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Mort de Nahel : les révoltés face à la justice expéditive

Depuis plusieurs jours, face aux soulèvements dans les quartiers populaires suite à la mort de Nahel, les comparutions immédiates s’enchaînent. Malgré la saturation des tribunaux, le parquet défère à tour de bras, appliquant les consignes de fermeté du ministre de la Justice. Dans cet empressement général, aucune place n’est faite aux récits de violences racistes portés par les prévenus. 

 

 

Derrière la vitre du box des prévenus, J. se déchausse. En passant le bras au-dessus de la vitre, il tend sa basket blanche et grise à son avocat. « Vous voyez, elle n’a même pas de bande réfléchissante ! » lance ce dernier en brandissant la chaussure devant les magistrats du tribunal judiciaire de Bobigny qui lui font face, ce lundi 3 juillet. J. est accusé d’avoir volé des colis et cigarettes dans un bureau de tabac, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, alors que sa ville de Neuilly-sur-Marne se soulève depuis la mort de Nahel, tué par un policier le 27 juin.

Selon la version policière, deux individus, J. et S., ont été aperçus en train de s’éloigner du commerce vandalisé et ont alors été pris en chasse. J. nie en bloc. « J’étais en train de rentrer chez moi », assure-t-il d’une voix claire, où gonfle l’indignation. « Jamais de la vie je ne suis rentré dans ce bar-tabac ». Une voiture arrive à sa hauteur : « ils m’ont braqué dans la rue, m’ont dit “arrête toi !”… Au début, je n’avais même pas compris que c’étaient des policiers. J’ai vu une arme, donc j’ai couru… ».

La vidéo du bar-tabac, constate le président du tribunal lui-même en feuilletant le dossier de l’affaire, ne permet pas d’identifier les visages des hommes qui entrent et sortent du bureau de tabac. Seul un détail est visible : l’un des individus porte des baskets blanches réfléchissantes.

« Le parquet ne se base que sur deux éléments », déroule l’avocat : « des chaussures réfléchissantes, or je vous ai montré que ce n’était pas le cas de monsieur. Ensuite, le bornage du téléphone : mais monsieur habite là ! » De plus, les vidéos montrent que les individus sont rentrés avec un sac poubelle, pour embarquer colis et cigarettes. « Quand les policiers disent qu’ils ont vu ces suspects sortir, ont-ils vu les sacs ? Non ! On a juste trouvé quelqu’un dans la rue qui correspondait à la description : “africain” », dénonce-t-il. S., le second individu interpellé, a d’ailleurs été relâché pour classement sans suite : l’infraction était insuffisamment caractérisée.

L’avocat demande la relaxe : le dossier est vide de preuves, et ne repose que sur le PV et les témoignages policiers. Le procureur réclame, lui, 8 mois ferme. « Il s’agit de pillages, comme on en entend beaucoup parler en ce moment », déroule-t-il. Et de rappeler les deux antécédents judiciaires de J. en 2018 et 2019 (condamnations pour recel de vols, conduite sous stupéfiant).

Les juges suivent : ce sera 8 mois ferme. Avec mandat de dépôt. J. a tout juste le temps de tourner la tête vers deux de ses amis, assis sur des bancs de la salle. « Un panier de linge », demande-t-il, pendant qu’on lui passe les menottes.

 

Empressement à déférer

 

Partout en France, des journalistes et observateurs des droits constatent la sévérité des peines prononcées dans la foulée des révoltes des quartiers populaires. Parfois avec des dossiers quasiment vides, à l’instar de celui de J..

Dans une instruction aux procureurs diffusée le 30 juin, le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti exige une réponse pénale « ferme, systématique et rapide » aux révoltes urbaines. Pour les mis en cause majeurs, « la voie du déferrement aux fins de comparution immédiate ou à délai différé (…) sera privilégiée ».

Les consignes semblent s’appliquer à la lettre. Sur le terrain, elles se traduisent par un empressement délétère. Les exemples s’enchaînent : sur une affaire, il manque une page du PV d’interpellation. « Pourtant le parquet a néanmoins décidé de déférer ce monsieur », soupire l’avocate. « Aujourd’hui avec le nombre de dossiers que l’on a, c’est peut-être un moment qui a perdu de son sens, mais tout de même… ». Les juges sont forcés de reconnaître la nullité de la procédure.

La même après-midi, trois jeunes hommes, accusés d’avoir jeté des cocktails molotov sur un commissariat, se retrouvent dans le box alors que leurs trois procès-verbaux d’interpellation ne sont ni datés, ni signés. Même le procureur le reconnaît. Et de justifier : « probablement que ces fiches ont été rédigées trop vite ». Les juges prononcent une remise en liberté immédiate. Applaudissements dans la salle. Le président du tribunal s’énerve : « samedi, on a entendu des « Justice de merde », tout ça… Je vous préviens, à la première manifestation d’humeur, le reste des audiences se déroulera à huis clos. »

 

« Surcharge » des tribunaux après la mort de Nahel

 

Tout au long de l’après-midi, les renvois d’audience s’enchaînent. Signe de la saturation des tribunaux, déjà fragilisés par une grève actuelle des greffiers. Dans l’affaire suivante, le président du tribunal montre encore des signes d’agacement. Jusqu’à manquer de respect aux prévenus – en grande majorité des jeunes hommes non-blancs. « Venez à gauche », intime-t-il à l’un d’eux, qui ne comprend pas immédiatement où se mettre : « c’est quand même pas compliqué de se déplacer ! ». Ce jeune homme de 20 ans n’a jamais été condamné. À ses côtés, B. a 19 ans ; M., tout juste 18 ans. Mais ces trois-là, aux airs intimidés, ne seront pas non plus jugés aujourd’hui. L’affaire est renvoyée à une date ultérieure « en raison de la surcharge de l’audience ».

« Le parquet défére beaucoup », souffle au dehors de la salle une avocate, « c’est à n’y rien comprendre ». Le bruit permanent des va-et-vient, dans le couloir où elle se trouve, recouvre la voix des magistrats de la chambre d’audience. Depuis le box, les prévenus demandent régulièrement au président du tribunal de répéter ses propos. On ne s’entend pas : l’ambiance est fouillis. La salle, pleine à craquer de familles et de soutiens indignés. Et les jugements, souvent hâtifs.

De 13h à 20h, seuls deux dossiers seront jugés sur le fond. Les prévenus dont l’audience est renvoyée sont placés sous contrôle judiciaire, en attendant. Sauf l’un d’eux, qui repart en détention provisoire : il s’agit de O., 34 ans, ancien éducateur spécialisé, casier vierge. Il est accusé d’avoir participé à des tirs de mortiers et des jets de projectiles sur le commissariat de Saint-Denis dans la nuit du 30 juin au 1er juillet. Il était déjà sous contrôle judiciaire pour des faits similaires, « dans le cadre d’une manifestation », précise-t-il. O. repart menottes aux poignets, en prison, en attendant l’audience reportée à début août. « Courage », lui lance un soutien dans la salle.

 

Visage tuméfié

 

Une autre tendance interpelle. Dans ce défilé des prévenus, plusieurs sont marqués par des violences physiques : tous sont des jeunes hommes noirs et arabes. J., par exemple – celui qui clamait son innocence dans l’histoire du bar-tabac -, assure que lorsque les policiers l’ont rattrapé, « ils m’ont tabassé ». Au cours de son audition devant l’OPJ (officier de police judiciaire), il a demandé à plusieurs reprises, sans succès, d’être conduit à l’hôpital.

Peu après lui, A. se présente dans le box avec le visage gonflé. Son avocate témoigne : au cours de son interpellation, « il a été très gravement blessé. Il avait le visage ensanglanté ». Un certificat médical, joint au dossier, constate des traumatismes maxillo-faciales. Un second avocat confirme : « monsieur avait le visage tuméfié, il ne pouvait même pas voir de son œil gauche ». Les violences auraient été subies au cours du transport, mais aussi au sein du commissariat à Saint-Denis. L’homme a porté plainte auprès du procureur de la République. « Il était menotté et ne s’est pas du tout rebellé », soutient l’avocat. Les faits reprochés : participation à un groupement en vue de commettre des violences ou dégradations… Et outrage sur personne dépositaire de l’ordre public.

Les deux avocats demandent un supplément d’information dans ce dossier. À savoir, la saisine des enregistrements de la vidéosurveillance du commissariat. Mais le président du tribunal n’autorise pas cette demande supplémentaire. Et de conclure : « l’IGPN fera ce qu’il faut pour avoir les éléments utiles pour mener son enquête ». A. est placé sous contrôle judiciaire en attendant son audience reportée au mois d’août.

 

« La crainte de se faire tirer dessus » comme Nahel

 

La violence est également au cœur du dossier de G. L’homme est accusé de refus d’obtempérer, conduite sans permis et outrages à agents, lors d’une précédente nuit d’émeute. G. n’en est pas à son coup d’essai en matière d’infractions : il a 19 mentions au casier judiciaires, et sortait tout juste de prison. Il reconnaît volontiers la conduite sans permis ; le refus d’obtempérer aussi. Mais il l’explique par la peur. « Ils m’ont braqué à la fenêtre. L’un d’eux m’a dit : “bouge pas ou je te fume”. Je ne sais pas comment vous le dire, j’ai eu peur ».

Une scène qui n’est pas sans rappeler les circonstances du tir meurtrier sur le jeune Nahel. Quinze jours avant lui, Alhoussein Camara était également tué d’une balle pour un refus d’obtempérer près d’Angoulême. En 2022, treize personnes ont été tuées dans le cadre de ce motif, dénombrent nos confrères de Basta.

« On sait très bien ce qu’il s’est passé il y a dix jours », insiste son avocat. « Depuis le début, monsieur reconnaît le refus d’obtempérer. Pourquoi il l’a fait ? Parce qu’il y a une crainte. La crainte de se faire, tout simplement, tirer dessus. »

 

« Est-ce que tous les fonctionnaires de police mentent ? »

 

Après la fuite du véhicule, finalement rattrapé, les versions divergent. Les policiers indiquent que G. a été sorti de sa voiture de force et qu’en étant « amené au sol (…) son visage a claqué le sol », ce qui serait à l’origine de « certaines rougeurs » ; mais que cette interpellation se serait déroulée « sans incident ». Les policiers témoignent ensuite d’insultes et de menaces de mort durant le transport vers le commissariat.

G. reste silencieux, visage fermé. Il secoue la tête de droite à gauche. « Ils veulent justifier les coups qu’ils m’ont mis pendant l’interpellation », soutient-il. « Après, ils m’ont tapé pendant tout le transport. Je n’ai menacé personne. Je ne pouvais pas dire un mot : si je les avais insultés, ils m’auraient tapé encore plus ».

Tournant le dos à la salle, G. montre la trace, bien visible sur son tee-shirt, d’une chaussure écrasée sur son épaule. G. est ressorti de sa garde-à-vue avec 5 jours d’ITT. Des os de son nez sont fracturés, constate le certificat joint au dossier de procédure. Pour son avocat, la conclusion est claire : « ils ont un refus d’obtempérer : ils se défoulent sur lui ».

Tout en reconnaissant que le contexte de la mort de Nahel créé « un certain émoi », l’avocate des policiers (absents à l’audience) soutient : « ce n’est pas parce que l’un d’eux a fauté, il y a quelques jours, que c’est le cas de tous » Et de conclure, déclenchant des crispations dans la salle : « est-ce que tous les fonctionnaires de police mentent ? Non ».

G. est reconnu coupable de l’ensemble des faits reprochés. Il prend 12 mois de prison, dont 6 de sursis probatoire. Avec mandat de dépôt. Une femme de sa famille accourt avant qu’on lui passe à lui aussi les menottes, et lui glisse : « je viendrais te voir au parloir ».

 

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