Charlottesvilles

Charlottesville : quatre ans après, le procès de l’Alt-Right.


À Charlottesville, dans l’état de Virginie aux États-Unis, le procès visant les co-organisateurs du rassemblement du mois d’août 2017 Unite the Right, s’est ouvert le 25 octobre 2021. Il doit durer plusieurs semaines.

 

L’extrême-droite à la barre

 

« J’ai dit que nous entrions dans une ère de violence politique. Et je le pense », énonce gravement Richard Spencer, en montrant au jury un GIF animé de lui-même recevant un coup de poing. Le militant néonazi est jugé au civil pour « conspiration à commettre des violences raciales », pour son rôle dans l’organisation, les 11 et 12 août 2017, du Unite the Right Rally, un rassemblement émaillé de violences qui s’est soldé par une attaque à la voiture bélier tuant une jeune femme de 32 ans et faisant 19 blessés.

Ce sont en tout quatorze individus et une dizaine d’organisations d’extrême droite qui sont mis en cause à ce titre, dans ce procès appelé « Sines versus Kessler ». Parmi les organisations, deux chapitres du Ku Klux Klan, le National Socialist Movement, la League of the South, le Traditionaliste Worker Party, Identity Europa et Vanguard America, le groupe auquel James Alex Fields, Jr – le conducteur de la voiture belier – est soupçonné d’avoir appartenu.

Aux côtés de Richard Spencer, principal fondateur du mouvement Alt-Right, on retrouve notamment Jason Kessler, des Proud Boy, le résident de Charlottesville qui a eu en charge l’aspect logistique du rassemblement, James Alex Fields, Jr, ou encore Christopher Cantwell, dont les larmes, capturées en vidéo quand il apprend que la police le recherche suite au rassemblement, lui ont valu le surnom de « Crying Nazi ».

Si le banc de la défense ressemble à un Who’s Who? de l’Alt-right, c’est que le rassemblement Unite the Right se voulait une unification du mouvement et une démonstration de force, quelques mois après la victoire de Donald Trump, qu’elle analyse comme la sienne, et alors que le mouvement Black Lives Matter se mobilisait.

 

Un procès inédit

 

Si ce procès est inédit, c’est donc déjà par son ampleur. En effet, si les poursuites civiles à l’encontre des groupes d’extrême droite sont une pratique déjà bien rodée (le Southern Poverty Law Center y a régulièrement recours) c’est habituellement à l’encontre d’un seul groupuscule à la fois. Mais l’ambition de l’association Integrity First for America (IFA) – qui accompagne les neuf requérants, toutes des victimes du rassemblement Unite the Right – est d’une autre envergure : mettre financièrement à genoux le mouvement alt-right à travers le pays, et ne pas laisser les instigateurs de ces évènements tragiques impunis.

En effet, si les manifestations d’extrême droite de Charlottesville ont déjà donné lieu à deux condamnations pénales pour l’attaque à la voiture bélier et pour le passage à tabac d’un militant antiraciste par quatre suprémacistes blancs, les organisateurs doivent, eux, faire face à la justice civile. Ils n’encourent donc pas de détention, mais des sanctions financières importantes. Suffisamment importantes, espèrent les plaignants, pour les priver de tout moyen de nuire.

Autre aspect inédit, la procédure, amorcée en 2017, s’appuie sur la loi dite « Ku Klux Klan » de 1871, qui permet de poursuivre des particuliers pour avoir « conspiré dans le but de priver de leurs droits civiques des citoyens ». Les plaignants vont donc devoir prouver que les quatorze poursuivies sont bien les organisateurs de Unite the Right, et qu’ils concevaient bien ce dernier comme un évènement violent, dans le but d’imposer leur idéologie raciste. Pour cela, et c’est aussi une nouveauté, l’équipe d’avocats réputés réunie par l’IFA dispose d’une impressionnante quantité de données. Des messages publics d’appel à participer à Unite the Right à la rhétorique raciste et guerrière, mais aussi des centaines de messages privés échangés par les différents co-accusés, dont des conversations discord révélées par le collectif de journalistes Unicorn Riot.

Dans son intervention d’ouverture, Richard Spencer a exhorté les jurés à « défendre les droits de quelqu’un avec qui vous avez un profond désaccord, de défendre l’indéfendable, de traiter avec justesse quelqu’un que vous trouveriez odieux, de donner sa chance à un sale type », et la stratégie de la défense est simple : ils sont juste des personnes qui expriment des opinions infâmes, certes, mais protégées par le Premier amendement de la constitution américaine, qui garantit la liberté d’expression, y compris pour les propos nazis ou négationnistes, et n’ont d’ailleurs pas pris une part significative dans l’organisation du rassemblement. Les débats vont donc largement porter sur ce qui fait la stratégie même de l’alt-right, « ce mouvement existant principalement sur internet » qui a, d’après les chercheurs Maik Fielitz and Reem Ahmed, « définit une nouvelle façon de faire : dissimuler des positions extrémistes sous un vernis ironique, brouillant les lignes entre l’humour et des messages de radicalisation ».

 

De Charlottesville au Capitole

 

Dans une interview pour Slate, l’historienne Kathleen Belew met en garde : « d’un point de vue historique, un acquittement à Charlottesville alimenterait de nouvelles violences. On constate qu’à chaque acquittement majeur, il y a une importante montée en force des groupuscules suprémacistes blancs et paramilitaires ». Quatre ans après, les images de l’assaut du Capitole le 6 janvier 2020 sont venues s’ajouter à celles des corps qui volent, percutées par une voiture qu’un néonazi lance à pleine vitesse dans la foule.

Et pourtant, le grand rassemblement d’union de la droite, voulu comme un triomphe par ses organisateurs, a plutôt été perçu comme un fiasco par leur base, et a eu l’effet contraire, celui de fragmenter l’extrême droite et d’aviver les tensions au sein de la mouvance. De fait, avant même le début du procès, l’objectif de l’IFA de ruiner les figures de l’Alt-Right est déjà en grande partie rempli. S’il a fallu attendre quatre ans entre le lancement de la procédure et l’ouverture du procès, c’est que les mis en cause ont été très réticents à fournir les documents demandés par la justice, et plusieurs d’entre eux ont déjà été condamnés à des amendes de plusieurs milliers de dollars du fait de leur manque manifeste de coopération.

En ce début de procès, Andrew Anglin et Robert Ray, dit Azzmador, fondateur et webmaster du site néonazi The Daily Stormer, sont tous deux des fugitifs recherchés. Richard Spencer a expliqué devant la cour, plus tôt l’année dernière, qu’il se représentait désormais lui-même parce que la procédure lui avait déjà coûté des milliers de dollars, le « mettant à terre financièrement ». Christopher Cantwell prépare sa défense depuis une cellule parce qu’il s’est auto-incriminé accidentellement en voulant dénoncer un rival d’extrême droite au FBI. Les organisations Vanguard America et Traditionalist Workers Party se sont dissoutes peu après le rassemblement. Et les cagnottes organisées par les mis en cause pour les soutenir dans leurs frais de justice n’ont pas rencontré de succès.

Pour autant, le mandat de Trump, la crise sanitaire, la polémique autour des résultats de la présidentielle ont conduit à une radicalisation à droite d’un nombre croissant d’individus, qui s’est manifestée avec éclat en 2020. Une condamnation à Charlottesville pourrait peut-être appuyer des démarches légales contre les instigateurs de l’attaque contre le capitole. Deux procédures en ce sens, dont l’une a été abandonnée, ont été amorcées contre plusieurs personnes, dont Donlad Trump, en s’appuyant sur la même loi de 1871. Mais dans un pays ou un tiers de la population pense que l’élection a été volée, l’impact pourrait être limité.