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À Bagnolet, ils impayent leur loyer, tous ensemble


 

Depuis avril, les locataires d’un immeuble de Bagnolet ont gelé le paiement de leur loyer. Tant par manque de ressources que contre les abus d’un immeuble négligé.

 

Vingt-et-une familles, une cinquantaine de personnes. À Bagnolet, tout l’immeuble est en grève des loyers depuis fin avril. Grève autant que trêve des loyers, les locataires du 19 rue de la Liberté se sont lancés pour deux motifs révélés par le confinement : leur mauvaise passe de revenus et la mauvaise gestion de l’immeuble de sept niveaux. Pour certains travailleurs du bâtiment qui n’ont eu ni chantiers ni ressources pendant le confinement, impossible de régler le loyer.

Les revendications des habitants vont de l’effacement complet du loyer pendant les mois de vaches maigres, à une baisse de moitié des montants dus. Et cela, le temps des crises, sanitaire présente et économique à venir, avec un éventuel échéancier pour certains. Mais diluer les montants dus va les rajouter aux loyers courants des mois qui viennent. Pas évident. « Il y a des voisins qui sont à deux euros près pour boucler les fins de mois. »

 

La facture de trop

 

En pleine panade économique, le gérant de l’immeuble de Bagnolet a exigé le paiement d’une facture de 140 euros par logement pour réfection de la chaudière. Sans facture ni explication, sans même que les travaux aient été programmés. C’est la goutte d’eau chaude qui a fait déborder le vase. « On n’a jamais eu de telles charges. Pour certaines familles, impossible de payer cette facture et le loyer… On en a profité pour pas mal discuter entre nous, et on a décidé de ne pas payer le loyer, absolument tous les locataires », dit Esther qui habite là depuis 18 ans. « On a changé de proprio l’été dernier mais sans en être averti officiellement. Au nom du Comité DAL Liberté que nous avons créé, nous avons écrit fin avril au gestionnaire Lokalis un courrier collectif pour demander une rencontre : il nous a répondu par mail, individuellement. Ce gestionnaire en harcèle certains, d’autres pas. Personne n’a répondu. Mais toujours pas de réunion… »

Une tentative de division ? « Nous y sommes préparé » dit Hélène. À l’inverse, ces habitants de l’immeuble se sont coalisés contre « les robinets qui pissent la flotte de tous les côtés », la ventilation poussive, la chaudière « qui claque régulièrement». « Certains hivers, on se retrouve trois jours sans chauffage ni eau chaude… », lâche Laura qui a deux jeunes enfants. Pendant le confinement son mari a perdu 1000 euros de revenus par mois.

Les locataires s’insurgent aussi contre l’injustice de tarifs incohérents. Certains qui sont là depuis une vingtaine d’années paient plus cher que de nouveaux arrivants. Logements à surface égale, mais aux loyer très différents. Idem pour les charges. De 893 à 950 € pour les mêmes 30 m2, ou alors 840 € pour 39 m2… « C’est à la tête du client ou quoi ? » Lors du changement de locataire, des loyers ont bondi de 40 %, ce qui est parfaitement illégal. Deux appartements ne sont pas isolés, un des murs étant formé par une paroi métallique.

 

Fenêtres au ras du sol

 

Appelé·es en soutien, les militant·es du DAL découvrent qu’une partie de logements est en dessous du rez-de-chaussée, les fenêtres ouvrant au ras de la poussière du parking. Des appartements semi-enterrés qui, légalement, ne doivent pas être loués.

L’article L1331-22 du Code de la santé publique est très clair: « Les caves, sous-sols, combles, pièces dépourvues d’ouverture sur l’extérieur et autres locaux par nature impropres à l’habitation ne peuvent être mis à disposition aux fins d’habitation, à titre gratuit ou onéreux. » Et une autre règle du code de la construction, l’article L521-2 prévoit que le versement du loyer n’est plus exigible si le logement est décrété insalubre.

 

Négociation à venir

 

Ces irrégularités s’ajoutent aux dysfonctionnements communs à tout l’immeuble qui ont soudé le collectif. La chaudière qui marche quand elle veut, la ventilation chaotique, l’humidité suintant des murs. Certains appartements ont une plomberie d’origine, des années 1970, qui fuit de partout. Des locataires sont là depuis près de vingt ans. Une grosse majorité des logements est occupée par des Colombiens qui travaillent dans le bâtiment, pas toujours déclarés, ou comme femmes de ménage. « Arrêter de payer le loyer c’est compliqué, personne n’aime être endetté, moi la première. Ça m’angoisse, mais on se dit qu’on ne va pas lâcher l’affaire », confie Laura Romero. Certains ont fait une petite provision pour régler plus tard leur arriéré, d’autres n’ont pas pu mettre un sou de côté, les dépenses quotidiennes emportant tout.

La grève bénéficie d’une période des deux mois pour installer une phase de transactions avant de risquer des procédures d’expulsions, de toute façon inapplicables avant le 10 juillet. Le mauvais entretien des intérieurs, les logements semi-enterrés qui ne devraient pas être loués donnent des arguments aux grévistes de loyers, dans la négociation à venir avec Lokalis, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions.

 

On veut aussi de l’argent magique

 

La solution pourrait venir d’un fonds d’aide de l’État. Mais pour le moment, il fait le mort sur le sujet, alors que des crédits ont été débloqué en Italie, Espagne, Allemagne, Suisse. « On a vu que l’argent magique existait, pour Air France, l’aéronautique, l’automobile, il faut qu’il y en ait pour les précaires. Nous espérons que l’État fera un vrai geste pour les 2,5 millions de familles en difficulté, et lance un moratoire sur les loyers », soupire Hélène qui travaille dans une association.

Certaines collectivités comme Brest ou le département de la Mayenne s’y mettent en France, mais avec des budgets forcément plus minimes.

 

Au secours du marché en péril

 

Dans son fonds de solidarité envers les très petites entreprises, boutiques, bars et restaurants, Bercy a prévu un volet prenant en charge des loyers des baux commerciaux. Julien Denormandie, le ministre du Logement, s’est d’abord soucié de « soutenir le marché immobilier, très impacté dans cette période inédite », appelant mollement « à la responsabilité des bailleurs », mais en soulignant que « suspendre les loyers des particuliers aurait mis en difficulté certains propriétaires ». Il n’a débloqué qu’une aide minuscule de 150 € aux allocataires du RSA ou à l’ASS, ouvert un numéro vert « Sos loyers impayés » pour conseiller des solutions individuelles. Dernière annonce : la prolongation de la trêve hivernale interdisant les expulsions dans tout le pays jusqu’au 10 juillet, que la Ville de Paris a poussé jusqu’en octobre pour ses logements sociaux. Nous sommes loin du Royaume-Uni et son milliard d’euros versé à 4 millions de foyers les plus démunis pour régler leurs loyers.

Cette lutte préfigure de nombreuses autres mobilisations si l’État ne vient pas en soutien au logement. Le risque est connu, déjà subi par des familles modestes aux États-Unis ou en Espagne après la crise des subprimes en 2009, où des millions de gens ont été jetés à la rue. Pour éviter cette situation, le Dal revendique des « filets de sécurité» : un fonds d’aide conséquent aux impayés de loyer, l’interdiction des sanctions contre les locataires en difficultés et la suspension effective des expulsions. Mais aussi : une politique efficace de lutte contre le logement cher, par l’encadrement des loyers et une vraie taxe sur les profits spéculatifs.