Interdiction des licenciements : comment s'y prennent les ouvriers du livre

Interdiction des licenciements : comment s’y prend le syndicat du livre

Alors que la CGT vient de recenser un 381e plan de licenciement, nous nous intéressons à un secteur où le rapport de force syndical permet encore de les éviter. Petit aperçu du fonctionnement du syndicat du livre CGT.

La liste n’en finit plus de s’allonger. Depuis septembre 2023, la CGT a dénombré 381 plans de licenciements. Plus de 300 000 emplois sont menacés, notamment dans l’industrie. Pour s’y opposer, des mobilisations ont parfois eu lieu dans les entreprises. Elles ont permis d’éviter des fermetures comme à « la Fonderie de Bretagne (266 emplois) ou encore à Valdunes, à Ascometal, à Duralex, à Gardanne, à Niche Fused Alumina… », égraine Sophie Binet lors d’une conférence de presse qui s’est tenue le 27 mai. Mais de l’aveu de la secrétaire générale de la CGT, ces victoires demeurent des « exceptions ». 

Aussi, la confédération tente d’agir directement sur la loi en plaidant pour la mise en place de six « mesures d’urgences ». Parmi elles : un« moratoire sur les licenciements ». Dans l’attente de nouvelles lois permettant de mieux protéger l’emploi, la CGT souhaite que l’État « interdise toute réduction d’effectif ». En contexte de crise cette mesure n’a rien de neuf ni de radical, Édouard Philippe lui-même avait hésité à la mettre en œuvre au moment de la crise Covid. Mais malgré quelques effets d’annonce, jamais l’Etat Français ne s’en est réellement pris à la toute puissance du patronat sur les questions d’emploi.

En revanche, dans certains secteurs, un rapport de force constant avec l’employeur permet, aujourd’hui encore, d’interdire les licenciements. On peut penser aux dockers, mais aussi aux ouvriers du livre. L’histoire de cette profession est très liée à celle de son syndicat, particulièrement implanté dans les imprimeries parisiennes. Et aujourd’hui encore on n’y licencie pas si facilement les salariés.

« Nous syndiquons 100% des salariés des imprimeries Riccobono, qui impriment la presse quotidienne nationale, principalement à Paris…et je n’ai pas souvenir qu’on nous y ait imposé un seul licenciement », assure Didier Lourdez, secrétaire général du syndicat général du livre et de la communication écrite (SGLCE-CGT). Le secret ? Une forte syndicalisation et une solidarité entre les différents métiers du secteur.

Le SGLCE-CGT regroupe de nombreux métiers du livre et de la presse, de l’impression à la livraison, y compris les correcteurs et les photos graveurs. Les niveaux de syndicalisation varient cependant en fonction des professions. Si le syndicat fait l’unanimité dans les imprimeries de presse nationale, il peine à syndiquer largement dans l’édition. Les rotativistes, eux, sont regroupés au sein du SIP-CGT suite à une scission. Ils mènent cependant bien souvent leurs actions de concert avec le SGLCE.

« Nous sommes un syndicat local d’industrie, avec des sections par métier, et non un syndicat d’entreprise. C’est très important car cela nous permet d’être liés entre nous sur toute la chaîne de production », continue le syndicaliste. Avec sa structuration en syndicat d’industrie et ses 1500 à 1600 adhérents revendiqués, le SGLCE fait partie des plus gros syndicats de la CGT. Il a une grande autonomie vis-à-vis de sa fédération, la FILPAC-CGT, puisqu’il signe lui-même les conventions collectives qui concernent ses adhérents.

« Quand on veut négocier, les patrons nous écoutent, car ils savent que les autres professions du secteur sont fortement syndiquées et nous soutiennent », poursuit Guillaume Goutte, correcteur au Monde, secrétaire de la section correcteur du SGLCE-CGT et auteur du livre Correcteurs et correctrices, entre prestige et précarité.

S’il parvient à conserver tant de poids au fil des années, c’est parce que le SGLCE opère un contrôle sur l’embauche, via un « bureau de placement », héritage de son histoire particulière.

« Il fonctionne pour les imprimeries parisiennes et nous l’avons relancé il y a trois ans chez les correcteurs, même s’il est moins puissant. L’idée du placement, c’est de donner en priorité du boulot aux salariés syndiqués. Cela renforce le syndicat et lorsqu’on entre dans un rapport de force avec le patron, il n’y a pas à convaincre de la pertinence de l’action. Cela nous permet aussi d’avoir un regard sur le contrat de travail. On n’envoie pas des gens au boulot si le contrat est mauvais », explique Guillaume Goutte.

De fait, le contrôle sur l’embauche est aussi rendu possible par la spécificité du secteur de la presse. Les volumes d’imprimé variant fortement d’un jour à l’autre, les entreprises de presse ont fréquemment besoin de faire appel à des salariés temporaires, en CDDU dans les imprimeries où pigistes dans les sièges éditoriaux, pour assurer le bouclage ou l’impression. « Le bureau de placement, le patron y trouve aussi son compte, c’est une charge lourde en moins à gérer », continue le syndicaliste.

La production quotidienne de journaux représente aussi un atout pour le SGLCE. « Le patron n’a pas beaucoup de temps pour négocier. Si des correcteurs déboulent en salle de bouclage pour mettre un peu de bazar, l’imprimé sera livré avec du retard et il y aura des pénalités. Ce timing nous donne du poids dans la négociation. » 

La situation diffère dans le secteur de l’édition, où les délais sont plus longs, où beaucoup de travailleurs exercent à domicile, parfois avec des contrats d’auto-entrepreneurs et où le SGLCE est moins fort. « Là, le rapport de force est beaucoup moins en notre faveur. L’édition est d’ailleurs un secteur où le syndicalisme est beaucoup plus institutionnalisé et où la CFDT est la première organisation », décrit Guillaume Goutte. 

Pour peser sur son patronat, le SGLCE a aussi pris l’habitude de sortir la contestation salariale des CSE.

Guillaume Goutte détaille : « Ils savent qu’on sait négocier mais qu’on sait aussi taper du poing sur la table et qu’on ne se contentera pas de réunions dans le cadre institutionnel du syndicalisme. C’est le terrain du patron, il est trop difficile d’y gagner. En revanche, perturber la production permet toujours de peser. La non parution d’un quotidien leur coûte toujours très cher. La palette d’action est riche et ne passe pas uniquement par la grève. On peut dire aux sociétés de lecteurs que la qualité du journal va baisser en cas de réduction d’effectif, on peut organiser des rassemblements, bloquer une salle de bouclage, « bordéliser » l’intérieur d’une entreprise avec des banderoles, des assemblées générales…tout ce qui fait vivre la lutte et la sort du carcan institutionnel du CSE est bon à prendre en fonction des situations. Il y a plein de façons de lutter et souvent les plus ambitieuses sont les plus efficaces car elles prennent de court le patron, sont bien vues par les salariés et les font sourire. »

« Toutes ces spécificités font qu’on a un poids et que nos patrons ne font pas ce qu’ils veulent. Mais on ne gagne pas non plus à chaque fois », nuance le secrétaire général Didier Lourdez. Confrontés à l’effondrement des ventes de journaux et à l’arrivée de nouvelles technologies, notamment de l’IA, le secteur perd sans cesse des emplois. « Il y a une dizaine d’années, pour imprimer Le Monde, on était 200. Aujourd’hui pour Le Monde, Le Figaro et Les Echos, on est entre 100 et 120 », précise le cégétiste. Néanmoins, grâce à son pouvoir de négociation le syndicat s’en est toujours sorti avec des départs en préretraite plutôt confortables pour les salariés plutôt qu’avec des licenciements sec…Sauf en 2020, lors de la liquidation des Société d’agences de diffusion (SAD).

Cette filiale de Presstalis chargée la préparation des journaux avant diffusion hors région parisienne, employait 512 salariés sur 5 sites. « À Lyon et Marseille, où le syndicat était très fort, il n’y a pas eu de parution de titre pendant plus de trois mois. Finalement, dans ces deux endroits, on a créé des coopératives (SCIC) pour permettre de maintenir l’activité et de conserver une partie emplois. Ce sont les salariés militants de notre organisation syndicale qui en sont aujourd’hui les responsables. » Ce modèle n’a toutefois pas pu être dupliqué dans les 3 autres SAD liquidées. « En tant que bien démocratique et pluraliste, qui contribue à l’intérêt général, la production de la presse bénéficie encore d’un regard bienveillant des collectivités et de l’État. Qui ont pu soutenir ces projets de reprise. Mais il ne faudrait pas que cela change. »