Bergams Grève

Après 40 jours de grève, Bergams brandit la menace de la liquidation


L’usine Bergams de Grigny fermera-t-elle ? Alors que les salariées – majoritairement des femmes – de cette entreprise de production de sandwichs et de plats cuisinés froids sont en grève depuis bientôt 45 jours, leur employeur envisage une liquidation judiciaire du site. « On veut travailler, mais avec dignité » martèlent les grévistes, qui protestaient initialement contre un accord de performance collective lourd de conséquences sur leurs conditions de travail. 

 

Après avoir grillé sa cigarette, Yvonne jette le mégot dans un tas de cendres, d’où s’échappent encore quelques flammes. Cette salariée de l’usine Bergams de Grigny (Essonne) a cessé le travail, comme la majorité de ses collègues, depuis 42 jours. « Les gens ont pété un plomb », glisse-t-elle d’une voix grave, droite sur sa chaise. Ses mains, ornées de bracelets, restent posées sur ses jambes croisées. « C’est un tout. La fatigue, nos conditions de travail, tous nos acquis perdus ». Aux abords du rond-point voisin, des drapeaux syndicaux flottent, l’allure tombante. Une banderole à demi couchée dans l’herbe clame : « Bergams-Norac, non à l’esclavage ! Rendez les salaires ». Sur le piquet de grève, tenu chaque jour à l’entrée de l’usine, l’ambiance reste combative. Mais pesante.

Mercredi 20 octobre, les grévistes ont appris que leur employeur souhaitait la liquidation judiciaire du site. Le lendemain de la nouvelle, plusieurs étaient en déplacement à Rennes devant le siège de la maison-mère, Norac. Ce géant de l’agroalimentaire affiche près de 886 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2018. Son dirigeant, Bruno Caron, fait partie des 500 plus grandes fortunes de France selon Challenges.

Difficile de déterminer le taux de grévistes exact, parmi les 280 salariés du site de Grigny. Les syndicats évoquent 95 %. Avec une certitude : plus rien ne sort de l’usine depuis mi-septembre. « La production, la réception et l’expédition des produits de négoce sont à l’arrêt », nous confirme la direction de Bergams. Pour s’adresser aux médias, l’entreprise s’appuie sur l’agence Havas, leader dans la communication de crise des industriels. Elle nous confirme envisager de demander au tribunal de commerce une procédure de liquidation judiciaire. Le dossier devrait être déposé le 4 novembre.

Ce sujet sera à l’ordre du jour d’un CSE exceptionnel, convoqué vendredi 29 octobre. L’intersyndicale qui réunit FO, la CGT, Sud Solidaires et la CFTC s’y prépare. « Pour les grévistes et les syndicalistes, la bataille est désormais de garder l’entreprise. Quand on voit les profits que fait le groupe Norac, on se dit qu’ils profitent de la situation… » estime Catherine Fayet, secrétaire de Solidaires 91. Elle s’approche de Chouchou, une salariée gréviste, et la prend dans ses bras : « Alors le moral ? C’est normal si ça chute… » « T’inquiète ! » sourit cette dernière. Chouchou travaille depuis 2009 pour l’entreprise. Dans l’étiquetage. Sur le piquet de grève, ses collègues semblent l’apprécier, lancent son surnom à la volée. Chouchou, « c’est parce qu’avant, elle vendait des légumes, souvent des choux», glisse Véronique, assise à ses côtés.

 

Augmentation du temps de travail, baisse du salaire

 

À l’origine, la grève des Bergams avait été initiée contre un accord de performance collective (APC), entré en vigueur en janvier 2021. L’impact sur les conditions de travail a été conséquent. Depuis son application, le temps de travail a augmenté de 35 à 37,5 heures hebdomadaires. « Un passage aux 40 voire 42 heures est prévu à la fin de l’année », précise Chouchou. Dans le même temps, les salaires ont baissé de 100 à 1 000 euros mensuels. Quant aux heures supplémentaires, elles ne sont plus payées chaque mois, mais annualisées.

Véronique, avec force et clarté, rembobine le fil. Elle est entrée chez Bergams il y a vingt ans, au sein de l’équipe de nuit. Elle y gagnait 1770 euros brut, auxquelles s’ajoutaient 400 euros de primes de nuit. En 2017, l’équipe de nuit à disparu : fini, les 400 euros de primes. Début 2021, l’APC est entré en vigueur. Son salaire mensuel est alors passé de 1770 à 1570 euros. D’autres primes ont été supprimées, dont celle du dimanche. En vingt ans d’usine, Véronique a donc perdu 750 euros, dont 350 depuis l’APC. Durant toutes ces années, elle n’avait jamais fait grève. Cette fois, le ras-le-bol était trop grand.

Pour couronner le tout, les cadences de travail ont augmenté dans la foulée de l’APC. Opératrice, Véronique envoie le pain sur une machine fabriquant les sandwichs triangles, pour des enseignes comme Monoprix. « On doit toujours produire plus vite » affirme-t-elle, en espaçant ses deux doigts, pour montrer les millimètres entre chaque pain qui se réduisent au fil des mois.

Yvonne, elle, donne les cadences. Une cheffe de ligne. « Parfois, ma feuille de production, que je dois réaliser en moins de temps possible, est de 10 heures à cadence normale. Je ne vais pas faire travailler les gens 10 heures… Donc, je suis obligée d’augmenter la vitesse ». Augmenter l’amplitude horaire ou la cadence ? Dans les deux cas, « les gens vont mourir sur la chaîne… L’un ou l’autre, c’est épuisant ».

L’APC a engendré, chez elle aussi, de l’épuisement. Son temps de travail a augmenté. Et sa rémunération, baissée de 300 euros net par mois. Comme elle gagne davantage que les opératrices, elle ne souhaite pas s’en plaindre. « Je m’estime quand même plus chanceuse que les autres ». Cela fait deux ans qu’elle est passée cheffe de ligne. « J’ai bataillé pour évoluer. Pour une femme, c’est toujours plus compliqué que pour un homme ». Mais suite à l’APC, on lui a imposé de travailler une semaine comme opératrice, une semaine comme cheffe de ligne. Son ancienneté n’est plus prise en compte. Le soir, elle voit à peine sa fille. N’a plus l’énergie de préparer à manger, et préfère commander. Elle restreint aussi leurs loisirs. La grande majorité des Bergams de Grigny sont des femmes. Comme Yvonne ou Véronique, beaucoup élèvent seules leurs enfants.

 

« Plan de survie » ou fermeture programmée par Bergams ?

 

Avant d’être appliqué, l’APC a été voté par référendum. 57% des salariés l’ont approuvé, en octobre 2020. Mais « il a été signé par la peur », estime Yvonne. La crise sanitaire a été un terreau fertile pour ce type d’accords, nés des ordonnances Pénicaud de 2017, comme le décrypte un dossier de Politis sur le sujet. Le deal : la dégradation des conditions de travail, contre la promesse du maintien des emplois. « On venait nous voir tous les jours, en nous rabâchant qu’il fallait signer, sinon l’entreprise allait fermer, et on ne retrouverait pas de travail. Quand tu allumais ta télé, tu t’apercevais que des boîtes fermaient partout… Tu as ta famille, ta baraque… » retrace Yvonne. « Alors je l’ai signé, cette merde. Je le dis sans honte : j’ai signé par peur ».

L’argumentaire de la direction n’a pas changé. « L’APC avait pour objectif de préserver l’emploi des salariés en CDI et d’éviter les licenciements économiques alors même que l’entreprise était fortement impactée par la crise du Covid », nous soutient-elle. Mais ce discours a laissé un goût amer chez les grévistes. Véronique s’en souvient : la direction leur assurait : « on a perdu Air France », « Starbucks et Elior ont diminué leurs commandes »,… Mais dans la foulée « toutes les commandes en stand-by ont repris, trois semaines après le vote de l’APC ! » Selon elle, ces commandes ont été mises en suspens ou déplacées sur d’autres usines du groupe Norac. « Ils ont fait cela volontairement, pour nous faire travailler à bas prix ». Plusieurs salariés partagent l’impression qu’on leur a « menti » sur les pertes réelles de l’entreprise.

La direction de Bergams ne nous a pas répondu sur ces retours immédiats de clients décrits par des grévistes. En revanche, elle impute la fuite de ses clients au mouvement de lutte. Pour elle, l’APC présenté dès juillet 2020 visait à « ramener la société à l’équilibre en 2023 et assurer ainsi sa pérennité, impliquant un « plan de survie » (…) Alors que l’activité commençait tout juste, depuis juillet et août 2021, à redonner des perspectives plus optimistes, le blocage du site engagé depuis le 16 septembre a mis fin à ces espérances.»

Depuis, Elior, Monoprix, Carrefour ou encore Air France ont rompu leurs relations commerciales avec l’entreprise ou choisi d’aller en partie vers des concurrents, nous indique-t-elle. Ces gros clients estimaient « qu’il était trop risqué de travailler avec Bergams, ce qui signifie la perte de la quasi-totalité du chiffre d’affaires », écrit-elle encore. « La perte définitive du dernier client historique de la société a été formalisée le 15 octobre ». 

 

« La menace de la liquidation est un levier puissant »

 

Mi-septembre, les grévistes exigeaient la fin de l’APC. Au fil des semaines, les revendications ont évolué. Aujourd’hui, ils s’apprêtent à batailler simplement contre la liquidation de leur usine. « Personne ne veut la fermeture de la boîte. Tout le monde veut travailler… », déplore Chouchou. « Mais dans la dignité » conclut Véronique.

Un calendrier de négociations avec les délégués syndicaux est en route depuis mai 2021. La direction assure avoir fait des propositions. Entre autres, sur la reconnaissance de l’ancienneté : « 30€/mois bruts entre 10 et 15 ans d’ancienneté, 60€/mois bruts entre 15 ans et 20 ans, 90€/mois bruts au-delà de 20 ans, sous réserve cependant que la situation financière de l’entreprise le permette ». Quant au paiement mensualisé des heures supplémentaires, « revendication centrale des syndicats, la direction avait indiqué être ouverte à une réflexion sur le sujet à compter de février 2022 ». À chaque fois, ces propositions ont été soumises à une condition : le « déblocage » du site de Grigny. « Malgré cela, les délégués syndicaux ont refusé toute forme de dialogue avec la direction », fustige l’employeur.

Un premier médiateur, désigné fin septembre, a mis sur la table un protocole d’accord impliquant le fameux « déblocage » du site. Les grévistes n’ont pas bougé de leur piquet. L’employeur a alors transmis l’affaire au juge des référés. Ce dernier l’a débouté de sa demande le 7 octobre, et refusé d’ordonner ce « déblocage ». Enfin, le 11 octobre, la direction a été « reçue au ministère du Travail, par Gwenaël Fortin, directeur adjoint du cabinet de la ministre du Travail, et Philippe Coupard, directeur adjoint de la DIRECCTE de l’Essonne », nous précise-t-elle. La tentative d’une nouvelle médiation n’a pas non plus abouti.

Deux versions de l’histoire s’opposent. « La direction explique aux non-grévistes, à la mairie ou à la presse que l’on bloque l’entreprise et que l’on ne veut pas négocier : or c’est faux », contredit Amadou Sow, délégué syndical CGT de Bergams. « Il n’y a que nous qui demandons à négocier, tous les deux ou trois jours, par mail… Et on ne nous répond pas. Ou alors, on nous dit d’enlever nos palettes – mais on ne bloque pas, on ne fait que ralentir ! » De fait, les voitures continuent de circuler à l’entrée de l’usine. 

« La menace de la liquidation est un levier puissant du patronat. Est-ce que c’est pour faire de la revente ? Pour délocaliser ? » s’interroge François Spinner, soutien des grévistes, syndiqué à Sud Éducation 91. « La stratégie de l’industriel n’est pas lisible, pas transparente… » Face à ses camarades qui se confondent en hypothèses, Marc Fray, également soutien syndiqué chez Sud, ironise. « Vous ne comprenez donc pas… c’est l’effet Wahou ! » Une référence aux crêpes Wahou, autre filiale du puissant groupe Norac.