Geodis, Gennevilliers, logistique

La logistique et le transport, un secteur stratégique pour le capitalisme…et la lutte sociale


Des centres logistiques aux livreurs de colis, des centaines de milliers d’ouvriers ont entre les mains chaque jour les biens de consommation ou l’équipement nécessaire à faire tourner le pays. Si beaucoup en rêvent, aucune grève d’ampleur n’a pourtant pu enrayer ce flux infini d’objet ou de nourriture. Pourtant, le secteur de la logistique et des transports ne manque pas de raisons pour s’embraser.

 

Reculer pour mieux sauter, voici comment résumer l’échec de la grève des dépôts Fedex, par les sous-traitants et des livreurs qui aurait dû l’avoir lieu à Noël. Période ultra stratégique, où le nombre de colis à traiter et à livrer explose, le blocage des dépôts aurait pu offrir aux travailleurs du secteur un poids non négligeable pour des négociations salariales.  Mais finalement, la grève n’aura pas lieu.

« Mobiliser à cette période, c’est compliqué. Aller bloquer un dépôt à l’aéroport Charles de Gaule, avec le plan Vigipirate renforcé, il pourrait y avoir des gardes à vue, à l’aube de Noël, on ne veut pas mettre les gens en danger », signale Hervé Street, l’un des organisateurs du mouvement et président de l’Association de défense des sous-traitants transport France (ADDSTTF). Pourtant, les raisons de débrayage ne manquaient pas : Réduction de la charge de travail, revalorisation salariales, paiement des heures supplémentaires… des revendications communes dans ce secteur.

« Ce qui revient souvent, c’est les problèmes de rémunération, les conditions de travail, la formation du personnel ou le sous effectif. En particulier lors de pics d’activité comme dans les derniers mois de l’année avec les fêtes, là ils compriment très fortement les salariés pour dégager le maximum sur leurs marges », détaille Julien Bourique, secrétaire à l’Union Sud Transport (UST). Il note dans le même temps la difficulté à faire émerger des mouvements de grèves, malgré ces problématiques communes.

 

L’entrepôt logistique, l’usine fragmentée

 

Dans le secteur de la logistique et du transport, pourtant, des centaines de milliers d’ouvriers auraient le pouvoir de paralyser le pays. Car avant de passer dans les mains de livreurs, les colis traversent ces immenses dépôts logistiques qui fleurissent à travers le pays depuis 20 ans. Véritables usines du XXIe siècle, ces entrepôts emploient 800 000 ouvriers de la logistique, 13% des ouvriers de France. Rouage essentiel du capitalisme mondialisé, les entrepôts logistiques apparaissent désormais comme l’une des cibles privilégiées pour la lutte sociale. Des gilets jaunes au mouvement contre la réforme des retraites, le blocage général des dépôts pour paralyser l’économie est apparu comme une aspiration, pourtant difficile à matérialiser.

« Le paradoxe, c’est qu’il n’y a pas de lutte syndicale très forte dans les entrepôts. Mais pour autant, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de subjectivité, de résistance, chez les ouvriers de la logistique, qui font une distinction très nette entre le « nous » ouvrier et le « eux » patronal, souligne David Gaborieau, sociologue et spécialiste du monde de la logistique. Pour expliquer le manque de syndicalisation, il pointe l’éclatement des dépôts logistiques, « éclaté en plein de petites unités productives », à l’opposé de la concentration industrielle qui a longtemps existé dans l’automobile, par exemple.

La logistique affiche un taux de syndicalisation de 4%, contre 10% en moyenne dans le monde ouvrier. L’intérim, surreprésenté dans les entrepôts logistiques et le recours à la sous-traitance, peuvent aussi expliquer la faiblesse des syndicats dans ce secteur. En enquêtant sur le terrain, David Gaborieau a pourtant constaté une conscience ouvrière très forte, mais qui peine à franchir les murs des dépôts : « Il y a une contreculture ouvrière très nette dans les entrepôts, des blagues, une forme de résistance plus informelle, de la conflictualité », énumère-t-il. Alors que la tendance est à la construction d’entrepôts logistiques toujours plus grands, le sociologue voit dans la concentration de plusieurs milliers d’ouvriers dans un même espace un terreau fertile à la syndicalisation, donc à la lutte.

 

Géodis Gennevilliers, la lutte chevillée au corps

 

L’un des exemples de cette conflictualité se trouve dans le port de Gennevilliers, dans les Hauts-De-Seine. Zone historiquement dédiée à la logistique, première plateforme portuaire d’Île-de-France, il arrive ici près de 20 millions de tonnes de marchandise par an, acheminée principalement depuis le port du Havre. C’est ici aussi que depuis 2015, les travailleurs du dépôt de Géodis multiplient les actions et les grèves pour dénoncer leurs conditions de travail : bas salaires, accident de travail à répétition, condition d’hygiène déplorable dans le dépôt, surveillance et répression syndicale. Si dans le monde merveilleux du capitalisme, les marchandises peuvent traverser le monde en quelques jours, les Géodis ont rappelé qu’un colis ne se déplace pas par magie et qu’ils abiment les corps de celles et ceux qui les déplacent. Filiale de la SNCF, Géodis réalise des profits records (13 milliards de chiffres d’affaires et 500 millions de profit) grâce à sa branche logistique.

En novembre 2022, après un mois de grève suivie par trois quarts des effectifs et des colis qui s’accumulaient sur les quais du dépôt, les Géodis obtiennent des augmentations et des revalorisations salariales, ainsi qu’une prime d’inflation de 600 euros. Apparus sept ans plus tôt, les premiers mouvements de contestation chez Géodis se sont faits hors d’un cadre syndical, avant d’être soutenus puis amplifiés par l’union locale de la CGT. Les Géodis ont aussi fait déborder leur lutte, en participant très régulièrement à des cortèges ou des luttes en dehors de leur propre cadre. Une manière de grossir leurs rangs en retour, lors d’action de blocage devant leur dépôt, largement suivie et relayée par des travailleurs au-delà de la logistique.

 

La logistique, un secteur stratégique pour l’économie…donc pour la grève

 

« Bloquer une chaine logistique, ce n’est pas juste arrêter la livraison des colis, c’est enrayer toute la machine productive. La logistique aujourd’hui elle ne sert pas juste à livrer des colis, mais aussi à livrer plein de pièces, c’est tout le tissu productif qui peut être impacté. Il y a un pouvoir très fort dans ce secteur. Il ne suffit de pas grand-chose pour que tout s’enraye », souligne David Gaborieau. Hervé Street abonde : « Si demain, les livreurs et les sous-traitants arrivent à former une grève massive, on aurait en moyenne 75% des petites et moyennes sociétés qui seraient touchées, donc qui ne recevraient pas les livraisons dans leurs boutiques ou dans leurs bureaux. Mais aussi les particuliers qui ne recevraient plus leur commande de e-commerce réalisée sur internet », pointe-t-il.

De quoi faire pression sur les donneurs d’ordre comme Amazon, Fedex, GLS ou DHL, qui emploient des dizaines de milliers d’entreprises de livraisons à travers la France. « Ça aurait aussi un impact sur les plateformes de e-commerce, qui sont les premiers responsables des difficultés qu’on rencontre dans le domaine des transports », ajoute Hervé Street. Comme le souligne David Gaborieau, « les dépôts logistiques sont des lieux stratégiques pour l’économie capitaliste contemporaine et donc pour les luttes sociales ».

 

Sous-traitance en cascade et intérim, l’isolement des livreurs de colis

 

Si l’organisation de blocage de grande ampleur des dépôts logistique n’est pas encore possible, la colère gronde aussi dans le secteur de la livraison de colis. « Il y a un tel malaise dans le secteur du transport, dans les relations avec les donneurs d’ordre, que ça peut basculer à tout moment. Les sous-traitants ne gagnent plus leur vie, les livreurs travaillent dans des conditions impossibles, il manque 60 000 chauffeurs routiers en France», énumère Hervé Street.

Livreur depuis sept ans, Zack, encore la vingtaine, ne se voit pas continuer longtemps dans ce milieu. Mais avant, il souhaite participer à déclencher l’étincelle : « On te demande d’en faire toujours plus et ton salaire ne bouge pas, par ce que ton patron ne peut pas te payer plus. Je veux montrer à ces grosses boites qu’on n’est pas des esclaves et qu’un jour on pourra changer les choses », clame-t-il. Mais le jeune livreur a aussi constaté l’absence d’une force collective indispensable à l’émergence d’une lutte.

En cause, l’organisation du travail chez les livreurs, mal payés par des sous-traitants eux-mêmes en grandes difficultés et travaillant dans des cadences infernales avec un fort taux de turn-over. « J’ai déjà essayé de rassembler des livreurs, mais les gens ils ont des factures, ils ont des frigos à remplir, ils ont des enfants. Tu leur dis viens on fait la grève, mais une journée de taf en moins on est morts… voilà ou on en est », résume-t-il froidement.

 

Un secteur jeune et éloigné du syndicalisme

 

Les livreurs de colis, qui prennent le relais des ouvriers de la logistique en dehors des dépôts, payent aujourd’hui le prix de la libéralisation d’un secteur éclaté en une multitude de petites entreprises sous-traitantes, elles-mêmes dépendantes de leurs donneurs d’ordres. Un travail individuel, dicté par des algorithmes, avec un fort taux de turn-over et des contrats précaires, là encore, tous les ingrédients sont réunis pour casser les collectifs de travail, et donc la syndicalisation.

« Il y a aussi l’enjeu de la caractéristique de la main-d’œuvre, note David Gaborieau. Elle est jeune, souvent racisée dans les grandes métropoles, et avec un rapport au travail plus distant. Ça crée des décalages avec le syndicalisme traditionnel ». Ce décalage, voire cette méfiance, répandue partout et aggravée par la destruction des collectifs de travail et la précarité, Zak l’a bien intégrée : « Il n’y a pas de structure pour rassembler les sous-traitants, tu veux parler avec les syndicats, mais ils vont faire quoi ? Ils ne connaissent pas notre boulot. Nous les mecs de banlieue, on ne les voit pas les syndicats, on regarde juste ce qu’il y a marqué en bas de notre fiche de paie », fustige-t-il.

Les colis non livrés soustraits directement sur la paie du livreur, les heures supplémentaires non payées, le chargement du camion en dehors des heures de travail, les véhicules dans des états catastrophiques et les journées à rallonge, Hervé et Zak font le portrait d’un système malade, où le syndicalisme aurait toute sa place. Éparpillés dans différentes fédérations, entre le Transport, les PTT, le rail, le commerce et le e-commerce, les syndicats peinent encore à s’ancrer dans le secteur de la livraison de colis.

Pour Julien Bourique, de l’Union Sud Transport, la convergence entre les différents secteurs au sein de la branche transport est indispensable. « Si on arrive à créer un outil syndical de lutte et des liens entre les différents modes de transport et la logistique, on est en mesure d’agir durablement sur le système vasculaire de l’économie capitaliste. Il y a là un intérêt pour le syndicalisme de lutte qui est très important », soulève-t-il. Mais l’heure n’est pas encore encore à la convergence totale, note le syndicaliste, pour qui la culture syndicale n’est pas encore la norme dans ces secteurs. « L’UST est une pépinière de syndicats, avec le soutien militant et logistique de SUD Rail, on fournit des outils et une culture de lutte syndicale notamment dans la logistique. Mais la difficulté c’est de faire tenir les équipes syndicales dans la durée, ça part souvent très fort, mais à cause du turn-over et du mouvement des salariés, on est encore en phase de développement ». Cependant, Julien Bourique constate actuellement une activité syndicale très forte dans la logistique, avec des créations de sections syndicales « toutes les semaines ». Pour les livreurs de colis en revanche, leurs éclatements entre le secteur des transports ou du commerce, et leurs dispersions au sein d’une multitude de petite ou très petites entreprises sous-traitantes rend difficile la construction d’une culture syndicale large, malgré des luttes locales soutenues par les syndicats.

 

“Ils sont conscient du danger qu’on peut représenter à l’avenir”

 

Face aux problèmes structurels du secteur de la livraison, Hervé Street ancien livreur et lui-même sous-traitant, s’est lancé dans un combat acharné il y a deux ans, pour mettre en lumière et améliorer les conditions de travail des sous-traitants et des livreurs de colis. Tractages, blocages devant des dépôts, poursuite devant les tribunaux, parti de rien, il est aujourd’hui l’un des fers de lance de la lutte des travailleurs du colis. Si les résultats ne sont pas encore au rendez-vous, son association tisse sa toile et agrège de plus en plus de professionnels du milieu, et avec eux leurs problèmes et leur colère. « Ce qu’on est en train de montrer, c’est qu’une force est en train de naitre, elle prend de l’ampleur. Les donneurs d’ordre, on commence à les intimider, ça leur fait peur. Même si on ne représente pas un grand danger pour eux aujourd’hui, ils ont conscience du danger qu’on peut représenter à l’avenir », affirme-t-il.

Aux États-Unis, un nouveau syndicat de travailleurs d’Amazon a fait grand bruit ces deux dernières années. La création de L’Amazon Union Worker, dirigé par l’emblématique Chris Smalls, est déjà une victoire en soi tant l’entreprise de Jeff Bezos reste hostile au syndicalisme. Amazon aurait dépensé des millions de dollars pour empêcher l’existence de ce syndicat, qui continue pourtant de s’étendre. Un syndicat qui pourrait donner des idées aux livreurs français ? En Moselle des livreurs d’un sous-traitant Amazon ont mené une grève victorieuse pour obtenir le retour d’une prime de Noël de 150 euros après une journée de grève le 29 novembre dernier. Les livreurs ont dans la foulée constitué une section CGT, pour poursuivre leur combat.