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Au Parlement Européen, une victoire en demi-teinte contre l’ubérisation

 

Au Parlement Européen, un premier pas a été franchi en direction d’une directive instaurant une présomption de salariat pour les travailleurs des plateformes. Mais ce texte législatif sera-t-il vraiment suffisant pour venir à bout de l’ubérisation ?

 

« C’est une victoire énorme ». Quand on évoque la directive européenne sur les travailleurs des plateformes, Brahim Ben Ali ne cache pas sa joie. Cela fait de nombreuses années que le secrétaire général du syndicat INV lutte contre l’ubérisation et c’est un premier combat qui s’est achevé ce 2 février. Le Parlement Européen a adopté un rapport ouvrant la voie à une directive introduisant une présomption de salariat pour ces travailleurs des plateformes.

La nouvelle a également ravi Edouard Bernasse, le co-fondateur du Collectif Autonome des Livreurs Parisiens (CLAP), qui a salué sur Twitter, « une belle victoire pour les droits des travailleurs » tout en rappelant que malgré une « avancée significative », il restait « encore du chemin à parcourir ».

Il s’agit d’un revers majeur pour ces entreprises qui engagent pourtant des moyens importants pour faire valoir leurs intérêts auprès des décideurs. En 2021, Uber a ainsi engagé plus de 700 000€ en lobbying. Mais au-delà du symbole, ce vote européen est-il capable d’envoyer au tapis l’ubérisation ?

 

Un long chemin juridique

 

Une étape importante a certes été franchie. Mais les eurodéputés vont désormais devoir convaincre la Commission Européenne et le Conseil de l’Union Européenne, ce dernier représentant les États membres, du bien-fondé de leur projet de directive. Or, comme le rappelle Médiapart, c’est là que la situation se complique dans le processus législatif. La Suède, qui assure la présidence tournante du Conseil jusqu’à la fin du mois de juin, n’est pas enjouée par l’idée d’une telle directive au niveau européen. Il faudra alors sûrement attendre qu’elle termine son mandat et cède sa place à l’Espagne, favorable à ce type de législation, pour que les discussions accélèrent.

Même si la directive était effectivement votée, « les États ont deux ans pour la transposer en droit national », rappelle Ludovic Rioux, secrétaire général de la CGT Livreurs. « Cela va prendre du temps et ne pas se régler en un tour de main », tempère-t-il.

Ce n’est pas la première fois que l’ubérisation est frappée sur son flan juridique. En 2020, la Cour de Cassation requalifiait le contrat de travail d’un ancien travailleur de Uber pour lui octroyer celui de salarié. En septembre 2021, un tribunal néerlandais reconnaissait les chauffeurs de la firme comme des salariés. Plus récemment, le tribunal des prud’hommes de Lyon requalifiait les contrats de 139 chauffeurs, leur permettant ainsi d’empocher 17 millions d’euros de la part de la firme. Une décision dont Uber a fait appel.

 

Statut hybride contre salariat

 

Du côté des plateformes, la priorité est de sauver à tout prix ce modèle. D’abord en essayant de calmer les ardeurs des travailleurs, par exemple via l’instauration d’un prix minimum de la course, à 7€65. Ensuite en proposant un troisième statut mêlant une flexibilité totale des travailleurs et des garanties sociales minimales. Ce subterfuge n’a pas convaincu les eurodéputés qui ont préconisé un réel statut de salarié pour les travailleurs des plateformes, au grand soulagement des syndicats.

« Cette décision peut fermer définitivement la porte à la création d’un troisième statut de travailleurs », s’est réjoui Force Ouvrière dans un communiqué. Mais tant que la directive n’est pas adoptée, le risque demeure. L’Autorité des Relations sociales des Plateformes d’Emploi (ARPE), une instance censée exercer « un rôle d’accompagnement et de médiation entre les représentants des travailleurs et ceux des plateformes d’emploi », œuvre en coulisse à la création d’un tiers-statut. Depuis des élections controversées, l’instance regroupe organisations patronales et associations censées représenter les travailleurs mais défendant surtout un statut hybride à l’image de celui prôné par les plateformes.

 

Direction : les prud’hommes

 

Si cette directive était adoptée dans sa forme actuelle, il serait beaucoup plus facile pour les travailleurs de demander la requalification de leur contrat devant les prud’hommes. Ils n’auraient en effet plus à prouver leur relation de subordination, constitutive du salariat, vis-à-vis d’une plateforme. Ce serait au contraire à ces entreprises de démontrer que les chauffeurs ou livreurs avec lesquelles elles travaillent sont totalement indépendants. Un renversement de la charge de la preuve salutaire. Le syndicat INV fourbit déjà ses armes, en proposant aux chauffeurs des VTC de mutualiser les frais pour leurs démarches auprès des prud’hommes.

Les travailleurs des plateformes demanderont-ils tous une requalification de leur contrat ? Cela reste peu probable. Aussi critiques qu’ils soient du statut hybride vanté par les plateformes, nombreux sont ceux qui n’aspirent pas pour autant au salariat. « Les chauffeurs ne veulent pas être salariés. Personne ne veut être salarié d’une plateforme comme Uber, vu comment ils nous traitent ! Mais ils iront aux prud’hommes si c’est vraiment nécessaire pour faire valoir leurs droits », explique Brahim Ben Ali.

Faute de transformer les 28 millions de travailleurs européens des plateformes en salariés, la directive pourrait a minima être un point d’appui pour rééquilibrer le rapport de force en faveur des chauffeurs, y compris s’ils choisissaient de devenir indépendants. « Il ne s’agit pas de requalifier tout le monde. Mais soit on est réellement indépendant et dans ce cas, on nous laisse notre liberté d’indépendant pour choisir la commission que prend la plateforme, nos tarifs, notre façon de fonctionner, etc. Soit, on est sous tutelle des plateformes et alors, on est salariés », explique le syndicaliste.

 

Une question de moyens

 

En cas d’adoption du texte, les chauffeurs pourraient également bénéficier d’un soutien de taille : l’État. Le rapport préalable à la directive enjoint les États membres à « mettre en place un cadre national pour réduire les litiges et accroître la sécurité juridique qui garantisse la qualification correcte des personnes exécutant un travail via une plateforme dès le début de la relation contractuelle ». Les pouvoirs publics devront ainsi veiller à ce que les travailleurs « indépendant » sous relation de subordination, ne soient plus qu’un lointain souvenir.

Sur le papier, la mesure change radicalement le rapport de force. Mais dans la pratique, il restera encore à se donner les moyens de l’appliquer. « Afin de garantir l’efficacité de l’inspection du travail, les États membres devraient disposer d’un nombre suffisant d’inspecteurs du travail, conformément à la convention n° 81 de l’OIT [Organisation Internationale du Travail, ndlr.] […] qui recommande qu’il y ait au moins un inspecteur du travail pour 10 000 travailleurs. », indique le texte.

Or, c’est là que le bât blesse. Selon les données de la Direction Générale du Travail (DGT), on dénombrait en 2019 près de 2200 agents de contrôle à l’Inspection du travail, ayant à leur charge plus de 20 millions de salariés, soit 1 agent pour un peu plus de 9 200 salariés. Si le ratio est conforme aux engagements de la France auprès de l’OIT, la tâche reste colossale. De plus, les inégalités entre départements sont importantes et de nombreuses sections d’inspection sont vacantes.

 

L’Espagne, pionnière sur le sujet

 

En Espagne, ce manque de moyens pourrait venir à bout d’un loi pourtant ambitieuse sur le sujet. En août 2021, le gouvernement espagnol, fruit d’une alliance entre le parti socialiste et son allié de gauche Podemos, faisait voter la « Loi Rider ». Le texte introduisait une présomption de salariat pour les livreurs des plateformes. Si les organisations syndicales regrettaient que le texte ne s’applique pas aux autres travailleurs des plateformes, la loi satisfaisait d’autres de leurs demandes en obligeant, par exemple, ces entreprises à donner aux représentants du personnel, un accès à l’algorithme régissant le travail des livreurs, souligne Médiapart.

Depuis l’adoption de cette loi, les applications de livraison de repas ont-elles disparues d’Espagne ? Ou bien ont-elles unanimement salarié leurs livreurs sans broncher ? En réalité, le panorama des stratégies des plateformes pour s’adapter à cette loi, est riche d’enseignements.

 

Des entreprises qui profitent de la faiblesse de l’Etat

 

Deliveroo, qui peinait déjà à s’implanter, a décidé de quitter le pays. De son côté, Just Eat a choisi de travailler avec des restaurants disposants de livreurs ou bien de passer par des entreprises intermédiaires salariant ces travailleurs.

Mais certaines entreprises ont décidé de faire de la résistance. Glovo, une entreprise catalane, n’a salarié qu’une petite partie de ses travailleurs, laissant les autres sous le statut d’indépendants, en contradiction flagrante avec la loi. Devant le manque de réaction de l’État espagnol et au prétexte de la compétitivité face à son concurrent espagnol, Uber Eat, qui avait dans un premier temps choisi de passer par des entreprises tierces, est finalement revenu en arrière. L’entreprise a ainsi cessé sa collaboration avec de nombreuses entreprises de livraison, pour de nouveau employer des livreurs sous le statut d’indépendants.

Comment expliquer un tel manque de réaction de l’État ? En partie par un nombre insuffisant d’inspecteurs du travail. Le pays compte un agent de contrôle pour 10 500 salariés, ce qui ne semble pas suffisant pour mettre fin aux pratiques illégales de ces entreprises. « Il ne s’agit pas d’un problème de normes mais d’un système de sanctions qui n’est pas dissuasif », indiquait le professeur de droit du travail Adrián Todolí à nos confrères du média El Salto.

Pour s’assurer que cette directive soit adoptée et suivie d’effet, les travailleurs ont donc tout intérêt à rester mobilisés. « On est plus dans les années 2020-2021 où il y avait beaucoup de luttes de livreurs, mais il y a toujours de la conflictualité qui existe », souligne Ludovic Rioux, en rappelant l’importance de continuer le combat. Une nécessité de la lutte que partage Brahim Ben Ali : le syndicaliste a décidé de maintenir ses appels à une grève mensuelle des chauffeurs.