Pablo Servigne

Pablo Servigne : « l’effondrement de notre civilisation est une question pour les générations présentes »


 

Depuis plusieurs semaines, des lycéens et étudiants désertent les cours pour manifester en faveur de mesures fortes pour le climat. Ils expriment « l’inutilité » d’étudier si leur génération est promise à la fin du monde. Le 15 mars, partout sur la planète, des jeunes seront en grève. Nous avons interrogé un des auteurs de « Comment tout peut s’effondrer » et de « Une autre fin du monde est possible » sur les risques d’effondrement auxquels l’humanité est confrontée.

 

Ils ne sont pas encore très nombreux en France ces lycéens qui nous interpellent sur l’absurdité à laquelle ils sont confrontés : étudier pour préparer leur avenir dans un monde qui n’en a peut-être pas. La fin du monde, ou du moins du monde tel que nous le connaissons, c’est le sujet des théoriciens de l’effondrement. Pour les collapsologues dont Pablo Servigne fait partie, l’effondrement se définit comme le moment où les besoins de base ne sont plus fournis à un coût raisonnable à une majorité de la population.

Fini donc, l’eau, la nourriture, l’énergie, les vêtements ou le logement en quantité suffisante pour satisfaire les besoins humains, même si déjà aujourd’hui leur répartition est loin d’être égale pour tous. En résumé, l’effondrement est une rupture qui conduit nos sociétés vers la fin de la civilisation industrielle basée sur l’énergie. Son origine pourrait être la crise climatique, mais pas seulement. « Il y a d’autres problèmes que le climat » assure Pablo Servigne pour qui plusieurs phénomènes s’entremêlent et risquent de converger, citant en vrac « la biodiversité, l’énergie, la finance, l’économie, l’approvisionnement en minerais ou en terres rares, les inégalités et les crises sociales, politiques ou géopolitiques ».

 

L’effondrement c’est maintenant

 

Quand, et qu’est-ce qui va s’effondrer ? C’est la grande question qui suscite le débat chez les collapsologues. Déjà dans les années 70, des chercheurs du MIT tiraient la sonnette d’alarme sur les risques liés à la croissance économique et démographique dans le rapport Meadows. Leurs simulations les conduisaient à pronostiquer l’effondrement pour 2030. Pourtant depuis, nos sociétés n’ont jamais cessé d’accélérer, passant d’un néolibéralisme arrogant à un développement durable hypocrite. Quarante ans plus tard, certains sont encore plus pessimistes sur le calendrier du crash. En tout cas, pour Pablo Servigne « c’est une question pour les générations présentes ».

« Il y a déjà des effondrements aujourd’hui : les populations d’oiseaux, d’insectes, les écosystèmes, les forêts. Et puis, il y a des régions du monde, des peuples, des classes sociales, des villes, des pays qui s’effondrent », constate-t-il en prenant l’exemple de la Syrie où s’additionnent une dure crise climatique, des questions énergétiques et la politique de Bachar-el-Assad. « Nous avons créé des systèmes ultras complexes qui sont soumis à des seuils de bascule, à des effets de contagion, et à des ruptures brutales. Pour le moment, cela tient, c’est encore résilient, mais il y a des signaux faibles », explique l’ingénieur agronome de formation qui observe déjà « quelques points de non-retour, d’autres crispations, et de possibles ruptures systémiques globales ».

 

Rupture climatique

 

Le climat est un de ceux-là. Le réchauffement de la planète d’un degré depuis le début de l’ère industrielle est déjà une certitude. Mais l’augmentation des températures s’accélère : +0,17 °C par décennie depuis 1970. « Nous avons atteint des points de non-retour. Il y a des points de bascule où tout s’effondre vite : la fonte de la calotte glaciaire par exemple, ou des écosystèmes qui disparaissent. La trajectoire climatique est partie, c’est irréversible », averti Pablo Servigne. Puis, d’enfoncer le clou : « Elle est partie sur une trajectoire inconnue depuis 800 000 ans. L’agriculture a été inventée sur une stabilité climatique depuis 10 000 ans. Or, nous ne savons pas cultiver en instabilité climatique. L’être humain n’a jamais vécu cela. »

Les mobilisations pour le climat depuis le mois de septembre, Pablo Servigne les regarde avec envie. Pour lui, le déclencheur a été un déclic après la démission de Nicolas Hulot et la sécheresse de cet été. Maintenant, il espère qu’elles émergent plus fortement et se structurent, tout en constatant que « les besoins conceptuels sont immenses ». « Qui sait penser sur 800 000 ans ? », s’interroge-t-il, alors que « les politiques pensent à la prochaine élection » et que ces enjeux « déstructurent toute la pensée et la modernité ». Sur ce point, il est catégorique : « l’appareil politique classique n’est pas du tout adapté pour traiter ce genre de situations inextricables. Il en est incapable et génère des inégalités et des tensions qui sont aussi causes des possibles effondrements ».

 

Vers un monde incertain

 

Mais le climat n’est pas le seul risque. « L’effondrement, ce peut-être une crise de la bourse qui dégénère en effondrement économique avec des magasins vides, voire en crise sociale et politique. Aujourd’hui, il y a le climat et les gilets jaunes : imaginez une crise financière par dessus avec une sécheresse l’année prochaine », développe Pablo Servigne en guise de scénario catastrophe. Mais au-delà de se faire peur, quels sont les chemins possibles pour résoudre ces risques ? Concilier environnement et croissance économique comme le préconise François de Rugy, le ministre de la Transition écologique et solidaire. Assurément pas pour l’auteur de « Une autre fin du monde est possible ».

La solution par le marché est « le stade zéro de la réflexion politique et écologique » pour le chercheur indépendant qui précise que « le capitalisme génère structurellement plus d’inégalités, détruit les peuples, les ressources et le non-humain ». Des inégalités qu’il considère comme « un facteur toxique amenant une corrosion des sociétés », et finalement étant « un facteur de précipitation d’effondrement ». Pour lui pas de doute : « il faut prendre un autre chemin » que le capitalisme, même vert. D’autant que les désordres qu’il produit peuvent entraîner un autre phénomène : « quand c’est le bordel, les peuples font appel à la figure du père. Cela cristallise et crée des rapports de violence. C’est un des stades de l’effondrement ». Une situation qu’il juge à l’œuvre dans l’arrivée au pouvoir de Donald Trump ou Jair Bolsonaro.

 

L’entraide au lieu de la barbarie

 

« Quand tout se dérègle, que tout est incompréhensible, il y a un brouillard et forcément des démons réapparaissent. Il y a un risque autoritaire », anticipe Pablo Servigne. Il est persuadé que dans une situation où l’ordre social disparaît, « si tout le monde pense que le voisin est un enfoiré égoïste et irrationnel, et que la solution consiste à faire des stocks et acheter une arme », nous courrons à la catastrophe par une sorte de « prophétie autoréalisatrice ». En effet insiste-t-il : « Les autres te voyant acheter une arme, en achètent une aussi, et tout le monde se flingue, alors que nous étions potentiellement amis. C’est un imaginaire toxique ». À l’opposé de ce schéma, il préfère s’inspirer de la pensée de l’auteur de l’Entraide, Pierre Kropotkine, un théoricien anarchiste et géographe de la fin du XIXe siècle.

 

 

« Ce qui me préoccupe, c’est de diminuer le nombre de morts s’il y a des crises, de prendre soin des gens et de fissurer l’imaginaire toxique de la loi du plus fort, de la compétitivité, et de la mythologie libérale », explique Pablo Servigne. Dans l’éventail des cultures politiques d’aujourd’hui, il imagine que « certains vont dire qu’il faut plus d’État, d’autres au contraire qu’il en faut moins ». Ainsi, il redoute le retour des fascismes, l’apparition de dictatures vertes ou la gestion privée de tout, se risquant à l’hypothèse parmi d’autres d’une privatisation des villes, voire des États. Pour lui, « il y a des risques partout : tu as soit trop de normes, soit trop de prix ». Sa réflexion l’oriente vers une alternative s’éloignant à la fois du marché et de l’État, qu’il juge tous deux incapables de faire face à la situation.

Mais rien n’est totalement écrit pour le chercheur et il reste des raisons d’espérer. « La pensée complexe, les bifurcations, les évènements imprévisibles, tu peux les penser dans les catastrophes comme à propos des mouvements sociaux. Qui avait prévu les ZAD ? » s’amuse-t-il à prendre comme exemple. Convaincu que « les questions écologiques et sociales sont impossibles à séparer », il va maintenant orienter ses recherches en direction de la philosophie politique anarchiste. A ses yeux elle recèle beaucoup d’outils conceptuels et un grand nombre d’expériences pour penser la société à des petites échelles et dans une organisation non hiérarchique.

Une planche de salut pour l’humanité ? Peut-être bien pour l’auteur de « Une autre fin du monde est possible » qui voit dans l’anarchisme : « le stade adulte de la politique ». « Tu n’as pas besoin du père, des ordres, tu t’auto-organises comme un adulte avec les tensions entre individu et collectif. La politique c’est l’art de s’opposer sans se massacrer », conclut-il. En somme, l’anarchie pour éviter ou pour gérer le chaos promis par la « civilisation thermo-industrielle ».