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Olivier Besancenot : « N’importe quelle étincelle peut remettre le feu aux plaines »


 

Alors que les ordonnances réformant le Code du travail ont été votées par l’Assemblée nationale le 28 novembre, Olivier Besancenot revient sur la séquence de mobilisation de cet automne. À l’occasion d’un déplacement pour présenter son livre sur la révolution russe, il a accepté de répondre aux questions de Rapports de force.

 

 

Selon toi, pourquoi les mobilisations contre les ordonnances ont-elles été un échec ?

Je refuse d’en parler au passé, même si les grandes échéances sont derrière nous. Le sujet reste tellement colossal dans son application pour des millions de travailleurs, que n’importe quelle étincelle peut remettre le feu aux plaines. Le problème n’a pas tant été celui de la division syndicale qu’un problème de stratégie du mouvement ouvrier. La division syndicale en 1995 n’a pas empêché la victoire. Mais nous ne pouvons pas faire reculer un pouvoir qui est déterminé sur la seule base de menaces d’un conflit.

Il faut établir un pouvoir plus fort que celui du gouvernement par un mouvement d’ensemble susceptible de le faire fléchir. Concrètement, au lieu d’avoir quatre ou cinq journées interprofessionnelles étalées sur deux mois, il aurait fallu en avoir au minimum trois d’affilée pour bloquer l’économie et montrer au gouvernement qu’on est réellement dans la bagarre et pas dans le discours. Si cette stratégie ne vient pas d’en haut – d’ailleurs je ne sais pas quand elle est déjà venue d’en haut dans l’histoire du mouvement social- il faudra qu’elle vienne par le bas.

Une des raisons pour lesquelles nous n’avons pas eu une mobilisation à la hauteur de l’enjeu, c’est que, du côté des organisations politiques, beaucoup se sont enflammés très vite avec de grands discours et ont très vite sifflé la fin de la récréation. Sur la loi travail, cela avait un sens que toutes les organisations de la gauche radicale, qui étaient d’accord sur le retrait des ordonnances, parlent d’une même voix, à pied d’égalité. Dans plein de milieux, y compris syndicaux, cela aurait eu un impact de laisser nos querelles de côté pour taper sur le même clou.

 

Ne crois-tu pas que les élections présidentielles étaient trop proches pour espérer une forte mobilisation ?

Je ne sais pas quel est l’impact de l’échéance électorale. Nous sommes dans une société de spectacle où dès que tu sors d’une élection, les futurs prétendants et postulants sont déjà en selle. En réalité, tu ne sors jamais de l’élection présidentielle. Si on est indexé sur ce rythme-là, de toute façon, on est mort et enterré, il n’y aura jamais de mobilisation. Mais ce qui d’après les tenant du système fait la force d’Emmanuel Macron peut aussi être sa grande faiblesse. Sa nouveauté, le fait de rattacher les déçus de droite comme de gauche, constituent aussi une possibilité d’exploser en plein vol.

Pour cela, il faut des ingrédients sociaux et politiques. Je crois qu’ils sont toujours présents, mais le problème est du côté du mouvement ouvrier. Oui ou non, accepte-t-on de donner de la visibilité et de la confiance à celles et ceux qui s’activent sur le terrain ? Le problème n’est pas d’expliquer aux gens. Ils savent que ça ne va pas. Ils n’ont pas besoin de grand discours, mais d’une perspective globale permettant d’aller tous et toutes dans la bagarre. Cela passe par des moments de visibilité unitaire qui rompent avec la séquence électorale.

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Au niveau politique, à gauche de la gauche, c’est le grand loupé. Notamment parce que la direction de la France insoumise – je dis bien la direction et pas les militants – s’est contentée de penser qu’elle peut incarner à elle seule toute l’opposition sociale et politique au gouvernement. Quel que soit leur succès au moment des élections, cela ne correspond pas à la réalité sociale et politique de ce pays, et n’y correspondra jamais. Il y a une multitude de courants politiques et sociaux, de formes de radicalisation contre le pouvoir du capital et de l’État. Aucune organisation à elle seule ne peut les synthétiser. Il faut se le mettre dans la tête et éviter les tentations hégémoniques.

 

Ne crains-tu pas d’autres défaites après les ordonnances ? N’y a-t-il pas un risque de basculer dans un autre modèle de société dont il sera plus difficile de s’affranchir ?

Sans vouloir faire de la gonflette, je répète que la loi travail n’est pas du passé. C’est la queue de comète d’une séquence avec une certaine idée des mobilisations sociales. Celle qu’autour des journées de mobilisations interprofessionnelles, il peut y avoir un débordement avec des mouvements de grève reconductible. Nous sommes peut-être à la fin de cette séquence-là. Pour autant, des choses nouvelles que nous n’avons pas prévus peuvent naître. La situation est telle que cela peut craquer à tout moment. Une fois que j’ai dit ça, je n’ai rien réglé. Le problème est : qu’est ce que nous en faisons ? Quelle dynamique lui donnons-nous ?

Car cela peut craquer, ne rien donner, et alimenter le terreau politique d’une extrême droite encore très présente en France. Tout le monde enterre Marine Le Pen parce ce qu’elle ferait une petite déprime. Mais, malgré une campagne dont elle n’était pas si fière, elle a fait 11 millions de voix. Cela aussi n’est pas derrière nous. D’où le problème de trouver des stratégies de lutte qui fonctionnent en prenant au sérieux nos adversaires. Les miens, ce sont Macron et l’oligarchie au pouvoir. Ceux qui sont en train de remodeler la société à la mode anglo-saxonne avec pour objectif de sortir des contradictions qui tiraillent le système dont ils sont les propriétaires.

 

Crois-tu comme l’a déclaré Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT, que les syndicats, comme forme d’organisation des salariés, peuvent mourir ?

Non, je crois que les organisations existent d’abord par rapport à des espaces qui subsistent avec des flux et des reflux. Il y a des racines profondes à l’existence des grands courants de pensée. La direction de la CFDT ne sait plus quoi inventer pour renoncer à toute forme d’action. Je crois toujours à la grève, sinon je ne m’entêterais pas à en organiser une en ce moment sur mon bureau de Poste contre une réorganisation.

Je crois à la lutte, mais aussi aux occupations de places. Ces formes d’action sont plutôt devant nous. Mais, je ne vends aucune forme de lutte parce que je n’ai aucun rapport fétichiste à l’organisation ou aux moyens d’actions. En général, ces moyens s’inventent et s’improvisent en fonction des circonstances. Les premiers surpris, à chaque fois qu’il y a une lutte un peu radicale changeant fondamentalement la situation, ce sont les organisations militantes, radicales ou modérées. Précisément parce que cela ne se décrète pas.

 

Que penses-tu des propos de Jean-Luc Mélenchon remettant en cause la Charte d’Amiens pour expliquer l’échec des mobilisations ?

Si Jean-Luc Mélenchon veut rouvrir ce débat, il ne faut pas en avoir peur. Mais pour discuter du fond, des questions stratégiques qui la sous-tendent. Si c’est pour dire qu’il y a des directions d’organisations syndicales qui se réfugient derrière la Charte d’Amiens pour, au nom de l’indépendance, se revendiquer de l’apolitisme, pas de souci pour en discuter. Mais cela n’a jamais été le fond du texte de 1906. Au contraire, c’était la volonté de proclamer l’indépendance du syndicalisme vis-à-vis des partis politiques parce qu’ils étaient beaucoup trop institutionnalisés. Le syndicalisme revendiquait une portée politique et notamment révolutionnaire. Il n’y a pas plus politique et politisant que la Charte d’Amiens.

Je suis respectueux de l’autonomie des organisations syndicales et du mouvement social, parce qu’il faut rompre avec ce rapport paternaliste. Il y a là une divergence avec la direction de la France insoumise. Je ne pense pas qu’il soit dévolu au social de s’occuper seulement de la rue, de la contestation et de la résistance. Pendant que le politique serait une affaire tellement sérieuse qu’elle se passerait dans les institutions et au parlement. Je ne sais pas si c’est le point de vue de la France insoumise, mais des fois on a ce sentiment-là. La Charte d’Amiens reste d’une brûlante actualité. S’il y a quelque chose à revoir, c’est son dévoiement, sa récupération et son instrumentalisation à des fins réformistes et institutionnelles.

 

Est-ce que cela traduit une volonté d’hégémonie et de prédominance de l’action politique en prenant le contre-pied de l’idée que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » ?

En fait, cela dépend de ce que tu veux flatter politiquement. Tu peux entretenir le sentiment de délégation. Il est présent dans notre milieu social. Quand c’est dur, les gens sont un peu fatigués et ont tendance à dire : fais à ma place. C’est vrai dans le syndicalisme et partout. Soit on caresse les gens dans le sens du poil en disant je vais faire à votre place, votez pour moi et je vais faire les choses d’en haut. Soit, à contre-courant de tout cela, on explique que les choses ne pourront pas changer si nous ne nous y mettons pas tous un tant soit peu. C’est un point d’achoppement très fort dans la situation politique actuelle.

C’est une des raisons pour lesquelles je ne me sens pas représenté par Jean-Luc Mélenchon. La question est : comment amènes-tu l’idée d’autoreprésentation politique. C’est l’idée de s’adresser à notre camp en disant : il faut s’y mettre et arrêter de toujours s’en remettre à d’autres pour parler en notre nom. C’est un ressort qui pourrait être très puissant dans la situation politique. Même s’il y a plein d’obstacles, c’est un ressort explosif, parce que paradoxalement très présent dans la situation et communément partagé. Le problème est de passer du constat à l’acte.

Je crois à la nécessité de créer une symbiose entre le politique et le social sur une stratégie de lutte dans le respect de l’autonomie des uns et des autres, en acceptant qu’il y ait de la politique dans ce qui vient des mobilisations. Depuis 1995, nous avons vécu l’illusion sociale que le mouvement des mouvements se suffirait à lui même, et l’illusion politique que les organisations politiques se suffiraient à elles-même, dans un rapport paternaliste. Il faut trouver des espaces pour discuter de ces questions librement, sans enjeu, sans échéances électorales en tête ou volontés de prendre le pas sur les autres. Aujourd’hui, la force des organisations libérales, c’est la faiblesse des organisations radicales.