Une journée de grève nationale dans le secteur de la petite enfance a eu lieu mardi 30 mars, occasionnant des fermetures de crèches, et des rassemblements dans une trentaine de villes. Les professionnels, essentiellement des femmes, souvent précaires, se mobilisent depuis plusieurs mois contre la réforme des modes d’accueil, malgré les freins à leur lutte.
À Lyon, plus de 250 grévistes, sur 400 agents, étaient en grève. Dans 35 villes de France, des rassemblements ont réuni les professionnels de la petite enfance ce mardi 30 mars contre le projet de décret Taquet, réformant les modes d’accueil dans les crèches. « Vu les conditions sanitaires, les rassemblements étaient un peu moins fournis que les précédents, mais la mobilisation a été très visible de par le nombre de crèches fermées », soutient Delphine Depay, secrétaire fédérale de la CGT Services Publics dans la région lyonnaise.
Il s’agissait de la quatrième journée de mobilisation depuis décembre. Une délégation de sept personnes du collectif « Pas de bébé à la consigne » a été reçue au ministère, tandis que le rassemblement parisien réunissait « un peu moins de monde que le dernier », selon Sylvie Beck, responsable du secteur petite enfance pour la FNAS FO. « C’est la quatrième journée d’action, donc je ne suis pas surprise ».
Précarité, manque de soutien : des freins à la lutte
Dans ce secteur, se mobiliser n’a en effet rien d’évident. Les femmes constituent près de 98 % du personnel. Il est « très compliqué de faire entendre leurs voix : les grèves de la petite enfance sont moins médiatisées », déplore Delphine Depay. Sur le terrain, Marie*, salariée de la petite enfance à Montpellier, abonde : « les gens soutiennent peu, ils ont l’impression que c’est la garderie, que ça ne demande aucune compétence, que ça relèverait de « l’instinct maternel »… Sauf que la petite enfance, c’est une réflexion pédagogique, éducative, et du soin ! »
Si les crèches peuvent relever du public comme du privé, on observe que « dans le privé, il y a beaucoup de pression des hiérarchies », souligne Delphine Depay. Dès lors, la responsable syndicale juge que la mobilisation est plus aisée dans les crèches publiques communales et intercommunales. Ces dernières sont, en outre, également touchées par la réforme du temps de travail des agents territoriaux.
Mais l’obstacle principal à la mobilisation reste la précarité du métier. « 57 % du personnel est en dessous du SMIC, dans les crèches associatives. Ça n’aide pas à faire grève » résume Sylvie Beck. La professionnalisation du secteur est moindre. Nombre de personnes sont en apprentissage, ou titulaires d’un CAP petite enfance, et demeurent dans des contrats précaires. D’autres, comme Marie, enchaînent les remplacements. L’éducatrice de jeunes enfants travaillait dans une structure du social, et y était déléguée syndicale, avant de rejoindre le secteur de la petite enfance il y a trois ans. Depuis lors, « je ne trouve plus de possibilités de me syndiquer. Les champs de syndicalisation changent tout le temps : je suis tantôt dans le territorial, tantôt dans l’associatif, tantôt dans le privé. Impossible d’assurer une pérennité dans mon activité syndicale ».
Malgré tout, un secteur qui « se mobilise fortement depuis trois ans »
Pourtant, « ce sont des choses qui évoluent : le secteur se mobilise quand même fortement depuis trois ans », rappelle Delphine Depay. Depuis autant d’années, la réforme des modes d’accueil est dans le viseur, sans jamais être mise en œuvre. Le projet de décret faisait déjà partie de la loi ESSOC en 2018, mais n’avait pas abouti. Puis il a été intégré à la loi ASAP (loi d’accélération et de simplification de l’action publique), fin 2020. Désormais, les nouvelles modalités doivent entrer en vigueur, par ordonnance, au 1er septembre 2021.
Parmi les points qui cristallisent la colère, le taux d’encadrement et le taux d’occupation. Aujourd’hui, une crèche peut accueillir un sureffectif d’enfants de 110 à 120 % selon sa taille, certains jours de la semaine. Le tout est de ne pas dépasser les 100 % d’occupation dans le total hebdomadaire. Avec la réforme, ce taux serait de 115 % pour toutes les structures, même les plus petites. Surtout, le mode de calcul change : la moyenne à prendre en compte serait annuelle et non plus hebdomadaire, « ce qui va pousser à outrance ce taux de suroccupation », regrette Delphine Depay. « Cela crée des places qui n’existent pas, et dégrade les soins apportés par les professionnels aux enfants ».
Ensuite, il fallait compter jusqu’ici un professionnel pour cinq bébés, et un pour huit enfants en âge de marcher. Le projet de décret propose, lui, un taux unique d’un adulte pour six enfants, peu importe leur âge. Or, « la réalité ce n’est déjà pas un pour cinq, parce que les crèches peuvent accueillir des enfants en surnombre », souligne Sylvie Beck. Marie confirme : « dans une structure agréée pour 16 enfants, certains jours tu te retrouves à 20 enfants pour deux adultes, tu ne peux plus assurer leur sécurité… » La professionnelle vient de mettre fin à sa période d’essai dans une structure qu’elle juge « maltraitante ». Ce 30 mars, les portes de celle-ci sont restées closes : toutes ses collègues se sont mises en grève.
En route vers la privatisation ?
Dans le projet de décret Taquet, le diable se niche aussi dans les détails. Si en apparence, la proportion de 40 % de personnel diplômé pour 60 % de personnel (moins) qualifié est maintenue, certaines formulations alertent les syndicats. « Il y a des tas d’articles où le mot « encadrant » est remplacé par le mot « personnel présent ». Je pense qu’il y a une entourloupe. Pour les sorties à deux adultes, on a la mention : « personne placée auprès du groupe d’enfants » — cela pourrait être un parent, un professeur… », s’inquiète Sylvie Beck. Comme pour la marge de suroccupation, en vitrine, on ne touche à rien. Mais les modes de calcul ou les formulations changent et ouvrent des brèches. « Il faut que les salariés se rendent compte que c’est pire que ce que l’on imagine », résume la responsable syndicale.
En dégradant encore davantage les modes d’accueil collectif, ces nouvelles modalités constituent « une autoroute toute tracée pour que les parents aient recours [au statut de] particuliers employeurs, et à des structures privées lucratives », selon Delphine Depay. Ces dernières se développent depuis 2014, « de manière effrénée, surtout dans les métropoles ». Avec des prix d’accueil élevés, elles parviennent à dégager des bénéfices. Marie, elle, cite les réseaux de crèches People & Baby, ou Les Petits Chaperons Rouges, et voit dans cette réforme à venir une manière de « favoriser ces initiatives lucratives, les projets particuliers pour les gens qui ont de l’argent, les crèches d’entreprise… »
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