racisme SNCF

À la SNCF : 3 ans d’accident du travail sur fond de harcèlement raciste  

Deux cheminotes des TER Grand Est ont été placées en accident du travail depuis 2022 suite à un conflit avec leurs supérieurs, qu’elles accusent de « séquestration ». Toute l’histoire commence lorsqu’elles se mettent à dénoncer des faits de harcèlement, notamment racistes, au sein de l’entreprise. Enquête.

« Je leur ai dit :  “à deux, on est très fortes“. Ça a été mon erreur. Je crois que c’est à ce moment-là qu’ils ont décidé de nous licencier », rembobine Feihma I. Voilà trois ans et deux mois que la cheminote et sa collègue Najoua M. n’ont pas remis un pied dans leur gare d’Hagondange (Moselle). Ces deux agents d’escale commerciale, qui travaillent en binômes, ont été arrêtées à la suite d’un accident du travail et d’une tentative ratée de licenciement survenus en 2022. 

« Ils pensaient qu’ils allaient réussir à nous virer… mais ils se sont plantés. Comme ils ne veulent pas non plus nous voir en gare, puisque notre agresseur y est toujours, on reste en accident du travail », explique Najoua M. Une situation qui pèse lourdement sur leur quotidien. « Je n’ai pas pu acheter d’appartement… Je suis entrée en dépression. Désormais, j’ai même une reconnaissance de qualité de travailleur handicapé (RQTH) liée à ma situation psychologique », assure l’agent, documents à l’appui.

Les deux femmes ont saisi le conseil des prud’hommes de Metz dans le but de faire condamner la SNCF Voyageurs pour harcèlement moral et non-respect de son obligation de sécurité. L’audience s’est tenue le 1er avril 2025. « On a vécu tellement de choses qu’on a peu à peu appris à se défendre. C’est ça qu’ils ne supportent pas », estime Feihma I, par ailleurs élue déléguée syndicale CFDT en 2022. Interrogée sur ce dossier, la SNCF Voyageurs n’a pas souhaité répondre à nos questions. Elle indique : « l’instruction du dossier étant en cours, la décision du Conseil des Prud’Homme est souveraine. SNCF Voyageurs n’a donc pas de commentaires à apporter sur ce dossier. »

Valéria Peix reçoit le témoignage des deux cheminotes en juillet 2022. Cette salariée de la SNCF Réseau vient tout juste de co-fonder l’association Stop harcèlement ferroviaire. En tant qu’ancienne victime, elle a fait condamner son employeur pour « harcèlement moral » ainsi que pour des manquements commis suite à la dénonciation de faits de harcèlement sexuel. Elle souhaite désormais aider d’autres agents à faire reconnaître leurs droits. En 2025, elle est intervenue dans une quarantaine de dossiers.

« Quand j’ai reçu leurs témoignages, j’ai compris que c’était une affaire totalement hors sol. On a là deux jeunes femmes au profil professionnel irréprochable qui se retrouvent menacées de radiation pour des raisons que personne n’arrive à expliquer… surtout pas la SNCF. Mais dans cette affaire, le sujet de fond, c’est le racisme. » 

Respectivement salariées de la SNCF depuis 2013 et 2014, Feihma I. et Najoua M. ont une dizaine d’années d’expérience dans différentes gares de l’Est de la France et y dénoncent un racisme d’atmosphère qui s’est mué en harcèlement raciste à leur encontre.

« En 2016, je travaille à la gare de Forbach, parmi les chefs de service, il y en a un qui est raciste. Il n’aime pas les arabes. Au début je ne fais pas trop gaffe…Sauf que le gars va loin. Il dit des choses du genre : “il faut leur jeter des bananes“ ou  “si je vois un arabe je vais l’embrocher“. J’en parle à ma DPX, elle me dit qu’il va falloir s’adapter. Un jour, il y a eu un problème sur la ligne. Des jeunes ont des examens à passer à Metz et vont arriver en retard. L’une d’elles portait un foulard. Ce chef a refusé de leur affréter des taxis parce qu’il ne voulait pas en faire venir pour les musulmans. Ça a été la goutte d’eau, j’ai demandé à être changée de gare », raconte Najoua M. 

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L’anecdote ne constitue-t-elle qu’un cas isolé ? Najoua M. ne le pense pas et en veut pour preuve sa découverte de juin 2020. Alors qu’elle est de passage en gare de Thionville, elle tombe sur une affiche raciste placardée sur un panneau d’affichage. Sous couvert d’humour, elle associe islam et terrorisme. « Elle était là, sous les yeux de tout le monde et personne ne disait rien ! » La cheminote finit par en informer ses supérieurs qui reconnaîtront, dans un échange que Rapports de force a pu consulter, des affiches « à caractère racial » et demanderont à les faire enlever. 

De son côté, Feihma I. raconte comment sa carrière n’a été qu’une longue suite de mises à l’écart. Elle se dit « pas conviée » lors de certains briefs, ou lorsque ses collègues « mangent des pizzas ». « Pas épaulée » lorsqu’elle se fait agresser, à plusieurs reprises, par des contrevenants. « Je sentais bien que j’étais mise à l’écart ». Elle raconte enfin comment elle a été freinée dans sa carrière professionnelle. 

En 2020, les deux cheminotes postulent pour un poste d’ASCT. Elles sont reçues tour à tour par leur N+2. Toutes deux dénoncent un entretien « lunaire », à mille lieues de toute éthique professionnelle. « Il ne m’a pratiquement pas parlé du métier ! Par contre, il n’a pas arrêté de me poser des questions sur ma vie privée : si j’étais mariée, si je voulais avoir une vie de famille. Sauf que c’est interdit et discriminatoire ! », dénonce Feihma I. Elle ajoute : « Pendant tout l’entretien, il m’a tutoyé en m’appelant par mon nom de famille. Au bout d’un moment je me suis rendu compte qu’il le confondait avec mon prénom et je lui ai fait remarquer. C’est là qu’il a dit :  “ça aurait été plus facile si tu t’étais appelée Natacha“».

À la suite de cet entretien, la cheminote s’effondre en larmes, dégoûtée. Elle renonce à son poste d’ASCT et avise son responsable RH des déclarations racistes et misogynes de son N+2. Ses propos seront repris contre elle dans son dossier disciplinaire. « Il est fréquent que les signalements aux ressources humaines ou à la direction de l’éthique se retournent contre ceux qui les émettent », témoigne Valeria Peix. Une appréciation appuyée par certains de nos précédents articles*.

Le point d’orgue de la confrontation avec leurs supérieurs se joue le 25 mars 2022, date depuis laquelle les deux cheminotes sont reconnues en accident du travail. 

Ce jour-là, Najoua M. est convoquée pour un entretien disciplinaire informel suite à une altercation avec un collègue contrôleur. L’entretien vire au cauchemar. Les deux trentenaires accusent deux supérieurs hiérarchiques de les avoir « séquestrées » dans un bureau de la gare d’Hagondange. « Notre DPX (manager N+1, ndlr) était debout devant la porte et nous n’avions pas la possibilité de sortir. Pendant ce temps, notre directeur d’unité opérationnelle (N+3, ndlr) était face à nous et tentait de lui faire reconnaître des fautes qu’elle n’avait pas commises », témoigne Feihma I. Najoua M. fait alors une crise de panique et se retrouve dans un coin du bureau, prise de tremblements, en pleurs. Les pompiers interviendront finalement pour lui porter secours. Suite à cet événement, Najoua M. dépose plainte devant le procureur de la république.

Les agents ne seront pas crues par leur direction. Stéphanie Dommange, directrice SNCF TER Grand Est, déclare à Feihma I, dans un mail de 2022 que Rapports de force a pu consulter : « l’ensemble des éléments factuels en ma possession, me confirme que vous n’avez en aucun cas été “séquestrées“, selon vos termes. » 

L’événement du 25 mars 2022 marque un point de non retour. Les deux cheminotes sont convoquées en conseil de discipline le 15 juin 2022. La sanction requise est la « radiation des cadres », équivalent d’un licenciement à la SNCF.

Pourtant, dans le rapport d’entretien disciplinaire rédigé par la CFDT, le délégué syndical qui assiste les deux cheminotes dénonce un dossier « monté à charge et sans fondement ». De fait, le dossier disciplinaire, que Rapports de force a pu consulter, est particulièrement vide. L’employeur reproche principalement à Najoua M. de n’avoir pas appliqué les consignes données par l’un de ses collègues lors d’une journée dans un train et d’avoir déclaré à son manager lors d’un appel téléphonique « nous sommes une entreprise de fachos », ce que la cheminote nie. Il est reproché à Feihma I. différentes absences, qu’elle parvient toujours à justifier (congés ou repos), ainsi que d’avoir signalé à son responsable Ressources humaines H que son N+2 était « raciste et misogyne », propos qu’elle assume et qu’elle avait émis pour la première fois en 2020 lors de son entretien pour le poste d’ASCT.

Enfin, les conseils de discipline se tiennent dans des conditions étonnantes. Alors qu’ils sont censés être composés de 3 membres de la direction et de 3 représentants du personnel, un seul représentant du personnel est présent… Malgré tout, les deux agents échappent de justesse à la radiation des cadres. « Une des représentantes de la direction, absente, a été remplacée au dernier moment par une autre. C’est ce qui nous a sauvées », juge Feihma I. Les deux cheminotes écopent tout de même de lourdes sanctions : 2 jours de mise à pied pour Feihma I. et 12 jours pour Najoua M. Elles ont contesté ses sanctions devant les prud’hommes et espèrent bien « obtenir enfin justice ».


* Si vous souhaitez témoigner sur ce sujet, vous pouvez nous écrire à redaction@rapportsdeforce.fr