antitsiganisme lutte voyageurs gens du voyage

« Nous défendre nous-mêmes » : ces femmes qui font avancer la lutte contre le racisme anti-« gens du voyage »


Il aura suffi d’un seul fait divers pour que les mécanismes habituels de l’antitsiganisme se réactivent. Depuis le début de la semaine, la blessure par balle du chanteur Kendji Girac, d’origine gitane catalane, fait l’objet de commentaires haineux en ligne et de clichés médiatiques. Malgré cette hostilité persistante, sur le terrain, des Voyageurs et Voyageuses – en premier lieu des femmes – font grandir la lutte contre les discriminations qui touchent les « gens du voyage ». Et se font de plus en plus entendre dans le mouvement antiraciste et social. 

 

Devant l’aire d’accueil de Biscarrosse, où le chanteur Kendji Girac a été blessé par balle lundi 23 avril, un journaliste de BFMTV évoque face caméra l’« omerta », la « loi du silence », qui règnerait ici. Avant de décrire : « tout à l’heure, il y avait des enfants qui en quelque sorte menaient la garde, pour empêcher les journalistes de pénétrer à l’intérieur ». Le lexique, loin d’être neutre, est posé. Peu importe que ce journaliste ait recueilli la parole d’un habitant de l’aire, que l’enquête débute à peine, ou qu’une flopée de médias se relayant depuis 48 heures au même endroit ne constitue pas un cadre propice aux témoignages. La presse écrite n’est pas en reste. Le Parisien recourt au vocabulaire du « clan » pour décrire les proches du chanteur, d’origine gitane catalane, et les autres habitants de l’aire – parfois désignée par le mot « camp ».

« On retrouve les mêmes mécanismes avec lesquels les médias traitent les quartiers populaires. C’est-à-dire avec beaucoup de distance vis-à-vis des personnes concernées, un angle sécuritaire, et des réflexes quasi pavloviens, ancrés en eux, de peur de l’altérité », assène William Acker, directeur général de l’Association nationale des gens du voyage citoyens (ANGVC). La production médiatique reprend et nourrit les préjugés attachés au monde du voyage : « le côté sulfureux, mafieux, les déplacements “en masse”, l’omerta… ».

Sous les articles de presse et sur les réseaux sociaux, les commentaires haineux s’accumulent dès le début de la semaine. Le contenu médiatique devient « un jeu de question-réponse. L’univers mental des personnes qui postent ces commentaires est le même que l’univers mental des journalistes : il est façonné par une société profondément antitsigane, anti-voyageurs », poursuit le responsable associatif.

Pour faire bouger les lignes, l’ANGVC travaille entre autres à l’élaboration d’une charte à destination des journalistes et d’ateliers d’éducation aux médias. Le travail de formation concerne aussi le milieu militant. Car William Acker le constate, cette fois avec optimisme : « il y a, de plus en plus, une appétence du mouvement antiraciste à se former sur ces questions. Les gens sont conscients qu’il y a un problème dans les discours » autour desdits « gens du voyage ».

 

Quand les Voyageuses s’auto-organisent face aux discriminations

 

Le terme « gens du voyage » recouvre une catégorie administrative, qui a succédé en 1969 à celle de « nomades » et regroupe pêle-mêle Gitans, Manouches, Roms, Sinti, Yéniches… Ces personnes ont pour obligation légale de résider sur des terrains dédiés, appelés aires d’accueil, souvent polluées et isolées. Elles subissent, encore aujourd’hui, « le maintien du monde du voyage dans un régime de ségrégation territoriale et administrative, une mise sous tutelle étatique de citoyens français au prétexte qu’ils auraient un « mode de vie » différent et un paternalisme associatif empêchant l’émergence d’un front de lutte uni de Voyageurs », expose l’anthropologue Lise Foisneau, dans un texte récemment paru sur LundiMatin.

Au-delà des volontés de faire progresser les médias ou les acteurs du mouvement social, la lutte des Voyageurs par eux-mêmes, pour eux-mêmes, est donc un défi de taille. « Le plus difficile pour les gens du voyage, c’est de savoir qu’ils ont des droits. Toute leur vie ils se sont fait écraser, alors c’est dur de se relever et de les réclamer. Pourtant on est gens du voyage et français », souligne Sue-Ellen Demestre, porte-parole de l’association Da So Vas. Cette association implantée dans la métropole lilloise a été fondée en 2022 par des Voyageuses. Elle est issue de longues années de lutte par un groupe de femmes, dont Sue-Ellen, pour la justice environnementale sur l’aire d’Hellemmes-Ronchin.

« On est la première association à nous défendre nous-mêmes. Quand on raconte notre combat dans d’autres villes, beaucoup de femmes nous disent qu’elles sont fières et voudraient faire de même. J’espère qu’on sera un exemple pour d’autres », raconte Sue-Ellen Demestre.

Le 12 avril, les femmes de Da So Vas ont organisé une « marche pour la dignité » dans le centre de Lille. En cause, une dégradation des relations avec les employés de la métropole intervenant sur les 17 aires d’accueil du territoire. L’association dénonce « une recrudescence du tutoiement, de menaces et intimidations, de sanctions injustifiées et expulsions arbitraires » sur lesquelles Streetpress a enquêté.

« Notre dignité est de jour en jour plus bafouée », résume Da So Vas dans une pétition qui a déjà recueilli plus de 15 000 signatures. Le Défenseur des droits a été saisi sur quatre situations individuelles. « De nombreuses autres ont été recueillies et les saisines risquent de se multiplier », avertit Anina Ciuciu, avocate de l’association (par ailleurs engagée dans les collectifs Askola et École pour tous, pour un droit à l’instruction sans discrimination).

 

Défendre les droits des « gens du voyage » face aux élus locaux

 

Le but de la mobilisation était de pousser la métropole de Lille à adopter une charte visant à faire respecter les droits fondamentaux des Voyageurs. Cette charte, consultée par Rapports de Force, s’articule autour de quatre axes : les droits à la vie et à la sécurité, le respect de la dignité des personnes, le droit au respect de la vie privée et familiale et à la protection du domicile, et le respect de la liberté de conscience et de religion. Autant de droits basiques « consacrés au plus haut niveau national et international », rappelle Anina Ciuciu.

Un exemple relevant du « droit à la vie et à la sécurité » : la protection contre les incendies. À l’heure actuelle, « il y a une mise en danger des habitants des aires d’accueil à cause de dispositifs anti-caravanes que l’on retrouve sur chacune d’entre elles », explique l’avocate. Seul le gestionnaire de l’aire d’accueil peut activer la levée de la barrière à l’entrée de l’aire. Pour rappel, nombre de ces gestionnaires sont des entreprises privées, dont une poignée se partagent ce marché délégué par les pouvoirs publics.

Sans intervention dudit gestionnaire, le dispositif entrave la libre circulation des caravanes… Mais aussi des secours. Fin mars 2023, sur l’aire d’Hellemmes-Ronchin, des caravanes ont brûlé et un chien est mort dans un incendie tandis que les pompiers, alertés, étaient bloqués à l’entrée. « Ce sont les habitants eux-mêmes qui ont dû éteindre le feu », rappelle l’avocate. Alors que dans n’importe quel autre habitat, « les normes de sécurité et incendie sont très précises et strictes : il faut un accès immédiat ! ».

Da So Vas demande également la création de commissions de conciliation, pour que les Voyageurs puissent se défendre en cas de sanction ou d’expulsion, face à la métropole, en présence d’un délégué du Défenseur des droits. Le 12 avril, à l’issue de la marche, les élus de la métropole se sont engagés à en initier une première, en juin. Si sa mise en œuvre se concrétise, une telle instance serait une première en France.

 

De la fatalité à la « lutte ouverte, revendicative »

 

« Quand on est face à des violations structurelles, répétées, réitérées de ses droits, avec une telle ampleur, que l’on se dit que c’est une fatalité : c’est dur de se dire « je vais militer, m’engager contre ça ». Mais il y a un autre choix, plein d’espoir, courageux. Aux côtés des actions politiques, le droit est un instrument efficace qui permet de lutter contre ces injustices que l’on a vécues », défend Anina Ciuciu.

Parmi les Voyageurs, « beaucoup de gens sont empreints de fatalité », abonde William Acker. « Il y a l’idée qu’il faut apprendre à vivre avec cette hostilité ambiante, et à lutter avec des opportunités. La culture de la lutte ouverte, revendicative, n’est pas majoritaire. Elle existe, bien sûr, et elle a existé – mais elle n’est pas majoritaire ». « La résistance au long cours des Voyageurs reste invisible », écrit l’anthropologue Lise Foisneau dans un autre texte documentant l’histoire et la diversité de ces « Résistances voyageuses ».

La lutte contre l’antitsiganisme demeure restreinte « et portée par des structures associatives qui souvent ne sont pas tenues par les premiers concernés », observe William Acker. Beaucoup sont financées par des subventions de collectivités locales. Et se retrouvent coincées, dans un inconfortable mélange des genres, entre une mission de travail social et un appui à la gestion des aires d’accueil, système historiquement discriminant.

Mais avec Da So Vas, « on a un modèle d’organisation par le bas qui réussit à mobiliser et à imposer un rapport de force avec des collectivités. Depuis toujours des Voyageurs l’engagent, ce rapport de force ; mais rarement sur autant de sujets, avec une telle ampleur, et une telle visée de justice », s’enthousiasme le directeur général de l’ANGVC. Sue-Ellen Demestre le résume avec un sourire : « en deux ans d’existence, ce que l’on a le plus gagné, c’est de réunir nos gens. »

 

Crédit photo : association Da So Vas