L’adoption de la loi immigration par l’Assemblée nationale mardi 19 décembre acte l’extrême droitisation de la macronie, qui a pu compter sur Les Républicains et le Rassemblement national pour faire voter la loi sur l’immigration la plus raciste et antisociale de la Ve République.
Ils pourront essayer de faire comme si le Rassemblement National n’y était pour rien, comme s’il s’agissait d’un compromis ordinaire pour une loi « urgente« , mais les faits sont tenaces. Et il faut du culot pour ne pas voir dans ce texte la marque de l’extrême droite, celle du vieux Front national et de sa préférence nationale, celle de la fin du droit du sol, de la fin (possible) de l’aide médicale d’État et des quotas migratoires. Qualifié de “victoire idéologique” par Marine Le Pen, qui se félicite d’une “loi de durcissement des règles de l’immigration”, Gérald Darmanin aura mené la Macronie, main dans la main avec Les Républicains, dans les bras de l’extrême droite.
Si 20 députés Renaissance ont voté contre le texte et que 17 se sont abstenus, ils étaient trop peu pour l’empêcher d’obtenir la majorité des voix à l’Assemblée nationale. Plusieurs ministres ont exprimé leur souhait de démissionner si le texte était adopté. À ce jour, seul le ministre de la Santé Aurélien Rousseau a démissionné.
À la tribune de l’Assemblée nationale, quelques minutes avant le vote, la députée LFI Mathilde Panot s’est émue de la ligne rouge qu’était en train de franchir les députés macronistes : « Certains votes font figure de points de bascule. Le vote de cette loi est l’un d’entre eux. À l’heure où la faim disloque notre pays, ou la vie chère plonge des millions de personnes dans la pauvreté ou la solitude, le peuple français n’obtiendra aucun droit avec ce texte, mais en revanche, des attaques sans précédent contre tous les droits« . Pour Louis Imbert, enseignant-chercheur et spécialiste des discours sur l’immigration, ce texte consacre la discrimination dans la loi : « A la racine de cette loi, il y a quand même la question du nationalisme, une idéologie selon laquelle les nationaux auraient une valeur supérieure à celle des étrangers. Ce qui est contradictoire avec la philosophie des droits de l’homme, qui considère que la valeur des individus ne s’apprécie pas à l’aune de leur nationalité« .
Sur les plateaux de télévision, l’heure est aux comptages de voix, aux tractations internes et au décryptage de la crise politique qui s’ouvre au sein de la macronie. L’essentiel est pourtant ailleurs. La loi immigration vient porter un coup extrêmement violent aux droits des personnes étrangères, qui viendra marginaliser, précariser et criminaliser des centaines de milliers de personnes vivant en France.
L’urgence et la menace pour justifier le pire
« Cette loi, c’est la pire régression, pas depuis 20, 30 ou 40 ans, c’est la pire régression tout court. C’est effrayant de constater que le RN n’a pas besoin d’être au pouvoir pour que soit introduit la plupart de leur programme présidentiel », s’alarme Anna Sibley, juriste et membre du GISTI.
L’immense majorité des articles de loi viendront durcir les conditions d’accès à des titres de séjour, à des aides sociales, au logement ou au regroupement familial. Si Gérald Darmanin a justifié la loi comme une nécessité “pour protéger les Français”, ou encore selon “une demande des Français”, c’est en fait tous les étrangers qui seront impactés, sur la base de constats fallacieux et racistes. “Ces justifications doivent être reliées à l’omniprésence des sondages dans lesquels on pose des questions très biaisées, s’il y a trop d’étrangers en France, est ce qu’on est encore chez-nous, des formulations très tendancieuses”, souligne le chercheur Louis Imbert. “On constate que la population française surestime très largement le nombre et la proportion d’étrangers sur le territoire”, ajoute-t-il. De la création d’un imaginaire atour de la “crise migratoire”, ou l’utilisation de faits divers pour créer un sentiment de menace liée à l’immigration, ces discours infusent l’espace public depuis des décennies, et servent aussi à justifier des lois racistes, faisant de l’étranger la figure de l’altérité. “Il y a un travail de concert entre un certain nombre de médias d’extrême droite et de responsables politiques qui mènent à utiliser les faits-divers comme le principal prisme à travers lequel on discute des questions d’immigration, et toujours en l’absence totale des personnes concernées”, souligne-t-il, pointant dans le même temps les limites des discours rationnels et dédramatisant sur l’immigration, devenus inaudibles aujourd’hui. Pour Mathieu Pastore, animateur de la Marche des solidarités, le combat antiraciste doit désormais primer : « Il va falloir tirer des enseignements de ce qu’on vient de vivre, il faut maintenant se battre très sérieusement contre le racisme et pour l’égalité des droits dans le pays, alors que les fachos sont à l’offensive« .
Les droits des étrangers bafoués par la loi
C’est dans ce climat qu’a pu être votée une loi réduisant considérablement les droits des étrangers. En instaurant par exemple des conditions de présence en France (5 ans) ou de travail (30 fiches de paie) pour avoir accès aux allocations familiales et aides au logement, des aides censées être inconditionnelles, la loi viendra marginaliser et précariser des milliers de personnes dans une situation déjà extrêmement fragile. Une mesure contraire au principe d’égalité, souligne Anna Sibley, “qui fait la distinction entre Français et étrangers présents sur le territoire. C’est la préférence nationale et cela plongera des gens déjà précaires dans la misère”, souligne-t-elle.
L’un des volets les plus répressifs concerne aussi le renforcement de mesures afin d’expulser des étrangers, même ceux qui étaient auparavant protégés : la délivrance d’une OQTF après une condamnation pour des faits passibles de cinq ans de prison, même si la condamnation est inférieure. Il en est de même pour des faits de menace « à l’ordre public” ou ”aux valeurs de la république”, des termes aux contours flous qui pourraient présager des dérives importantes. Enfin, la levée de nombreuses protections contre les expulsions ont été actées, c’est le retour de la double peine : “Des personnes présentes en France depuis très longtemps seront les premières touchées”, précise la juriste, peu importe s’ils ont des attaches fortes ou une vie familiale et professionnelle bien établie.
Rétablissement du délit de séjour irrégulier, impliquant une garde à vue et une amende, déchéances de nationalité pour les binationaux coupables d’atteintes aux forces de l’ordre ou aux pompiers, fin du droit du sol automatique, les principales mesures étaient déjà connues, et les grands principes de la loi n’ont pas changé, ils sont résumés par Olivier Marleix, président des Républicains à l’assemblée : “Moins d’immigration et plus d’expulsions d’étrangers indésirables”.
Quant à la suppression de l’Aide médicale d’État (AME), réclamée par les Républicains mais qui ne figure pas dans le texte final, Élisabeth Borne s’est engagée à la réformer dès le début de l’année prochaine.
Des articles peu médiatisés aux effets tout aussi dramatiques
Dans les interstices de ce texte se cachent aussi de nombreuses mesures qui viendront complexifier les demandes de titres de séjour, déjà longues et complexes et qui auront pour conséquence d’exclure de nombreuses personnes de toute possibilité d’accès à des titres de séjour, ce que de nombreuses associations appellent “la fabrique des sans-papiers”. Les effets d’un texte déconnecté des réalités pour Anna Sibley, « mal écrit avec des choses inapplicables en pratique ». L’un des objectifs prétendus de la loi était par exemple de simplifier les démarches afin de désengorger les préfectures. Pourtant, de nombreuses mesures viennent surtout imposer de nouvelles contraintes en augmentant le nombre de documents à fournir dans les dossiers de demande de titre de séjour : la preuve de ressources suffisantes dans le cadre du regroupement familial ou pour les conjoints de Français, mais encore la fin de la présomption de validité des actes officiels (naissances, mariages…). Concrètement, cela signifie que ces documents, indispensables dans le cadre de demande de titres de séjours, devront être validés par les autorités des pays d’origine des demandeurs. « Cela peut être très simple dans certains cas, mais dans d’autres, c’est parfois impossible d’obtenir la légalisation d’actes », alerte Anna Sibley.
La juriste constate aussi “le renforcement du pouvoir discrétionnaire du préfet à toutes les étapes de l’examen d’un dossier » : maîtrise de la langue, régularisation par le travail dans les métiers en tension, vérification des casiers judiciaires de tous les membres d’une famille dans le cadre d’un regroupement familial, connaissance de la langue, le préfet pourra refuser un titre de séjour pour des motifs qui n’existaient pas à présent.
Les luttes de l’immigration, sonnées, mais toujours mobilisées
Mobilisés toutes les semaines contre la loi depuis plus d’un an, les nombreux collectifs des luttes de l’immigration, rassemblés au sein de l’UCIJ ou de la Marche des solidarités doivent maintenant encaisser une lourde défaite. Mais le vote de la loi ne signe pas la fin de toute contestation.
Du côté de la Marche des Solidarités, l’heure est au bilan, mais surtout à la poursuite de la lutte, dans une nouvelle forme. “Les mouvements de l’immigration, en particulier les collectifs de sans-papier, ont mené un combat depuis plus d’un an qui est admirable, ils ont donné une leçon d’activisme à toute la gauche”, tient à souligner Mathieu Pastore. Deux ans de grève chez Chronopost, des chantiers des JO paralysés, des manifestations quasi quotidiennes, les collectifs de travailleurs sans-papiers auront alerté depuis plus d’un an sur les dangers d’une telle loi.
Alors que la menace d’un texte extrêmement dur planait depuis l’annonce de la loi, les militants en première ligne ont parfois eu l’impression de crier dans le vide. “On a essayé d’alerter partout, et effectivement on a l’impression de ne pas avoir été trop entendu ni réussi à vraiment organiser des mobilisations énormes”, soulève Julie Ferrua, secrétaire nationale de l’Union syndicale Solidaires et membre de l’UCIJ.
“Cet échec, c’est celui de toute la gauche, qui a refusé de s’emparer de cette question alors même que la Marche des Solidarités a poussé l’ensemble du mouvement contre les retraites à l’articuler avec la loi Darmanin, pointe Mathieu Pastore. Il était question de la crise du gouvernement, de l’État, de la crise de la classe dirigeante, on disait qu’il fallait aussi se battre contre la loi Darmanin en ce sens. On pouvait gagner, mais la gauche a refusé de mener la bagarre”, souligne-t-il, amer.
L’UCIJ et la Marche des Solidarités indiquent ne pas vouloir en rester là, en organisant prochainement de nouvelles mobilisations. “Ce moment historique devrait appeler à une mobilisation de la même ampleur qu’en 2002 [quand Jean-Marie Le Pen s’est qualifié au second tour de la présidentielle]. Il y a eu à ce moment un sursaut qui faisait qu’une grande partie de la population est allée dans la rue. J’aimerais qu’on en fasse autant aujourd’hui, ce serait essentiel”, souhaite Julie Ferrua, qui reconnaît dans le même temps la difficulté à mobiliser sur les enjeux de migration, tant les discours racistes infusent la société.
Les corps intermédiaires vent debout contre la loi
« Il s’agit du projet de loi « le plus régressif depuis au moins 40 ans” pour les droits des personnes étrangères, “y compris celles présentes depuis longtemps en France”», dénoncent près de cinquante organisations, parmi lesquelles La Cimade, l’Union syndicale Solidaires, la Ligue des droits de l’Homme, ou encore les collectifs de travailleurs sans papiers de Montreuil, Paris et Vitry. “L’examen de ce texte a peu à peu fait sauter des digues, laissant le champ libre à une xénophobie aujourd’hui complètement décomplexée”, soutiennent-elles dans leur communiqué paru quelques heures avant le vote.
La secrétaire générale de la CGT, Sophie Binet, a dénoncé mercredi matin « un texte d’extrême droite », « une loi qui précarise une partie de la population » et qui « tire les droits de tous les travailleurs et travailleuses vers le bas ». Dans un communiqué, la CFDT et Force ouvrière fustigent également un « sabordage des valeurs de la République » pour l’une et « la République abîmée » pour la seconde.
Les présidents et présidentes de 18 universités se sont aussi indignés du traitement réservé aux étudiants étrangers, qui devront payer une caution à leur arrivée en France. “ Les étudiants et les étudiantes s’inscrivant en France ne sont pas tous bien nés, contrairement à une idée reçue et le dépôt d’une caution tel qu’envisagé les condamne à regarder ailleurs pour poursuivre leur projet. C’est l’enseignement supérieur et la recherche qui perdront de leur rayonnement et par là même celui de la francophonie et l’image de la France”, condamnent-ils.
Claire Hédon, la défenseur des droits, alerte quant à elle sur la préférence nationale introduite par la privation d’aides sociales pour les étrangers. ”De telles dispositions auront des effets redoutables de précarisation des personnes présentes sur notre territoire, au détriment de la cohésion sociale. Les retombées du dispositif envisagé sont d’autant plus inquiétantes qu’elles vont spécifiquement affecter des personnes particulièrement vulnérables compte tenu de la nature des prestations sociales concernées”, alerte-t-elle.
Le texte devra encore passer entre les mains du Conseil constitutionnel, qui pourrait, de l’aveu même du ministre de l’Intérieur, censurer certains de ses articles. « Le ministre a admis que toute une partie du texte n’est pas conforme à la constitution, tout en le soumettant à l’adoption. La droite, elle, annonce que toute censure de la part du Conseil constitutionnel serait considérée comme contraire à la souveraineté populaire. Il y a dans cette séquence un délitement de l’État de droit qui est très préoccupant, et qui pourrait nous faire basculer dans un régime illibéral« , alarme le chercheur Louis Imbert.
S’il faut encore quelques jours aux organisations syndicales et aux collectifs militants pour organiser la riposte, le vote de cette loi a déjà laissé des traces indélébiles dans le paysage politique français. Le bloc libéral, de la Macronie aux Républicains affiche désormais au grand jour sa radicalisation à l’extrême droite, après des années de signaux avant-coureurs, de la répression des mouvements sociaux et des exilés, des violences policières aux lois islamophobes et antisociales adoptées sous la présidence d’Emmanuel Macron.
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