Covid-19 : la crise économique qui vient


 

La crise sanitaire est loin d’être terminée, que déjà pointent d’autres difficultés. En France, quatre millions de personnes sont déjà en chômage partiel. L’Espagne a enregistré 300 000 demandes d’allocations chômage de plus au mois de mars, les États-Unis plus de 6 millions en une semaine. Pour essayer de comprendre ce à quoi nous allons avoir à faire, nous avons interrogé Benoît Borrits, l’auteur de « Au-delà de la propriété, pour une économie des communs » et l’animateur des sites Économie et Association Autogestion.

 

 

Quelles pourraient être les conséquences pour la population d’une crise financière et d’une récession qui sont annoncées plus fortes que celles de 2008 ? Doit-on s’attendre à une explosion du chômage ?

Il est difficile à cette étape de deviner ce que sera l’avenir et les économistes se montrent excessivement prudents sur la reprise économique à l’issue du confinement. Le fait que nous ne connaissions pas les conditions de sortie de la pandémie rend encore plus difficile l’établissement d’un tel scénario. Une fois dit ceci, nous savons déjà que nous serons en récession sur l’année 2020, c’est-à-dire que nous produirons moins cette année que l’année précédente. C’est certain pour la zone euro, et clairement envisagé pour l’économie mondiale.

Une récession ne devrait pas être grave en soi : ceci signifie simplement que l’on produit moins, ce qui apparaît même comme une bonne nouvelle pour l’environnement. Le problème auquel nous faisons face est que notre économie est principalement capitaliste, c’est-à-dire dominée par des sociétés de capitaux, fondées par des apporteurs de capitaux dont l’unique objectif est de faire plus d’argent avec de l’argent. Ceci signifie que dans ces entreprises, ceux qui travaillent ne reçoivent pas l’intégralité de ce qu’ils produisent, ce que l’on appelle la valeur ajoutée. Ils reçoivent leurs salaires nets et les cotisations sociales. Le reste, c’est-à-dire la différence entre la valeur ajoutée et la masse salariale, forme le profit.

Tout cela ne peut fonctionner que si, et seulement si, la valeur ajoutée est supérieure à la masse salariale. Et dans le cas d’une récession brutale, cette condition n’est plus respectée. Alors, les sociétés de capitaux cherchent à licencier pour restaurer des marges quand elles le peuvent. Certaines entreprises vont être en cessation de paiement, les faillites vont se multiplier, ce qui signifiera des destructions d’emplois et de collectifs de travail.

 

 

On s’interroge sur les rythmes de la reprise à la sortie du confinement. Il y aura moins de travailleur.ses en poste. Les ménages qui auront connu des baisses significatives de revenus seront peu enclins à dépenser et certaines chaînes de production seront désorganisées à cause de faillites de fournisseurs. La Chine, qui commence sa sortie du confinement, nous montre que la reprise n’est pas simplement un retour à ce qui existait précédemment. Le redémarrage est lent, ne serait-ce que parce que cette économie est dépendante des commandes de pays actuellement en confinement et que la population a subi des pertes de revenus et ne consomme pas comme attendu.

Sur ce point, il va de soi que le modèle social qui existe dans chacun des pays ne sera pas sans effet sur la reprise. On peut voir, sans que cela soit systématique, et ce, pour toute une série de raisons, qu’un bon niveau de protection sociale peut aussi aider à la reprise de l’économie capitaliste dans la mesure où il influe sur la demande. Quoi qu’il en soit, il est certain que cette crise économique majeure va entraîner une recrudescence du chômage et de la précarité du seul fait que nous vivons dans des économies capitalistes.

 

Le gouvernement français a annoncé 45 milliards de mesures pour les entreprises ainsi que le paiement du chômage partiel. Est-ce la fin de l’austérité budgétaire ?

 

C’est le paradoxe apparent de cette crise. L’austérité budgétaire était de mise de façon à faciliter les profits des entreprises. L’exemple le plus criant est bien sûr la santé publique où depuis des années les personnels se plaignaient du manque de moyens. Le budget de la santé était défini par le gouvernement dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) avec pour unique boussole, la réduction du non marchand afin de réduire les prélèvements pour satisfaire les besoins des actionnaires. Une méthode plus rationnelle aurait été de définir avec les personnels soignants les moyens à mettre en œuvre pour une santé publique de bon niveau et nous aurions alors déterminé le budget avec le niveau de prélèvement sur l’économie marchande que nous sommes collectivement prêts à assumer. Cette remarque vaut pour tous les services non marchands sacrifiés depuis des années sur l’autel du profit.

Comme nous l’avons dit, la pandémie impose le confinement des populations et une chute brutale de la production. Comme le système économique capitaliste supporte mal les récessions, l’État vole alors à son secours avec un langage qui se veut le plus neutre possible. Deux mots d’ordre reviennent en boucle dans la communication : « Sauver l’économie » et son corollaire « sauver les entreprises et les emplois ». Cela apparaît comme l’évidence… et pourtant, on n’interroge jamais ce qu’est l’entreprise. Il nous faut affirmer haut et fort que l’entreprise n’est pas la société de capitaux. L’entreprise, c’est avant toute chose un collectif de travail qui produit des biens et des services et c’est ce collectif de travail qu’il convient de sauvegarder, pas la société de capitaux qui ponctionne une fraction de la valeur ajoutée pour les actionnaires. Lorsque le gouvernement prend en charge les cotisations sociales (21 milliards) et le chômage partiel (8 milliards) en lieu et place des sociétés de capitaux, ceci signifie que les actionnaires ont failli dans leurs obligations de payer les salaires et qu’ils doivent donc partir.

La meilleure façon de sauver l’entreprise est d’en confier immédiatement la direction aux salarié.es. Mais ce n’est évidemment pas ce que le gouvernement a en tête. C’est donc un véritable détournement de l’argent public qui se met en place pour sauver les sociétés de capitaux et donc le patrimoine des actionnaires, et ce, sous couvert de sauver l’économie et les emplois.

 

Les bourses ont dévissé de 30 % et les banques centrales allongent les milliards : 750 pour la Banque centrale européenne et 1500 pour la Réserve fédérale américaine. Peux-tu nous expliquer ce qui se joue là ?

 

L’État a la possibilité d’emprunter sur les marchés financiers en émettant des obligations. C’est-à-dire des titres financiers qui reconnaissent à son détenteur le versement d’un coupon annuel correspondant à un taux d’intérêt, assorti d’une promesse de remboursement de l’emprunt à l’échéance de celle-ci. Lorsque Emmanuel Macron a annoncé les 45 milliards de mesures, le taux français s’est brusquement tendu : + 0,21 % pour les obligations à 10 ans, contre – 0,5 % auparavant. C’est dans ce contexte que la Banque centrale européenne est intervenue.

La zone euro a su tirer les leçons de la crise généralisée de la dette de ses États consécutive à 2008 en autorisant la BCE à acheter des obligations d’États sur le marché secondaire. Le marché secondaire est celui où les obligations déjà émises – des obligations d’occasion en quelque sorte – sont échangées et c’est sur celui-ci que se forment au jour le jour les taux d’intérêts auxquels les États peuvent emprunter. Il faut considérer que c’est un compromis, accepté à contrecœur par certains États, qui permet de contourner le Traité de Maastricht qui interdisait à la BCE de financer le déficit des États. La BCE n’achète donc pas de dettes des États au moment où ils empruntent, mais en deuxième main sur le marché secondaire. Elle détient donc bien en partie la dette des États, l’autre partie restant détenue par des agents privés.

 

 

En faisant ceci, elle devient un acheteur incontournable de cette dette qui permet de rééquilibrer l’offre et la demande sur les obligations d’États pour tirer les taux d’intérêts à la baisse. Ceci permet à la fois de desserrer l’étau financier sur les États tout en soutenant l’investissement et les valorisations des sociétés privées. En théorie, il n’y a donc absolument aucune limite à la création monétaire de la part de la BCE. Ce système peut fonctionner à l’infini. Il s’agit tout simplement de la version moderne de la « planche à billets » : rien n’interdit d’émettre de la monnaie pour payer ce que l’État souhaite, même si cela pourra être demain une source d’inflation. Cette inflation peut d’ailleurs être une sortie de crise possible pour les possédants dans la mesure où celle-ci est source de profits par la dévalorisation des salaires réels. Dans un tel cas de figure, il faudra alors remettre à l’ordre du jour la vieille revendication d’échelle mobile des salaires. Il n’en reste pas moins vrai que cette solution sera politiquement délicate à mettre en œuvre dans le cadre de l’Union européenne et pourrait même être une source d’éclatement de celle-ci.

Le krach boursier a tout lieu d’être indifférent à toute personne qui ne détient pas d’actions. Mais on aurait bien tort de se limiter à un tel constat. La valorisation des entreprises, comme celle de tout titre financier, est donnée par l’actualisation de ses flux futurs de trésorerie. Pour une action, ceci veut dire que les analystes financiers établissent un scénario de dividendes à venir. Le montant de chaque dividende est actualisé. C’est-à-dire qu’il va être dévalorisé par le taux d’intérêt qui rémunère le temps et la prime de risque qui rémunère l’incertitude. La valeur théorique de l’action est alors égale à la somme des dividendes actualisée.

 

 

Pour que l’économie capitaliste fonctionne correctement, c’est-à-dire qu’elle investisse et crée des emplois, il vaut mieux que taux d’intérêt et prime de risque soient au plus bas possible. Le taux d’intérêt est de facto contrôlé par la banque centrale qui l’a considérablement fait baisser depuis 2008. Il n’en est pas de même de la prime de risque qui est l’expression de la peur des marchés. Dis autrement, lorsque la bourse prend un gadin de 30 %, il y a dans cette baisse à la fois une révision du scénario de dividendes et une hausse de la prime de risque. Pour résumer, le capitalisme est un système assez curieux qui ne fonctionne que si on y croit : il faut que les épargnants croient que les actions vont leur faire gagner de l’argent pour faire baisser la prime de risque.

Pour le dire autrement, les actionnaires qui viennent de perdre 30 % de leur mise vont être largement regardants sur les investissements des sociétés à l’avenir et cela va se refléter dans les décisions des directions des entreprises. On parlait souvent – parfois à tort, car cela dépendait des sociétés et de leur volatilité boursière – des 15 % de rendement attendu chaque année sur les fonds propres. Nul doute qu’ils vont être encore beaucoup plus exigeants à l’avenir. Il est à craindre que cela se traduise, hélas, par une reprise très faible de l’emploi avec des gouvernements aux petits soins pour que nos chers actionnaires soient rassurés. Bien sûr, cela se traduira par de nouvelles politiques antisociales de démantèlement de ce qui reste du Code du travail, de baisses de ressources pour le secteur non marchand, dont cette santé publique que nous aurions aimée plus étoffée en cette triste période.

Après cette nouvelle crise financière, il n’y a rien d’autre à attendre du capitalisme qu’une casse définitive de notre ancien modèle social sur fond de destruction massive de notre environnement. Que celles et ceux qui prônent un nouveau cours du capitalisme plus social et plus écologique nous expliquent comment. C’était difficile avant mars 2020 : cela devient mission impossible !

 

Et si la crise sanitaire dure ?

 

Ce serait franchement une nouvelle terrifiante. D’abord parce que cela signifierait encore plus de décès, et ensuite parce qu’il est possible qu’on passe à des périodes de confinement longues ou intermittentes, ce qui sera difficile à vivre. Si la récession est une excellente nouvelle pour notre planète, il vaut définitivement mieux que celle-ci soit choisie plutôt que subie.

On peut donc toujours imaginer que le gouvernement continuera à sortir le chéquier pour peu que la BCE suive, ce qui suppose le soutien des États européens et n’est pas non plus gagné d’avance. Toutes les contradictions des mesures d’urgence de sauvetage du capitalisme que nous avons pointées seront encore plus fortes qu’elles ne le sont aujourd’hui et lui imposeront demain de faire payer cette crise aux salarié.es. De ce point de vue et quelles que soient les conditions de sortie de cette pandémie, il est essentiel d’évincer les actionnaires le plus vite possible si nous voulons assurer à notre humanité un avenir qui mérite d’être vécu.