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Lycée professionnel : avec la réforme « c’est l’éducation qui va se plier aux besoins d’emplois locaux »


L’ensemble des fédérations syndicales de la voie professionnelle appellent à une journée nationale de grève mardi 18 octobre. En cause, une nouvelle réforme du lycée professionnel qui fait suite à celle de 2019 qui avait drastiquement réduit le nombre d’heures d’enseignement général. Pour l’occasion, nous avons interrogé Sandrine*, professeur de lettre et histoire en lycée pro depuis une vingtaine d’années dans un établissement du sud de la France.

 

Peux-tu nous dire pourquoi tu seras en grève mardi, comme nombre de tes collègues en lycée professionnel ?

 

C’est déjà très compliqué en lycée professionnel depuis les dernières réformes. Les difficultés sont de plus en plus ressenties par beaucoup de collègues… et se profile cette réforme. Elle reste floue sur pas mal de points, mais les grandes lignes ne peuvent que nous mettre encore plus en difficulté au quotidien dans le boulot. Et même au niveau des grands principes éducatifs. Là où les collègues réagissent le plus, c’est sur l’augmentation du nombre de semaines de stage.

 

Pourquoi est-ce un problème que les élèves partent plus en stage qu’aujourd’hui ?

 

Cela fait déjà un certain nombre d’années qu’on s’aperçoit tous que le niveau des élèves a très largement baissé sur des compétences qui sont des compétences de base : la lecture, l’écriture, compter, comprendre le monde. On a des gamins qui arrivent pour qui on se demande « où est passé le collège ? ». Face à ces difficultés-là, on nous dit qu’on va y répondre en envoyant les élèves encore plus en période de stage en milieu professionnel. Cela veut dire que forcément on rogne sur les enseignements avec moins de cours.

On peut le tourner dans tous les sens, cela créera un niveau moins élevé. Sauf peut-être sur le fait de savoir faire les gestes professionnels. Peut-être qu’ils les feront mieux, mais ça s’arrêtera là. Parce que si tu multiplies les périodes en entreprise, forcément, c’est moins d’enseignement, de français, de maths, d’art appliqué, etc. Ce sont ces matières-là qui vont être pénalisées en priorité.

Je suis professeur de français/histoire-géo. Pour le français, je ne m’inquiète pas trop, parce qu’il a été plus ou moins annoncé qu’il y avait un renforcement sur les enseignements dits fondamentaux : maths, français. Mais à mon avis, l’histoire-géo ne va pas être considérée comme un enseignement fondamental. Arts appliqués, certainement pas. Prévention, Santé, Environnement (PSE), certainement pas non plus. Cela fait quand même un grand nombre d’enseignements qui vont certainement passer à la trappe.

 

Cela signifie-t-il que pour toi, la finalité de ce projet se résume à créer des travailleurs techniquement utiles, mais surtout pas des citoyens ?

 

C’est exactement ça et c’est même uniquement ça, parce que dans le projet tel qu’il est annoncé pour le moment, il y a aussi la perte de dimension nationale dans le cadre éducatif. C’est-à-dire que, charge à chaque établissement scolaire, en fonction de son bassin d’emploi, d’orienter ses formations et de trouver à placer les élèves en stage. C’est une mise en adéquation immédiate de l’enseignement au lycée professionnel avec le bassin d’emploi disponible sur place. Selon que tu sois dans un lycée professionnel au fin fond de la Lozère ou en région parisienne, tu n’auras pas les mêmes offres et les mêmes débouchés à la sortie. Cela veut dire que tu es coincé dans la région où tu as fait ton cursus scolaire. Peut-être que tu vas avoir une formation plus agricole, avec des ouvertures plus agricoles, si tu es dans un établissement scolaire dans la Lozère. Mais le jour où tu as fini tes études, que tu as ton bac et décides de rentrer dans le monde du travail, tu es coincé là où il y a ce bassin d’emploi là. Et ça, ce n’est pas le monde du travail qui s’adapte à la société, mais c’est bien l’éducation qui va se plier aux besoins locaux d’emploi. Cela veut dire que la question de la formation du citoyen, comme on l’appelle, est totalement inexistante.

Sachant que l’orientation vers nos établissements concerne surtout des élèves en difficulté scolaire. L’orientation par choix au lycée professionnel, cela fait un moment que c’est très à la marge. Les élèves qui ont fait un cursus scolaire classique et correct ne viennent pas chez nous, ils vont en enseignement général ou dans les filières technologiques. Et il est vrai que souvent ce sont des gamins issus de milieux modestes, souvent avec un capital culturel modeste également. On les retrouve en lycée pro et on va les envoyer au charbon.

 

Quels sont les autres éléments de ce projet de réforme du lycée professionnel qui posent problème ?

 

C’est lié, mais ce qui a fait aussi réagir mes collègues, c’est la possibilité lancée à un moment par le gouvernement de mettre sous « tutelle privée » les lycées professionnels. Par exemple, le conseil d’administration d’un établissement pourrait être présidé par un chef d’entreprise. Jusqu’à présent, cela a toujours été le chef d’établissement, un membre pédagogique de l’éducation. Là, avec un chef d’entreprise, on va se transformer progressivement et prendre le rôle des boîtes de formation privées qui font une remise à niveau rapide des compétences de base. Ensuite, c’est uniquement du professionnel. Et du professionnel si possible peu qualifiant.

C’est terminé l’époque où on avait un BEP puis, pour les élèves en réussite scolaire, la possibilité de continuer sur un bac pro deux ans et de sortir avec de vraies compétences professionnelles. Aujourd’hui, les gamins sortent avec un bac pro dont ils ne peuvent rien faire. C’est aussi là-dessus que s’appuie le gouvernement pour sa réforme : le manque d’employabilité des gamins quand ils sortent avec un diplôme. Donc, la réponse gouvernementale est de les envoyer plus longtemps en milieu professionnel, pour qu’ils acquièrent plus facilement les gestes et se forgent un réseau professionnel. Sauf que c’est aussi parce qu’avec la réforme du bac pro en 3 ans, on a perdu un an de formation. Avant c’était 4 ans. Personne ne peut croire que des élèves qui arrivent déjà avec un niveau fragile peuvent devenir meilleurs en leur enlevant un an de formation complète.

L’idée, c’est donc d’envoyer les gamins sur de la formation professionnelle dans le privé avec la croyance que plus les élèves vont aller tôt dans l’entreprise, mieux ils vont travailler. Alors qu’on voit déjà aujourd’hui, avec moins de périodes en stage, que de nombreux élèves peinent à trouver des entreprises qui les prennent. Parfois, ils ne finissent pas les stages. De plus, beaucoup d’employeurs ne prennent plus de stagiaires pour diverses raisons.

Cela veut dire qu’on augmente de presque 50 % cette période de formation. Mais comment ? Auprès de qui ? La réponse du gouvernement est là encore de transférer au local. Ce sera à chaque établissement, chaque équipe pédagogique de s’organiser pour trouver des solutions. En fait, on va faire croire aux établissements scolaires et aux profs qu’ils ont la main sur l’organisation, alors qu’on ne nous a jamais consultés en amont et qu’on sait par avance que c’est infaisable. Mais on va nous demander de le faire quand même. On va nous mettre en difficulté. Et on va mettre les élèves en difficulté. Ça, c’est une évidence.

 

Est-ce qu’il y a des liens selon toi entre cette réforme et la volonté du gouvernement de développer l’apprentissage pour atteindre un million d’apprentis ?

 

J’avais pensé un temps qu’on allait faire du tout apprentissage. En tout cas, si on fait ça en lycée professionnel – ce qui n’est pas une bonne chose – cela pose la question des actuels CFA qui n’aurait plus forcément de raison d’exister. Je crois que les deux avancent en parallèle : augmenter les périodes de formation avec la réforme et renforcer l’apprentissage. Je fais peut-être un procès d’intention, mais à terme, j’y vois la disparition du lycée professionnel. Les deux formations vont être très proches. À un moment, va se poser la question de laisser les deux en parallèle. Cela n’aura pas de sens. Et très clairement, vu les discours que Macron a déjà développés pendant sa campagne présidentielle très clairement l’avantage va à l’apprentissage. Je pense que les collègues l’ont aussi en tête et ont tous compris que c’était leur métier qui était en jeu. En particulier les collègues de la partie professionnelle.

 

Comment est-ce que les élèves réagissent ? Sont-ils mobilisés ?

 

Il a été évoqué une rémunération des périodes de stage, ce qui n’existe pas pour le moment. Actuellement, que les élèves fassent un super boulot ou pas, ils ne sont de toute façon pas rémunérés. Ce sont des stagiaires et travaillent gratuitement en entreprise, parce qu’en formation.

On va difficilement mobiliser les élèves à partir du moment où ils vont entendre qu’enfin ils ne vont pas aller en stage gratos, mais avoir une rémunération. Les élèves et beaucoup de familles vont y être relativement favorables. Et cela se comprend, car cela représente du temps en entreprise. On l’a dit tout à l’heure, beaucoup d’élèves viennent de milieux modestes, voire très modestes : la perspective de gagner trois sous en allant faire des stages plutôt que de faire les stages sans rien, là-dessus, on ne les convaincra pas. On n’est pas dans des établissements scolaires où les familles sont très sensibles à la dimension formation du citoyen. Pour beaucoup de familles, si elles ont mis leurs gamins au lycée professionnel, c’est pour qu’ils aillent vite au travail. Qu’ils aient une formation, un métier. Je pense que cela va être compliqué d’associer les familles et les élèves à cette lutte qui pourrait pointer son nez.

 

Ne penses-tu pas que les élèves puissent se sentir concernés parce que cette réforme renforcerait un sentiment de relégation en ne les considérant que comme de la main-d’œuvre ?

 

Ça ne se joue pas sur ce terrain-là, pas pour cette réforme. Ce sentiment est déjà là depuis longtemps. D’ailleurs, le recrutement d’enseignants avec une formation de quatre jours, ça, les élèves l’ont entendu et bien compris. Ils disent « en fait comme on est déjà des sous-élèves, on est dans des sous-établissements, on peut bien avoir des profs formés en quatre jours, c’est pas un problème. » Ça les fait sourire, mais il y a déjà ce retour très négatif sur eux-mêmes, sur leur scolarité, sur leur niveau, sur leurs capacités… et ça ne date pas d’aujourd’hui.

 

Comment les profs se projettent-ils ? La question d’un mouvement plus dur se pose-t-elle ? Où à l’inverse, comme dans d’autres services publics laminés avant vous, il y a-t-il plus de démissions ? Les gens cherchent-ils à fuir le lycée professionnel ?

 

Çà, c’est massif. Cela fait un moment qu’il n’y a pas eu de lutte nationale spécifique au lycée professionnel. Du coup, il y a une culture de la résignation très présente. Actuellement, pas mal de collègues sont en réflexion pour faire autre chose. Reconversion dans quelque chose de très différent ou partir dans d’autres établissements scolaires. Et en fait, tout ça, c’est anticipé. Au mois de juin de cette année, il y a eu un décret qui permet aux professeurs de lycée professionnel de basculer sur le collège ou le lycée sans avoir à passer – comme c’était le cas jusqu’à présent – des équivalents ou repasser un concours. Pas mal de collègues l’envisagent en disant « là, de toute façon on va être au pied du mur ». Ils ne partent pas tous forcément victorieux sur une potentielle lutte. Donc oui, cela existe.

D’autre part, rien n’est fait. C’est un peu flou, on ne sait pas sur quoi s’appuyer, il n’y a pas encore de texte. D’un côté, c’est difficile pour construire la mobilisation, mais de l’autre, cela a aussi un avantage : ce n’est pas plié. On peut se dire que si le rapport de force est suffisamment important, cela peut modifier un texte qui n’est pas encore écrit. Ou en tout cas, revoir un peu à la baisse les points les plus tendus. Je suis peut-être optimiste, mais cela fait partie des éléments importants, parce que souvent c’est : le texte est posé, il a déjà été voté à l’assemblée ou est encore en discussion, mais la majorité va le voter, et en gros c’est plié. Là, nous ne sommes pas dans ce cas de figure. Cela peut jouer en notre faveur sur la mobilisation.

 

Une dernière chose à ajouter ?

 

Oui, sur l’autonomie des établissements scolaires. Que les établissements scolaires gèrent à leur sauce, en fonction du bassin local, leurs formations et les réseaux de professionnels veut dire qu’on perd la dimension unique et nationale sur les diplômes. Par exemple, un élève qui a été formé à un bac pro électricien dans un bassin d’emploi où il y a besoin de beaucoup d’électriciens, son diplôme n’aura pas la même valeur que quelqu’un qui aura été formé dans un bassin où il y a très peu de besoins. Cela met les établissements en concurrence et veut dire que la formation professionnelle de l’éducation nationale, en fait, c’est fini.

C’est pour cela que tout à l’heure, je faisais le parallèle avec les boîtes privées de formation. En fait, on est en train d’empiéter sur leurs plates-bandes, parce que c’est ce qu’on va faire. On va tisser des liens, des partenariats, avec telle entreprise ou telle entreprise et ça a déjà commencé. Dans notre établissement scolaire, en fin d’année dernière, Norauto est venu installer un stand dans la cour du lycée avec une grande banderole « Norauto recrute ». Je tombe des nues quand je vois ça, mais il y a un partenariat. Cela signifie que les élèves peuvent faire un bac pro mécanique auto avec option Norauto. Et ça leur fera une belle jambe parce que quand ils sortiront avec ça, ils iront travailler… chez Norauto. Mais pas chez Feu Vert, ils ne pourront pas.

Pour les matières générales, que ce soit prof de maths, de français, de PSE, quelle est notre place là dedans ? Pour le français, je ne sais pas ce qu’on va faire. Des lettres de motivation ? Des CV ? C’est une vision disciplinaire vraiment vue au rabais.

 

* Le prénom a été modifié