Une série de courriels internes à la direction de l’établissement, que Rapports de force a pu consulter, confirme une stratégie d’éviction des salarié·es indociles en 2018, et un climat managérial très éloigné du progressisme affiché par la directrice, Marie-José Malis.
On en sait aujourd’hui davantage sur les coulisses d’un conflit qui avait secoué le Landerneau culturel à l’automne 2018, et dont les braises sont encore chaudes : la grève de quatre-vingt-treize jours au théâtre de la Commune, à Aubervilliers.
Celle-ci avait éclaté au terme de quatre ans d’un management brutal, qui avait notamment vu le départ de 12 salarié·es permanent·es, soit la moitié des effectifs. La CGT dénonçait alors une « stratégie » de la direction pour « dégager les salarié.es un par un » et « les remplacer par d’autres supposés plus loyaux ». La succession de ruptures conventionnelles individuelles avait épargné à la directrice, Marie-Jo Malis, d’assumer le « plan de licenciements » qu’elle envisageait pour façonner « une équipe qui serve une aventure artistique », comme le révélèrent à l’époque les « CDN-leaks » : la fuite d’un embarrassant verbatim qui éclaboussa quelques autres éminences de la scène théâtrale.
Des échanges qui contredisent le narratif de la direction
Un an et demi plus tard, Rapports de force a pu consulter des courriels échangés sur plusieurs mois de l’année 2018 entre le « trio de direction » de l’établissement et une quatrième cadre qui lui était étroitement associée. Le contenu de ces courriels, tous antérieurs au démarrage de la grève, le 20 septembre 2018, contredit le narratif de la direction au sujet du conflit social qui a déchiré l’établissement.
Dans un long communiqué du 26 septembre 2018, intitulé « À propos de la grève au théâtre de la Commune », Marie-José Malis affirmait en effet n’avoir « conduit aucune stratégie perverse pour pousser les gens à la faute ». Elle se défendait par exemple d’avoir voulu « perversement licencier une salariée handicapée, en poste depuis une vingtaine d’années », estimant que cette accusation ne faisait que « servir le fétiche de la pseudo-lutte des classes ou du déchirement entre permanents et directeurs provisoires ».
Dans les courriels échangés, il apparaît au contraire nettement que les mois de mai, juin et juillet 2018 ont été activement mis à profit pour élaborer une « stratégie » – le mot revient souvent – pour se débarrasser de sept salarié·es jugé·es indésirables. Le sujet le plus discuté est le mode opératoire à observer vis-à-vis de deux syndicalistes CGT, Sophie Lopez (déléguée syndicale) et Myriam* (candidate, puis élue au CSE), ainsi que d’Émilie*, une salariée bénéficiant de la reconnaissance de la qualité de travailleuse handicapée (RQTH). Car licencier des salarié·es protégé·es par le Code du travail ne se fait heureusement pas en un claquement de doigts.
« Un placard »
Au sujet de Myriam, surnommée « LEPLOUK » dans un courriel : « Nous pouvons difficilement licencier pour faute » ou pour « incompatibilité d’humeur ». Et puis le risque est que tout le service « se mette en grève et que cela donne des ailes à Lopez avec saisine de l’inspecteur, de la Drac, des médias, de la CGT et tout le toutim ».
Pour ce qui ce qui est de la déléguée syndicale CGT, Sophie Lopez, surnommée « SLE » voire « SLEURK », on évoque un temps une stratégie de placardisation, sur le conseil d’un haut fonctionnaire, bon connaisseur de la Seine-Saint-Denis. Un courriel commente : « Il suggère […] de déplacer SL en la retirant de la direction du service billetterie et en lui confiant un poste au titre ronflant, avec maintien de salaire et d’échelon, etc. Un placard. Ce serait alors à elle d’engager une procédure aux prud’hommes qui pourrait durer 3 à 4 ans. » Un courriel, en réponse, ironise : « Le placard, mais cette fois hors de son service. On pourrait s’amuser un peu genre : responsable de la communication interne !!! »
Dans le même mouvement, il serait jouable de « déplacer Émilie ». Opérer à la veille des vacances permettrait de tester la détermination des salarié·es à se « mettre en grève pour elle [Sophie Lopez], et à cette période de l’année, ça peut être marrant ».
« Inspecteurs du travail totalement mélenchonisés ou stal »
En tout cas, est-il constaté, « dans le 93 », il n’y a « aucune chance d’obtenir le licenciement de SL » : « Les prud’hommes sont barricadés par la CGT, les inspecteurs du travail totalement mélenchonisés ou stal ». Des propos assez paradoxaux dans un théâtre qui se veut engagé à gauche, et accueille les séminaires du philosophe maoïste et défenseur de la Grande Révolution culturelle prolétarienne Alain Badiou.
L’option placard ne sera finalement pas retenue : « À mon sens on n’a pas d’autre solution que de la sortir », quitte à affronter une grève et les prud’hommes. « C’est certain qu’on n’est pas dans le meilleur département mais je ne crois pas à la toute puissance de la CGT qui est d’ailleurs fissurée de toutes parts ». Après que le Syndicat des techniciens et administratifs du spectacle vivant (Synptac-CGT) a interpellé la direction par courrier le 13 juillet 2018 sur une « situation particulièrement dégradée », un courriel balaie : « les organisations syndicales sont des lieux de pouvoir où ça grenouille sévère, donc on y trouve des débiles manipulés, des corrompus malins […], des débiles corrompus et quelques vrais… Mettre MJO [Marie-Jo Malis], présidente du Syndeac [syndicat patronal du secteur], en position difficile, peut être de l’adrénaline dans cette bouillie. »
« Ça doit dégager aussi »
La réflexion stratégique pour pousser Sophie Lopez au départ se poursuit donc, après consultation d’une avocate, et fait l’objet d’un échange de courriels intitulés « SLE LE PROCESS ». L’idée générale est de ne pas notifier directement à l’intéressée une modification de son poste, mais de noyer cela dans une réorganisation plus générale. Neuf ans auparavant, l’Inspection du travail avait en effet établi que Sophie Lopez avait été victime de discrimination syndicale, et elle avait gagné un procès aux prud’hommes sur ce sujet fin 2011. Il s’agit donc de ne pas rééditer l’erreur.
Mais la confiance est là : « On va dégommer. Il faut donc un peu de patience. Mais c’est stimulant. » Quelques semaines plus tard, le moral est toujours solide : « On va donc virer Émilie qui est trop bête, et V. P et J, ça doit dégager aussi. […] Si on regarde bien ce qui se passe, ils sont très faibles. Il y a peu il semblait impossible de toucher à Émilie [qui est RQTH], nous étions convaincus que ça déclencherait un raz-de-marée. […] Mais il est possible de virer Émilie ».
« Une tentative de suicide bidon »
Tout un plan avec étapes numérotées est élaboré, qui doit être sécurisé sur l’aspect juridique, malgré l’envie de méthodes plus énergiques à l’encontre de Sophie Lopez qui, après un burn-out, doit revenir d’arrêt-maladie à la rentrée : « Il faut imposer le maximum à cette connasse. […] Si elle se présente, il faut lui intimer l’ordre de repartir, si nous sommes dans notre droit. Quitte à faire venir la flicaille. Je pense que nous avons un bouton atomique : démission collective de la direction si on ne peut pas mettre ça au pas. Ou alors elle revient. Le temps de lui signifier qu’on la lourde ? Allez, hop. Ça avance ! »
La possibilité d’un « scénario pervers » de la part de la syndicaliste inquiète cependant une dirigeante. Un courriel évoque « une mise en danger volontaire » pour « nous faire plonger ». Un autre est plus explicite : « Je pense qu’elle va faire une tentative de suicide bidon, ou quelque chose de ce genre, pour nous incriminer. » Il ne faudrait pas pour autant que cela conduise à un « compromis avec SL sous prétexte qu’il faudrait éviter le pire ».
Mais il n’y aura aucune manœuvre de ce genre. Les salarié·es n’utiliseront que les moyens les plus éprouvés pour bâtir un rapport de force : la grève démarrée le 20 septembre sera médiatisée et accompagnée de manifestations, courriers pour alerter les tutelles (ministère, Drac), l’Inspection du travail, etc.
« Collabo un jour, collabo toujours »
De façon générale, le ton des courriels consultés est méprisant à l’égard des salarié·es en conflit avec la direction, et traduit des relations de travail particulièrement délétères. Il s’agit d’en finir, car « nous ne sommes plus prêts à supporter ce délire de gens nuls mais qui se croient compétents ». Un salarié, Sébastien*, qui a eu une altercation avec un collègue lié à la direction, est une « ordure ». À son sujet : « Quand on est con, on est con, ’y a pas à chier. Le pôv’ chou est stressé » mais il est aussi « raciste, sexiste »… et proche de la CGT (« Collabo un jour, collabo toujours »). Émilie est « trop bête ». Sophie Lopez est une « connasse ». Myriam n’inspire que du « mépris », il faut la « mettre au travail […] pour qu’elle ait autre chose à faire que nous balancer sa pauvre colère ».
Cette agressivité déborde du théâtre et percute également certains partenaires culturels qui ont eu le front de prendre le parti des salarié·es en lutte. Ainsi, la guerre est déclarée à Peggy Vallet, directrice du cinéma associatif Le Studio, qui partage le même bâtiment que le théâtre de la Commune. Après avoir été agressée verbalement par une cadre et un salarié liés à la direction du théâtre, elle propose une rencontre pour « apaiser les tensions ». La main tendue n’est pas saisie, et il lui est répondu sans détour que la direction de la Commune retire au Studio « le droit d’accès à la photocopieuse » et a décidé de « mettre un terme à toute collaboration » avec cette salle d’art et d’essai. Commentaire sur Peggy Vallet : « Il faut qu’elle la sente passer encore un peu. Ce genre de bête, ça ne se mate jamais vraiment. » Au printemps 2020, les relations sont toujours à couteaux tirés.
« Piégée dans le tunnel d’angoisse »
Un long courriel, passablement incongru, révèle par ailleurs un inquiétant mélange entre vie privée et relations hiérarchiques. Le 9 septembre 2018, six jours après un préavis de grève annonçant la tempête, une dirigeante de l’établissement impose impromptu, à 11 de ses subordonnés et aux 3 autres membres de la direction, un récit détaillé de ses récents dilemmes amoureux. Elle souligne sa « dépression latente », sa « détresse », et menace de quitter ses fonctions : « Car jusqu’à présent, dans des circonstances pareilles, piégée dans le tunnel d’angoisse, j’ai toujours quitté le lieu des impasses pour recommencer ailleurs. » La conclusion est un appel à la soutenir. Un chantage affectif qui frise le chantage à l’emploi lorsqu’il est adressé à des intermittent·es dont le travail est lié à la direction artistique du lieu.
Un audit alarmant sur les risques psychosociaux
Au printemps 2019, suite à la grève, un audit social a été mené au théâtre de la Commune par le cabinet PK Consultants, spécialisé dans les risques psychosociaux. À l’inverse de ce qu’écrit Mediapart, le rapport produit que nous avons pu consulter n’établit nullement « une sorte d’équidistance entre la CGT et la direction ». Et si la direction a pu accueillir fraîchement cet audit, la CGT ne l’a nullement désavoué. Au contraire.
Son diagnostic est en effet des plus sévères sur les « dysfonctionnements organisationnels à l’origine de la souffrance au travail ». Les experts ont notamment alerté sur les « symptômes présents chez une grande partie de l’équipe, laquelle a clairement exprimé cette souffrance » : « fatigue persistante ; angoisse, difficulté à respirer ; niveau de stress élevé ; tempérament irritable avec accès de colère : violence verbale voire physique entre salarié·es non gérés par l’équipe d’encadrement ; difficulté dans la prise de décision, confusion ; sentiment de frustration, d’échec, manque de confiance en soi ; état dépressif ; expression d’idées noires ».
Autant de constats qui ont conduit à la mise en place d’une cellule psychologique au début de 2020, joignable à tout moment par les salarié·es.
Recrutement d’un « manager transitionnel-DRH »
Pour réduire la souffrance au travail, le rapport de PK Conseil a émis une série de prescriptions. Parmi celles-ci : « clarifier » les rôles et les « niveaux de responsabilité » au sein de l’encadrement, et « mettre à jour et harmoniser les intitulés des fiches de postes ».
Or, pour mettre en œuvre ces prescriptions, le théâtre de la Commune a fait un choix étonnant. Il a recruté, le 27 janvier 2020, pour un CDD de deux mois, un « manager transitionnel-DRH » au profil très éloigné du monde de la culture. Son CV énumère ainsi Veolia, Accor, Safetyclean et Lenôtre & Yachts de Paris, où sa mission était la « transformation des organisations et adaptation des effectifs à la performance (fermeture d’établissements non rentables) ». Que venait-il faire dans un CDN ? Le 14 mars, le Synptac-CGT a alerté le ministère de la Culture sur ce qu’il estimait être une anomalie : « Il est là à 3/5, soit environ 20 jours de travail pour un salaire de 8 600 €. Comment justifier pareille dérive dans un CDN qui comprend déjà une directrice, un directeur adjoint et une administratrice à plein temps ! » En conséquence, le syndicat a demandé par courrier au ministère qu’une inspection soit diligentée avant un éventuel renouvellement de Marie-José Malis à la direction de l’établissement « pour encore quatre longues années ». Pour l’instant, à notre connaissance, la Rue de Valois n’a pas répondu.
Contactée pour réagir au contenu des courriels consultés par Rapports de force, la direction du théâtre de la Commune n’a pas pour l’heure donné suite à notre demande de rencontre. Informée, Sophie Lopez a pour sa part manifesté sa « consternation » : « Nous avions déjà entendu parler de ces échanges, sans en connaître le détail. » Pour elle, la situation relève d’une « gestion malveillante et dysfonctionnelle » et le renouvellement de la direction actuelle « ne devrait même pas être envisagée par le ministère ». Son syndicat appelle à repenser en profondeur le mode de gouvernance de ces institutions, pour ne plus que se reproduisent de telles dérives.
* Les prénoms ont été modifiés.
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