Une petite musique monte en France, jouée par quelques politiques ou médias de droite, selon laquelle il faudrait s’inspirer de la politique libertarienne du président argentin Javier Milei. Mais qu’en est-il réellement, un an après sa victoire électorale ?
« L’Argentine sur le chemin de la liberté derrière le professeur Milei », titrait le journal Le Point, la semaine dernière, à l’approche du premier anniversaire de l’élection du président d’extrême droite. Dans un article faisant le procès du péronisme, de la gauche, mais surtout de toute politique redistributive, l’auteur, que l’hebdomadaire a chargé d’écrire une série de cinq articles, assure que « si des craintes émergent, ce n’est pas tant que le président aille trop vite ou trop loin dans les réformes économiques, mais plutôt qu’il ne remplisse pas entièrement la mission de transformation radicale du pays, pour laquelle il a été élu ». Un soutien assez direct qui pourrait surprendre. Or le journal libéral n’est pas le seul en France à trouver des vertus au courant libertarien que représente Javier Milei.
Les victoires en trompe-l’œil de Milei
Quels sont les succès que ses supporters lui attribuent ? Essentiellement deux : avoir réduit l’inflation galopante, ainsi que le déficit de l’État qui atteignait 5,2 % du PIB en 2023. Une affirmation en phase avec la communication triomphaliste du monsieur tronçonneuse en chef. Mais un satisfecit qui résiste mal à un examen détaillé de la situation économique de l’Argentine.
Pour réduire l’inflation, Milei a, entre autres, fait le choix de réduire la dette qui l’alimentait. Ainsi, le président argentin a coupé les dépenses publiques de toutes parts (-35 %). Une véritable saignée, dans l’emploi, les infrastructures et les travaux publics, l’éducation, la culture, les pensions et ainsi de suite. Avec pour résultat mécanique de réduire l’activité économique et la richesse produite (PIB) de 2,6% au premier trimestre 2024, puis de 1,7 % au second trimestre. Une récession qui correspond à un repli de l’activité de 19,7 % pour le secteur de la construction. Et 13,7% pour celui de l’industrie manufacturière.
Conséquence ? Une augmentation du chômage, passé de 6,6 % en 2023 à 8 % cette année, selon les chiffres officiels qui ne prennent pas en compte le secteur informel, massif en Argentine. Si un léger rebond est attendu pour le dernier semestre, l’année 2024 devrait cependant enregistrer une récession avoisinant les 3 %. Des résultats aux conséquences sociales désastreuses, que taisent ou passent par pertes et profits ceux qui, en France, érigent Milei en exemple.
Autre supposé point fort à l’actif de Javier Milei : la réduction de l’inflation. Ses partisans pointent le fait que l’augmentation des prix n’est plus qu’à un chiffre, alors que les mois de l’année 2023 affichaient des hausses à deux chiffres. Et ce n’est pas faux, même s’ils n’interrogent jamais le prix exorbitant payé pour ce résultat. Ainsi, ils donnent l’impression d’une inflation domptée, comparée aux 211 % de l’année 2023.
Certes l’inflation baisse en Argentine puisque l’activité s’écroule, et avec elle, les revenus de très nombreux Argentins. Pour autant, sur les 10 premiers mois de l’année 2024 – alors que Milei a pris ses fonctions le 10 décembre 2023 – celle-ci atteint encore 107 %. Elle devrait même dépasser les 120 % à la fin de l’année, selon des analystes de la Banque centrale argentine au mois de septembre. Un succès modéré, au regard des conséquences désastreuses sur les Argentins.
Les pauvres, la variable d’ajustement des politiques de Milei
Le nombre de personnes pauvres ou indigentes, c’est-à-dire vivant dans l’extrême pauvreté, a explosé depuis un an. Selon l’Institut national des statistiques et recensements argentin (INDEC), elles représentent 52,9 % de la population au second semestre 2024, contre 42,5 % au semestre précédent. Soit un bond exceptionnel de 10 points en quelques mois, bien supérieur à celui qu’avait causé la pandémie de Covid-19. Aujourd’hui, 15,7 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté (l’Argentine compte 46,6 millions d’habitants) auxquelles s’ajoutent 5,4 millions de personnes en état d’indigence, qui ne peuvent subvenir à leurs besoins. La pauvreté infantile est encore plus marquée, puisqu’elle touche 66,01 % des enfants entre 0 et 14 ans. Celle des jeunes (15-29 ans) est de 60,7 %, huit points au-dessus de la moyenne nationale déjà considérable.
Milei, pour sa défense, explique que la pauvreté était déjà en augmentation avant sa prise de fonction le 10 décembre 2024. Mais la courbe de celle-ci n’a jamais été aussi importante depuis 2003. Une des raisons de cette progression est que le revenu des ménages a augmenté de 87 % au premier semestre 2024, pendant que le panier moyen progressait de 115 % dans le même temps. D’où la baisse historique de la consommation de lait (-17%) ou de viande bovine – pourtant une institution dans le pays – dont le niveau est redescendu à celui d’il y a 110 ans.
La consommation de lait et la viande bovine ne sont pas les seules à faire les frais de la récession. Selon un rapport d’août 2024 de la Chambre des commerces et services du ministère de l’Économie, le pouvoir d’achat des Argentins a baissé de 15,6 % et la consommation de 7,8 %. A titre d’exemple, la consommation de loisir et de culture a chuté de 21,7 %, celle de l’habillement de 17 %. Rien d’étonnant puisque le chômage progresse, avec de nombreuses usines à l’arrêt et des licenciements en grand nombre : moins 110 000 emplois dans le secteur privé en six mois. Javier Milei a d’ailleurs entamé son mandat en supprimant des dizaines de milliers d’emplois publics. Parallèlement, la réduction des subventions pour l’énergie et les transports pèse aussi fortement sur les revenus des ménages. Enfin, au mois de septembre, le président d’extrême droite a mis son veto à l’augmentation des pensions pour rattraper l’inflation. Ainsi, les petites retraites sont passées en dessous du seuil de pauvreté.
Un courant libertarien en pleine ascension
Les partisans avoués de Javier Milei étaient encore rares ou discrets au début de l’année 2024. Mais dix mois plus tard, surfant sur les prétendus succès du leader argentin, ils sont de plus en plus nombreux à sortir du bois. Au mois d’octobre, en plein débat sur le budget en France, Eric Ciotti osait affirmer « je prend l’exemple de ce qui est fait en Argentine avec le président Milei, il faut qu’on ait une tronçonneuse pour couper dans les dépenses publiques qui ne servent à rien en France. Je crois que ce qu’il porte est une piste ». Et ainsi, Eric Ciotti marque une distance vis-à-vis de son alliée Marine Le Pen, qui avait boudé Javier Milei lors d’une grand-messe de l’extrême droite mondiale en Espagne, au mois de mai dernier. Le président argentin étant trop ostensiblement antisocial pour sa ligne politique.
Mais tout le monde ne s’embarrasse pas de ces précautions, à l’instar du journal en ligne Contrepoint, dirigé par l’IREF, un think tank libéral promouvant des idées libertariennes, soutien de la première heure de Javier Milei. Pas de fausse pudeur non plus chez Elon Musk. Le milliardaire américain accueillait chaleureusement la victoire du président d’extrême droite en 2023. « La prospérité est sur le point d’arriver en Argentine », déclarait celui qui prendra les fonctions de « ministre à l’efficacité gouvernementale », dans la prochaine administration Trump. A ce poste, il s’est donné comme objectif de réaliser 2 000 milliards de coupes budgétaires, empruntant la même voie que Milei, et alors que « la prospérité » est bien loin d’être rendez-vous en Argentine.
Avec la nomination prochaine de ce richissime libertarien, de nouvelles digues tombent. La semaine dernière, le ministre français de la Fonction publique, Guillaume Kasbarian, qui avait déjà affirmé lors de son entrée en fonction vouloir « débureaucratiser à tous les étages », envoyait un message de félicitations à Elon Musk et espérait partager rapidement « les meilleures pratiques pour lutter contre l’excès de bureaucratie ». Une vision du monde dans laquelle s’est engouffrée Valérie Pécresse, l’ex-candidate LR à la présidentielle. « Un comité de la hache anti-bureaucratique, j’en ai rêvé et Elon Musk va le faire! », s’est-elle empressé de twitter après la victoire de Donald Trump.
Et ce n’est probablement qu’un début. Nul doute qu’avec Elon Musk à un tel poste, dans la première puissance mondiale, l’influence du courant libertarien va augmenter chez les décideurs politiques et économiques. Cela pourrait marquer le début d’une nouvelle ère. Celle d’un capitalisme en gestion directe de l’État, sans intermédiaire, sans régulation ni contre pouvoir, qui pourrait capter sans retenue toutes les ressources à son profit.
Photo : Gobierno de Argentina
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