Au moins 58 morts, des hôpitaux débordés, des supermarchés vides, 14 des 28 millions de Texans privés d’eau, 4,5 millions d’entre eux privés d’électricité par -18 °C. Le Texas a connu une vague de froid exceptionnelle. Mais le refus idéologique de politiques de dépenses publiques, ici pour entretenir ou développer les infrastructures du plus grand marché dérégulé d’électricité du monde, a sa part de responsabilité dans ce bilan catastrophique.
« Si vous n’avez pas d’électricité, bougez-vous le cul et […] si vous n’avez plus d’eau, débrouillez-vous » recommandait Tim Boyd le maire de Colorado City (Texas) le 16 février, à ses administrés qui se retrouvaient enfermés chez eux sans eau potable ni électricité. Des propos ahurissants, mais une confirmation assumée d’une politique qui avait mené, de façon prévisible, au désastre.
Le 10 février 2021, le Texas est frappé par une vague de froid polaire. La température descend sous les -18 °C, dans cet État habitué aux étés torrides du sud profond, entraînant des coupures de courant massives. Quatre millions de Texans font face au froid glacial sans électricité. Le bilan provisoire est d’au moins 24 morts directes par hypothermie, intoxication au monoxyde de carbone ou incendies. Dans leurs habitations isolées contre la chaleur mais rarement contre le froid, certains Texans brûlent leurs meubles pour réchauffer leurs enfants, d’autres ont regardé la batterie du respirateur d’un proche s’épuiser inexorablement.
Sur le marché dérégulé de l’énergie du Texas, les prix s’envolent, et ceux des habitants qui ont eu accès à un peu de courant se retrouvent désormais avec des factures de plusieurs dizaines de milliers de dollars. Enfin, les pannes électriques ont perturbé le réseau de traitement et de distribution d’eau potable, et des milliers de personnes s’en trouvent encore privées aujourd’hui.
Ce n’est pourtant pas la première fois que le Texas fait face à un épisode de grand froid mettant à mal son réseau électrique. En 2011 un épisode météorologique similaire avait lui aussi entraîné des coupures massives de courant. Les experts avaient unanimement mis en cause un important manque d’entretien du réseau et d’investissements pour lui permettre de supporter ce genre de températures. Exactement comme lors de la vague de froid de 1989 avait pointé un rapport officiel. Comment de telles crises à répétition sont-elles possibles dans un État qui est pourtant le premier producteur d’énergie du pays ?
Il est libre, le marché
Il existe trois réseaux électriques distincts aux USA. Celui de l’Est, celui de l’Ouest, et celui du Texas. Ce dernier n’est pas connecté aux deux autres et ne peut donc recevoir d’énergie de systèmes moins sollicités. Si cet État du sud a son propre réseau électrique, c’est qu’il souhaite échapper aux régulations fédérales. En effet, puisque le réseau électrique texan n’échange pas d’énergie avec un autre état, il échappe notamment à la supervision du ministère de l’Énergie.
Une volonté qui ne date pas d’hier. Déjà en 1935, les différentes compagnies électriques de l’État, regroupées dans le Texas Interconnected System ont réussi à échapper au Federal Power Act de Roosevelt qui amorçait la régulation du marché de l’énergie aux USA. Aujourd’hui, les autorités texanes sont donc quasiment les seules à pouvoir imposer des normes aux différents producteurs et fournisseurs d’énergie qui se disputent le marché. Et elles se sont toujours montrées très réticentes à le faire, d’autant plus que l’influence des magnats des matières premières pèse lourd dans la politique locale. Si de premières régulations voient le jour dans les années 70, la dynamique se renverse avec le vote en 2002 d’une grande loi d’ouverture à la concurrence.
Cette absence de régulations a donc autorisé les acteurs du marché de l’énergie à ne pas entretenir leurs installations ni à les préparer à des vagues de froid. Les installations n’étant pas prêtes, de nombreuses centrales électriques ont dû être arrêtées, dont une nucléaire, mais aussi des sites d’extraction de ressources fossiles. En particulier celles de gaz naturel, dont les prix ont explosé sur le marché. Après les vagues de froid de 1983, 1989 et 2011, l’autorité de régulation de l’énergie du Texas s’est donc contentée de formuler des recommandations de mise aux normes de l’infrastructure, sans aucune contrainte. L’industrie s’est majoritairement abstenue de les suivre.
Par ailleurs, les autorités du Texas, dominé par le Parti républicain depuis les années 60, se sont aussi toujours refusées à investir de l’argent public dans le réseau, au contraire de la plupart des autres états du pays. C’est donc une politique du ‘’ni-ni’’ qui l’a emporté en matière d’infrastructure : ni argent public, ni contrainte sur les acteurs privés.
Le chacun pour soi comme ultime liberté
Cette politique de laissez-faire ne s’explique pas simplement par le poids des généreuses donations de l’industrie aux partis politiques. Au-delà d’une doxa économique ultralibérale classique héritée de l’école de Chicago, c’est également une idéologie morale qui est à l’œuvre ici. Celle-ci fait du travail et de l’enrichissement individuel des valeurs cardinales. D’où une aversion viscérale à tout ce qui relève de l’intervention et de la dépense publique. Que ce soit pour les infrastructures, les aides sociales, le travail ou la santé. Cette aversion a été illustrée avec une brutale honnêteté par le maire de Colorado City, qui a posté le message suivant sur Facebook, avant de démissionner face aux réactions d’indignation.
« […] personne ne vous doit rien à vous ni à votre famille, et ce n’est pas non plus de la responsabilité du gouvernement de vous soutenir dans une période aussi difficile que celle-ci ! Marche ou crève, à vous de choisir ! Ni la Ville, ni le Comté, ni les fournisseurs d’énergie ou autre ne vous doivent RIEN ! Les gens qui mendient, ça me rend malade ! Si vous n’avez pas d’électricité, bougez-vous le cul et trouvez une solution pour garder votre famille au chaud et en sécurité. Si vous n’avez plus d’eau, débrouillez-vous sans et trouver comment survivre et fournir de l’eau à votre famille. […] Seuls les forts survivront et les faibles vont périr. Dieu nous a donné les outils pour nous débrouiller par nous-mêmes dans les périodes difficiles. Cette attitude est la triste conséquence d’un gouvernement socialiste qui bourre le crâne des gens pour leur faire croire qu’une MINORITÉ va travailler pour faire vivre une majorité de mendiants. […] En résumé : ARRÊTEZ DE FAIRE PARTIE DU PROBLÈME, FAITES PARTIE DE LA SOLUTION !! »
La Nouvelle Droite américaine, dominante au Texas depuis les années 60, a une foi inébranlable en l’autorégulation du marché, pour peu que celui-ci soit aussi libre que possible. En bon représentant de cette famille politique, le sénateur ultraconservateur du Texas Ted Cruz proposait dans son programme pour les primaires Républicaines de 2016, de supprimer le département de l’Énergie du pays, ainsi qu’un démantèlement en règle des normes environnementales. Parallèlement, les républicains n’hésitent pas à lancer l’insulte de « socialiste » envers ceux qui défendent des investissements publics.
Le « Green New Deal », un plan de dépenses publiques focalisé sur les infrastructures, l’emploi et la réduction des gaz à effet de serre cher à la minoritaire aile gauche du parti démocrate, est cible de choix pour les républicains, qui n’hésitent pas à y voir une dérive digne des heures les plus sombres de l’URSS. C’est donc sans surprises que dès les premières coupures de courant au Texas, la droite américaine a accusé les éoliennes et tout le secteur des énergies renouvelables.
Quand la liberté des uns fait les inégalités des autres
Des allégations infondées qui cachent mal un autre scandale, celui de la gestion en toute autonomie des coupures de courant par les entreprises privées. Nombreux sont les Texans qui aujourd’hui s’interrogent sur les priorités de service. Pendant que certains quartiers particulièrement touchés n’ont pas eu de courant du tout pendant plusieurs jours, d’autres abonnés au réseau, professionnels ou particuliers, ont été bien moins impactés.
Il apparaît aujourd’hui que l’impact de cet événement a été bien plus dur pour les populations les plus précaires de l’état, déjà particulièrement fragilisées par la pandémie. Ce sont les plus mal logés des Texans, dont une grande partie de la population noire, qui ont connu les premières pannes, dans les habitations les plus mal isolées et qui sont par ailleurs les plus exposées aux pollutions industrielles exceptionnelles liées au froid. Vivant dans des quartiers de relégation, ils ont également été particulièrement touchés par les pénuries d’approvisionnement. Ce sont aussi eux qui devraient se voir rétablir l’accès à l’eau potable et à l’électricité le plus tard.
Face à l’envolée du prix des hydrocarbures, les autorités texanes ont également préféré déréguler le prix du kilowattheure que de limiter celui des matières premières. Avec pour conséquence les factures de plusieurs dizaines de milliers de dollars qu’ont pu recevoir certains Texans. Les tarifs de l’électricité devraient en tout cas être durablement impactés à la hausse, mettant encore en plus grande fragilité matérielle les ménages déjà les plus en difficulté de l’État.
Si la situation au Texas peut relever de la caricature, elle n’est pas une exception ultraconservatrice locale. De l’autre côté du pays, dans l’Oregon solidement démocrate, le réseau électrique a lui aussi connu des pannes massives, touchant plus de 10 000 personnes. En cause, des lignes électriques aériennes vétustes qui n’ont pas résisté au vent et à la neige. Celles-là mêmes qui, chaque année, provoquent de plus en plus de feux de forêt qui, en retour, endommagent le réseau. Là aussi le problème est connu mais les investissements ne sont pas décidés.
Un des rares consensus de la politique américaine, à l’heure où les conséquences du changement climatique se font ressentir tous les jours un peu plus et où l’Amérique n’a jamais été aussi divisée.
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