En l’absence de consensus entre États membres, le projet européen de taxer les GAFA est aujourd’hui bloqué. Il n’avait aucune chance d’aboutir puisque l’Irlande défend toujours sa position de « paradis fiscal » pour les grandes entreprises du numérique.
« Les grandes entreprises qui font du profit en France doivent y payer l’impôt », déclarait Emmanuel Macron lors de son allocution télévisée du 10 décembre dernier. Premiers acteurs visés par cette affirmation de principe : les fameux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), qui profitent des disparités du système fiscal européen pour faire de l’optimisation fiscale en transférant de manière artificielle – mais toujours légale – l’essentiel de leur activité et de leurs bénéfices dans des pays où la fiscalité est plus accueillante, comme l’Irlande ou le Luxembourg. Résultat : dans l’Union européenne, les multinationales du numérique ne paient que 9 % d’impôts sur leurs bénéfices, quand les autres sociétés, y compris les PME locales, sont taxées en moyenne à 23 %, souligne la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager.
Mais le combat mené par la France au sein de l’Union européenne pour taxer les GAFA s’est heurté à de fortes résistances… Et comme en matière de fiscalité, les décisions au sein de l’UE se prennent à l’unanimité des 28 États membres, la situation semble pour l’instant bloquée. À tel point que la France veut se lancer seule dans un projet de loi national.
Échec européen, petit bras français
Officiellement, quatre pays se déclarent ouvertement hostiles à cette « taxe GAFA » : la Suède, le Danemark, la Finlande et l’Irlande. L’opposition de ces États a empêché, lors du dernier conseil européen de décembre 2018, un accord sur le projet de taxer les géants du numérique à hauteur de 3 % de leur chiffre d’affaires. Un projet soutenu par le couple franco-allemand, même si l’Allemagne se montre plus timorée que la France par crainte de représailles américaines sur son industrie automobile.
Pour tenter de sauver cette taxe sur les services numériques, le ministre de l’économie et des finances français, Bruno Le Maire, et son homologue allemand, Olaf Scholz, avaient pourtant proposé une version édulcorée de la proposition initiale de la Commission, l’assiette de l’impôt étant finalement réduite à la seule vente de publicité en ligne. Ils s’étaient contentés d’appeler « les pays de l’UE à adopter ce projet de directive au plus tard en mars 2019 pour une entrée en vigueur en 2021, si aucune solution au niveau international n’est trouvée ».
Mais cela n’a pas suffi. Pour les pays nordiques (Suède, Danemark, Finlande), « une taxe sur les services numériques s’écarterait des principes fondamentaux de l’impôt en s’appliquant au chiffre d’affaires » et jouerait « contre les intérêts de l’Europe en compliquant la coopération internationale en matière de fiscalité ». Il s’agit donc pour ces pays de privilégier les discussions au niveau mondial… Sachant que celles-ci sont aussi au point mort, les États-Unis s’opposant fermement à toute taxe mondiale sur les GAFA, et les dirigeants du G20 attendant la présentation d’un rapport de l’OCDE en 2020 pour poursuivre leurs négociations.
Là où l’herbe est plus verte pour les GAFA
Cet argument de la solution mondiale est également utilisé par l’Irlande, qui est sans doute le plus farouche opposant à la « taxe GAFA » au sein de l’UE. « Si l’Europe cherche à traiter seule cette question, elle court le risque de saper la coopération fiscale mondiale », a ainsi souligné le ministre irlandais des Finances Paschal Donohoe. Mais l’Irlande est surtout le pays qui profite le plus du système actuel. Avec son taux d’imposition sur les sociétés de 12,5 %, l’un des plus bas de l’OCDE (il est aujourd’hui de 23 % en moyenne dans l’UE, de 21 % aux États-Unis et de 31 % en France), l’Irlande fait figure de terre d’accueil idéale pour les sièges européens des géants américains de l’informatique et du numérique. D’autant que le gouvernement de ce pays n’hésite pas à pratiquer des négociations sur mesure en sous-main pour abaisser le taux d’imposition jusqu’à moins de 1 % comme ce fut le cas pour Apple en 2014.
Le quartier des Silicon Docks, à Dublin, est devenu le paradis des multinationales de l’économie digitale. Facebook vient d’y racheter un terrain pour quadrupler la taille de son siège et créer 1000 postes supplémentaires. De son côté, Amazon a annoncé la création de 1 000 emplois. À Cork, la deuxième plus grande ville d’Irlande, c’est Apple qui emploie 5 000 personnes et promet 1 000 nouvelles embauches. Autant d’opportunités pour la jeunesse irlandaise.
Plus de 1000 entreprises étrangères ont ainsi choisi l’île d’Émeraude, devenue depuis quelques années la destination de prédilection des multinationales américaines. Certaines, comme Google, Facebook, mais aussi Twitter, Yahoo, eBay ou LinkedIn, y ont installé leur siège européen. Huit multinationales informatiques sur dix (comme Apple, IBM, Siemens et Microsoft) sont implantées en Irlande. Dix-huit des vingt plus grandes entreprises pharmaceutiques du monde gèrent depuis l’Irlande une part significative de leur business (comme Merck, Pfizer ou Medtronic). Et environ la moitié des leaders de la finance, tels que JP Morgan et Merrill Lynch, sont également basés dans ce pays.
Optimisez, optimisez, il en restera toujours quelque chose
Jusqu’à présent, malgré leurs chiffres d’affaires et leurs profits colossaux, les géants du web paient ainsi peu d’impôts en France et en Europe. Selon Le Figaro, les GAFA auraient ainsi versé seulement 43 millions d’euros au fisc français en 2017. Par exemple, Google France, qui emploie environ 700 personnes, a déclaré en 2017 un chiffre d’affaires de 325 millions d’euros et a payé 14 millions d’euros d’impôt sur les sociétés. Mais les revenus réellement générés dans l’Hexagone par le géant américain sont bien supérieurs, ses recettes sur le marché publicitaire français étant estimées à 2 milliards d’euros par le Syndicat des régies internet.
Quant à la filiale française de Facebook (108 salariés), elle a, selon L’Express, déclaré un chiffre d’affaires de 56 millions d’euros et une charge d’impôt de 1,9 million d’euros. En réalité, le chiffre d’affaires réalisé en France est bien plus élevé selon BFM et peut être estimé, avec 35 millions d’utilisateurs actifs, autour de 900 millions d’euros. Twitter, Netflix ou Uber, entre autres, utilisent également les mêmes procédés. Mais les grandes firmes américaines ne sont pas les seules à profiter de ce système. Certaines entreprises bien françaises, qui pouvaient même symboliser à leurs débuts une « success story made in France », ont à leur tour cédé aux sirènes de l’optimisation fiscale.
C’est le cas par exemple de Smartbox, leader européen des coffrets cadeaux, qui réalise un chiffre d’affaires de 480 millions d’euros dans dix pays européens (dont 30 % en France) et emploie 800 personnes (dont 90 en France). En effet, si le siège de la marque se situe bien à Courbevoie, en région parisienne, sa maison-mère, Smartbox Experience Ltd, qui exploite la marque, est domiciliée en Irlande depuis 2009. En avril 2012, Smartbox a également licencié 90 employés français… Avant de créer, quelques jours plus tard, 70 postes à Dublin.
À l’image d’AirBnB, ces entreprises échappent donc à l’obligation éthique de payer leurs impôts là où elles exercent leur activité. Un paradoxe d’autant plus grand dans le secteur du tourisme et du voyage que l’activité est locale, avec des prestations vendues et réalisées localement.
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.