 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Pour rappel, les personnes enfermées en CRA n’ont commis aucun délit : cet enfermement administratif a seulement pour but leur éloignement vers leur pays d’origine, dans le cadre d’une OQTF (obligation de quitter le territoire français).
Or, l’article L.824-9 permet de condamner toute personne qui tente de se soustraire à cette mesure d’éloignement. Par exemple : lorsqu’une personne refuse un test PCR – une mesure anti-Covid devenue obligatoire avant de nombreux vols. Ou encore : si elle refuse de se rendre au consulat pour y être identifiée par les autorités de son pays d’origine.
La condamnation : jusqu’à trois ans de prison ferme et dix ans d’interdiction du territoire français (ITF). L’ITF, comme l’OQTF, est un motif de placement en rétention. Et elle est immédiatement applicable. « À son 89ème jour, la personne va être emmenée en garde-à-vue, placée en détention au titre de la comparution immédiate, puis condamnée (en visio-audience, ndlr) à une ITF. Du fait de cette ITF : la personne est de nouveau placée au CRA. C’est ainsi qu’elle enchaîne deux périodes de rétention », détaille Paul Chiron, responsable des questions de rétention à La Cimade. « À nos yeux, c’est un détournement de la loi sur la durée maximale de la rétention ».
Une cellule de garde-à-vue spécialement créée
Et ce, sans même quitter l’enceinte du Mesnil-Amelot ! En effet, une cellule de garde-à-vue a été construite dans une caserne de CRS accolée au CRA, spécialement pour ce genre de procédures. « Les retenus sont jugés dans cette annexe. Ils font 24 heures de garde à vue, et on les ramène à l’intérieur du CRA », résumait Louise Lecaudey, responsable de l’équipe de La Cimade qui officiait en 2023 au Mesnil, lorsque nous avions rencontré Idriss. « On voit là que le détournement de la loi est tellement ancré dans la pratique qu’ils ont créé cette annexe de facilité. Il y a un côté sans gêne », soupire Paul Chiron.
La pratique n’est pas nouvelle : elle est apparue avec le Covid. En 2021, plus de la moitié des personnes qui ont passé plus de 75 jours en rétention ont fait l’objet d’intention de poursuites, relève La Cimade. 67% des personnes poursuivies pour refus de test PCR ont été envoyées soit en prison soit de nouveau en rétention.
Enfermement « sans fin » en rétention
« C’est absurde de penser que le prolongement de la rétention va augmenter les expulsions. Si un consulat ne répond pas pendant 3 mois (pour délivrer le laissez-passer nécessaire à l’éloignement, ndlr), il ne répondra pas non plus pendant 6 mois », rappelle Paul Chiron. Seules 3 % des personnes expulsées le sont dans la dernière période de leur rétention (de 75 à 90 jours).
Au total, sur les 17 000 personnes retenues en CRA en 2023 dans l’Hexagone, seuls 36 % ont été éloignées, rappelle le rapport annuel de la Cimade publié en avril 2024. L’enjeu est diplomatique : certains consulats bloquent. Ainsi, 75 % des Algériens, Tunisiens et Marocains enfermées en 2023 n’ont pas été expulsés. Alors que ces nationalités représentent la moitié des personnes enfermées en CRA de France hexagonale.
Le recours à l’ITF pour enfermer au-delà de 90 jours est une réalité encore peu chiffrée et documentée. Mathilde Buffière, responsable rétention du Groupe SOS Solidarité-ASSFAM, une autre association intervenant dans les CRA, dit ne pas l’avoir constaté. En revanche, elle voit se mutiplier « des placements qui s’enchaînent. Les personnes font 90 jours, elles sortent… Puis elles sont de nouveau interpellées par la police dans des délais courts. Donc : retour au CRA, potentiellement jusqu’à 90 jours ».
Pour rappel, la loi conditionne le maintien en rétention à la possibilité d’un éloignement. « Sachant que les personnes n’ont pas pu être expulsées pendant 90 jours, les remettre en CRA, ça pose question quant au respect du cadre légal », insiste Mathilde Buffière.
En résumé : « les gens sont relâchés au bout des trois mois, puis rattrapés et c’est reparti pour 90 jours. Ou bien le préfet saisit le procureur de la République pour obstruction au renvoi, le retenu est déféré en comparution immédiate, condamné en moyenne à trois mois de détention et, à l’issue, repart au CRA. C’est une chaîne sans fin », conclut l’avocate Me Carine Chevalier-Kacprzak, du barreau de Meaux, au média spécialisé Actu Juridique.
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