novlangue

La novlangue managériale a maintenant son dictionnaire

 

Une brochure de 40 pages plutôt qu’un pavé de 400 pages pour rendre le propos plus accessible, faire œuvre de pédagogie et servir d’outil de formation. Stéphane Sirot publie le 1er décembre prochain un « petit dictionnaire de la novlangue XXIe siècle des relations sociales » pour montrer comment les mots des possédants ont colonisé l’espace des relations sociales, au point d’être repris par celles et ceux qui contestent pourtant l’exploitation du travail. Il a bien voulu répondre aux questions de Rapports de force.

 

Quelles étaient vos intentions avec ce dictionnaire ?

 

En fait, il y a deux points de départ. Le premier est que je constate depuis un certain nombre d’année, y compris dans le champ syndical, que sont utilisés des termes qui ne sont pas des termes qui proviennent du mouvement syndical lui-même. Ce sont des termes repris d’une espèce de vulgate, que je qualifierais de néolibérale, qui a réussi à remporter une bataille culturelle et est parvenue à faire adopter par ceux qui sont censés être ses opposants le vocabulaire qui est le sien. Je pense par exemple à des expressions comme « partenaires sociaux », « dialogue social », « consultation ». On a toute une série de mots que l’on retrouve assez communément dans les documents de congrès ou parfois des publications syndicales, même si c’est différent d’une centrale syndicale à une autre.

Cela me pose un problème parce que je sais que ce n’est pas du tout un vocabulaire qui vient de la tradition syndicale française. C’est un vocabulaire destiné, au fond, à neutraliser l’action syndicale, à la transporter vers une espèce de recentrage la conduisant à accompagner le système en place. C ‘est gênant, dès lors que l’on considère que le syndicalisme n’est pas un « corps intermédiaire », mais un contre-pouvoir. Ce sont d’ailleurs deux termes définis dans ce petit dictionnaire. Le « corps intermédiaire », terme repris parfois pour désigner les syndicats, désigne les organisations qui jouent plus un rôle d’interface que de contradiction ou d’opposition entre les systèmes de pouvoir et les individus. Au contraire, le terme de « contre-pouvoir » désigne plutôt des organisations en capacité de contredire les pouvoirs en place, de contredire les institutions. Voire de porter un projet autonome pour contredire ces institutions. Ce n’est pas la même chose. Et, à partir du moment où le syndicalisme se vit, non pas comme un « corps intermédiaire », mais comme un « contre-pouvoir », il doit parler avec ses propres mots. Et pas avec ceux que lui proposent ou lui imposent les autres.

Il y a vraiment une bataille culturelle qui fait partie de la lutte des classes. Perdre cette bataille, c’est d’une certaine manière perdre un pan de cette lutte des classes, l’abandonner à l’adversaire. C’est l’origine, profonde et de long terme de cette brochure. Mais il y en a une plus récente. J’ai fait une ou deux formations universitaires à destination de publics syndicaux qui portaient sur cette bataille idéologique, la bataille des mots, la guerre des mots. J’ai été frappé par l’intérêt porté par ce public de syndicalistes au processus idéologique de fabrication d’un certain nombre de termes comme ceux que j’évoquais tout à l’heure « partenaires sociaux », « dialogue social » etc, et par la manière utilisée par l’ordre dominant pour faire passer dans l’opinion publique, mais aussi dans le champ syndical, ces expressions-là. C’est cela qui a été l’étincelle qui a déclenché ma décision de faire ce dictionnaire.

 

Ainsi, pour vous, cette novlangue est une prise de pouvoir de la bourgeoisie ou de l’ordre dominant sur les imaginaires des exploités

 

Mais bien sûr ! J’ai utilisé le terme de novlangue parce que la novlangue d’Orwell, c’est le fait, d’abord, d’effacer des mots. De faire en sorte qu’ils n’existent plus et ne puissent plus proposer une alternative. Je vais prendre un exemple : la notion de démocratie sociale. Elle a été détournée de son sens historique construit par le mouvement social, syndical, socialiste du 19e siècle au début du 20e siècle, et jusqu’au programme du Conseil National de la Résistance. Ce mot là signifiait la capacité du mouvement ouvrier à construire un contre-pouvoir, à s’opposer. Avoir davantage de possibilités de peser sur la gestion de l’économie, le pouvoir à l’intérieur de l’entreprise : c’était cela l’idée de démocratie sociale.. Bref, toute une série de dispositifs qui étaient censés, en attendant un éventuel changement de société, équilibrer le rapport de force entre le capital et le travail.

Puis, à cette notion de démocratie sociale a été jointe l’expression « dialogue social » qui, elle, n’est pas issue de la tradition syndicale française. En tout cas, de la tradition du syndicalisme de lutte, venant plutôt de la tradition de la démocratie chrétienne et du syndicalisme de culture chrétienne. Donc quand l’expression « dialogue social » s’est imposée, elle s’est adjointe en quelque sorte ce qui est devenu finalement l’autre face de la même médaille, c’est-à-dire la démocratie sociale. Celle-ci est devenue synonyme de dialogue social. Alors même que l’idée de démocratie sociale, dans son sens historique forgé par le mouvement ouvrier, n’a strictement aucun rapport avec des processus de négociation collective, avec un dialogue patronat syndicats. Il y a donc une entreprise de déconstruction. C’est là où l’on voit l’opération de la novlangue. Parce que du coup, en faisant cela, on efface le sens d’une des notions fortes du mouvement social français.

Évidemment, on remplace les mots qui disparaissent, ou le sens de la notion qui disparaît, par un autre sens ou par de nouveaux mots. On lui substitue un vocabulaire qui neutralise la capacité de penser et de formuler un autre monde. C’est aussi cela l’objectif. Et quand on commence à réfléchir à comment ils sont construits, très vite, on s’aperçoit qu’il y a, la plupart du temps, un arrière-plan idéologique et politique. Il n’y a pas de mots neutres.

 

Même dans le syndicalisme de lutte, de nombreux militants ou structures syndicales, lors de tel ou tel conflit dans telle ou telle entreprise, dénoncent l’absence de dialogue social. Qu’est-ce que cela dit de l’état du syndicalisme et de la formation de ses militants ?

 

Si cet ordre dominant est parvenu à remporter cette manche de la bataille culturelle, c’est aussi parce qu’il y a eu parallèlement un processus de longue durée de recentrage du syndicalisme. C’est un terme qu’on emploie dans l’histoire du syndicalisme pour qualifier en général la conversion de la CFDT. Mais selon des chronologies et des modalités variables, je propose de l’étendre à l’ensemble du champ syndical à la charnière des 20e et 21e siècles. Cela a commencé par la CFDT, puis a essaimé ailleurs.

Ce recentrage a eu toute une série de conséquences. D’abord une dépolitisation du champ syndical, au sens de la capacité à formuler un contre-projet face au projet néolibéral. Mais aussi une prise de distance vis-à-vis des pratiques traditionnelles du syndicalisme. Ce qu’on pourrait qualifier de pratiques de lutte de classes, de pratiques transgressives. Le champ syndical a oublié que l’un de ses moteurs, c’est la transgression, parce qu’à partir du moment où il considère que les rapports de droits se substituent au rapport de force, il se trouve très vite neutralisé. Parce que le droit est avant tout fabriqué par l’ordre dominant. Même s’il peut aussi être rédigé dans le cadre d’un rapport de force, il ne faut pas se leurrer : la plupart du temps, il est le produit des institutions qui l’écrivent. Par conséquent, un syndicalisme qui se trouve enclavé dans ces rapports de droit, et ne cherche plus à en sortir, en arrive à oublier les rapports de force. Ou, en tout cas, à s’affaiblir dans le cadre d’un éventuel rapport de force.

 

 

Ainsi, l’ordre dominant se trouve en capacité, non seulement de faire valoir ses objectifs, ses propres pratiques, mais aussi ses propres mots. Les deux allant ensemble, en l’occurrence. Il peut d’autant plus facilement, dès lors qu’il est face à un syndicalisme recentré, en partie neutralisé, faire prospérer ce qu’il appelle le « dialogue social ». Il peut faire prospérer la négociation collective, siphonner des formes de rapport de force. Il est intéressant de lire la définition du dialogue social — je la donne dans ce petit dictionnaire — formulé par l’Organisation internationale du travail (OIT). Quels sont les mots qui ressortent ? Je cite les principaux : « négociation », « consultation », « échange d’informations ». On trouve aussi : « stabilité » ! « stabilité économique », « stabilité sociale », « stimuler l’économie ». Je pourrais multiplier les termes qui sont dans la longue définition que donne l’OIT du dialogue social, mais, en substance, qu’est ce que ça veut dire ? Cela veut dire que le dialogue social est fait, en tout cas, tel qu’il est défini et tel qu’il est souvent pratiqué, pour accompagner l’épanouissement du capitalisme. C’est aussi simple que ça.

Se trouvent totalement absents de cette définition les mots qui pourraient s’apparenter à un rapport de force. C’est là que l’on retrouve la novlangue. Le mot grève n’y est pas. Le mot conflit, non plus. Tout cela n’existe pas dans la définition qui est donnée du dialogue social. Donc, faire sienne cette expression de la part du champ syndical, c’est s’exposer à se solidariser, d’une certaine manière, avec les objectifs qui sont portés par cette notion de dialogue social, et par les pratiques induites. Et ce n’est pas un hasard si on voit prospérer dans le vocabulaire des expressions comme consultation ou concertation, plutôt que négociation collective. C’est-à-dire des termes qui, de la même manière, neutralisent les discussions entre les systèmes de pouvoir et les contre-pouvoirs. Parce que consultation, concertation, qu’est ce que cela veut dire ? Cela veut dire que l’on met en place un dispositif théâtral, médiatisé, dans lequel on montre, en tant que pouvoir, que l’on a invité à sa table des représentants des contre-pouvoirs, qu’on les a écoutés, qu’on leur a permis de venir dire ce qu’ils ont à dire. Mais cela n’engage en rien, à la différente de la négociation collective qui est un dispositif très précis, dont on sort soit avec un échec, soit avec un accord. Un accord censé intégrer une partie des revendications des contre-pouvoirs.

 

Comment se présente le dictionnaire ? Combien a-t-il de définitions ?

 

J’ai fait une assez longue introduction pour décrire ce que l’on vient de dire. Ensuite, par commodité, j’ai pris une série de termes. Il y en a une petite quarantaine. J’ai ajouté « tome 1 », parce que je me suis dit qu’il y a peut-être d’autres termes que j’aurais envie d’ajouter plus tard, ou que certains me suggéreront à la lecture de ce premier tome, ce qui pourra peut-être donner lieu à un tome 2. Je vais garder le format des 40 pages qui me paraît être le bon format. Voilà, donc une quarantaine de définitions qui méritaient d’être précisées avec évidemment, et ça, c’est tout à fait volontaire, une inégalité de traitement. Certaines que je traite en quelques lignes, simplement pour en donner une définition aussi précise que possible dans la situation telle qu’elle est aujourd’hui. D’autres qui me semblaient nécessiter davantage d’explications. Notamment, celles que j’ai beaucoup évoquées comme « dialogue social » ou « démocratie sociale ».

J’ai aussi beaucoup développé l’idée de représentation, de représentativité, parce que c’est aussi quelque chose que l’on entend beaucoup dans le champ des relations sociales. Le syndicalisme est-il représentatif ? Et comment doit-il l’être ? Je consacre plus d’espace à ces mots là, qui me paraissent essentiels dans le processus de transformation des relations sociales qui s’est opéré depuis les années 80. De même des notions comme « accord dérogatoire » ou « loi incitative » ou « loi négociée » qui sont quasiment des nouveautés dans les outils juridiques français. Mais qui s’inscrivent dans le cadre de ce bouleversement des relations sociales consistant à faire des syndicats des co-législateurs, de manière à ce qu’ils accompagnent le changement. C’est aussi l’occasion de rappeler que l’on est dans un processus qui conduit les organisations syndicales vers une espèce de compagnonnage avec l’ordre dominant, politique, et économique.

 

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