Turquie-UE : les réfugiés de guerre abandonnés et instrumentalisés de toute part


 

Un enfant est mort lundi matin au large de l’île de Lesbos en Grèce, tandis qu’un réfugié syrien aurait été tué par la police grecque à la frontière avec la Turquie. Depuis le 28 février, des milliers de migrants tentent de passer en Europe après que Recep Tayyip Erdogan ait annoncé que son pays ne retiendrait plus les réfugiés syriens sur son sol.

 

Les images choquantes se succèdent. Après celles des violences anti-migrants sur l’île de Lesbos ce week-end, celles de lundi sont atterrantes. Une vidéo diffusée par des médias turcs montre des gardes-côtes grecs tentant de faire chavirer une embarcation de migrants au large de ses côtes. Dans la vidéo, ceux-ci tirent même en direction du bateau pneumatique. À plusieurs centaines de kilomètres de là, le long de la frontière terrestre entre la Turquie et la Grèce où la police et l’armée sont déployées, Jenan Moussa, une journaliste couvrant le Moyen-Orient pour Arabic Al-Aan TV a posté une vidéo montrant un homme, qui selon ses dires, a été tué par la police. Une information reprise par les autorités turques, mais qualifiée de fake news par Athènes. Seule chose totalement certaine : un enfant est mort lundi matin. L’embarcation sur laquelle il se trouvait a fait naufrage au large de l’île de Lesbos.

Cette situation d’extrême tension en Grèce intervient trois jours après l’annonce par la Turquie d’une réouverture de sa frontière avec l’Europe aux réfugiés vivant sur son sol. En 2016, l’Union européenne (UE) avait confié pour mission à Ankara de contenir l’afflux de réfugiés en retenant sur son territoire 3,7 millions de déplacés du conflit syrien. En échange, les pays européens avaient promis de verser 6 milliards d’euros au régime autoritaire du président turc, malgré les purges conduites par celui-ci, après la tentative de coup d’État raté qui l’avait visé l’été 2015. Un deal alors qualifié d’accord de la honte par Amnesty International.

Dans le même temps, toujours pour empêcher les migrants de gagner l’Europe, l’UE mettait en place des « Hotspots » dans les îles grecques de Lesbos, Chios, Leros, Samos et Kos. Leurs fonctions : accueillir, enregistrer et trier les arrivants. Une mission et une approche faisant porter à la Grèce le poids de l’accueil, de la gestion et du confinement loin du reste de l’Europe, des candidats à l’asile. Une politique de gestion de sas d’entrées vers le reste du continent également confiée à l’Italie avec pour conséquence l’arrivée au pouvoir d’une l’extrême droite sachant capitaliser sur les peurs, les difficultés économiques, comme sur l’opposition à la politique ultralibérale de Matteo Renzi.

 

La fin du fragile statu quo Turquie-UE

 

Durant quatre ans, la Turquie a accueilli près de 4 millions de migrants sur son sol en usant à plusieurs reprises du moyen de pression consistant à menacer d’ouvrir ses frontières. En les ouvrant réellement vendredi 28 février 2020, Ankara a mis fin au statu quo, alors que les derniers subsides européens liés à la gestion des migrants doivent être versés au titre des années 2018 et 2019. Le moment n’est pas choisi au hasard : Recep Tayyib Erdogan a subi plusieurs revers sur le front intérieur et s’est engagé dans une escalade militaire en Syrie.

L’accueil de millions de réfugiés en Turquie crée des tensions dans la population alors que le pays est confronté à une crise économique depuis 2016. L’an dernier, le parti présidentiel est entré en crise après avoir perdu les élections municipales à Istanbul. En ouvrant ses frontières, Recep Tayyib Erdogan caresse dans le sens du poil une partie de l’électorat à qui il avait déjà vendu la réinstallation d’un million de migrants dans le nord de la Syrie, au moment de l’intervention militaire turque contre les Kurdes au Rojava. Mais avec l’offensive militaire du régime de Bachar El-Assad sur la dernière grande poche rebelle à Idlib, ce sont des centaines de milliers de personnes supplémentaires qui pourraient être contraintes de se réfugier en Turquie. En ouvrant la frontière avec l’Europe, le président turc joue une partie d’échec sur le dos des migrants, dans l’espoir d’obtenir que les pressions internationales sur la Russie et le régime syrien renforcent ses positions.

 

La Grèce sous tension

 

La Grèce semble aujourd’hui en état de guerre. « Il s’agit d’une invasion », a déclaré ce lundi le ministre du Développement Adonis Georgiadis, à propos des 13 000 hommes, femmes et enfants venus s’amasser à la frontière. Depuis quelques jours, les discours belliqueux, nationalistes et haineux débordent des réseaux sociaux comme des discours politiques. Sur l’île de Lesbos, avant même l’ouverture des frontières par la Turquie, l’hostilité envers les réfugiés s’est développée dans une partie de la population, libérant les plus vils instincts, jusqu’aux violences de ce week-end où migrants, humanitaires et journalistes ont été pris à partie. Ici, la décision du gouvernement grec d’ouvrir un nouveau camp fermé a mis le feu aux poudres, entraînant manifestations et grèves depuis plusieurs semaines.

Sur les îles grecques abritant des camps, des dizaines de milliers de demandeurs d’asile survivent dans le plus complet dénuement. Ils restent comme assignés à résidence pendant de longs mois dans d’immenses prisons à ciel ouvert. Une situation qui dure depuis des années sans que l’UE ou Athènes ne s’en émeuvent réellement. Une situation qui pèse d’abord sur les migrants dont les droits élémentaires sont bafoués, mais par incidence sur la cohabitation avec les habitants. Si en 2016 le village de Slaka Sikaminéas sur l’île de Lesbos était pressenti pour le prix Nobel de la paix, il accueille aujourd’hui des manifestations réclamant le départ des réfugiés.

Déjà en septembre 2018, Médecins sans frontières dénonçait une urgence médicale dans le camp de Moria sur l’île de Lesbos. Celui-ci accueillait alors 9000 personnes pour une capacité d’accueil de 3100. Aujourd’hui, il compte 19 000 migrants vivant dans des conditions indignes. Les manifestations refusant l’installation de nouveaux camps expriment des opinions relativement diverses. Certaines, encore humanistes, préconisent que les migrants puissent être accueillis en Grèce continentale. D’autres, clairement xénophobes et de plus en plus nombreuses, refusent toute arrivée de réfugiés au nom de la reprise de l’activité touristique et de la tranquillité.

Ces dernières sont largement encouragées par un climat anti-immigration porté par le gouvernement grec. Le nouveau Premier ministre Kyriakos Mitsotakien en avait fait un de ses thèmes favoris de campagne lors des élections l’an dernier. Depuis, sa politique d’expulsion des squats hébergeant des réfugiés, notamment à Athènes, a créé un climat propice aux discours et aux actes racistes. Surfant sur cette instrumentalisation politique, des militants d’extrême droite sont venus se mêler aux habitants à Lesbos pour entretenir l’agitation. Plusieurs d’entre eux ont été vus dans les manifestations par des membres d’ONG humanitaires présents sur place. Pour autant, les relents xénophobes des dernières semaines ne sont pas restés sans réaction. Plusieurs manifestations ont eu lieu à Mytilène, la plus grande ville de l’île. Sur la banderole de celle de dimanche était inscrit : « on vit ensemble, on bosse ensemble, locaux et migrants, nous écrasons les nazis ».