Arrêtés préfectoraux d’interdiction de manifester, arrestations en masse, condamnations nombreuses, utilisation disproportionnée de la force, déploiement policier hors norme, les moyens mis en œuvre pour limiter les mouvements de contestation sociale depuis la mi-novembre n’ont pas manqué. Un cap de plus est franchi par le gouvernement en ce début d’année avec de nouvelles mesures et la promesse d’une « ultra-sévérité ».
Si avant les fêtes, l’exécutif comptait sur un essoufflement du mouvement des gilets jaunes, le regain de mobilisation du 5 janvier lui a fait changer son fusil d’épaule. Samedi prochain, « il y aura près de 80 000 agents des forces de l’ordre » a indiqué Édouard Philippe au 20H de TF1, lundi 7 janvier. Un nouveau déploiement hors norme – autant que pour les mobilisations des gilets jaunes au début du mois de décembre – alors que le ministère de l’Intérieur n’a annoncé que 50 000 manifestants samedi dernier. Le bleu sera plus visible que le jaune pour l’acte 9 du mouvement.
Mais le nombre de policiers et gendarmes déployés n’est pas la seule annonce sécuritaire faite par le Premier ministre. Une nouvelle loi a été promise au calendrier de l’Assemblée nationale début février. Elle reprendra les principales dispositions d’un texte travaillé et voté au mois d’octobre par le Sénat, sous l’impulsion des Républicains. Outre un durcissement des sanctions pour les manifestants dissimulant leur visage, pour les organisateurs de manifestations non déclarées, l’exécutif prépare la création d’un nouveau fichier : celui des « manifestants violents » interdits de manifestation, et auxquels une obligation de présentation au commissariat pourrait être exigée. Une mesure réclamée depuis longtemps par le syndicat de police Alliance, classé très à droite.
Des annonces qui passent mal dans le monde judiciaire. Sur la question de punir pénalement les organisateurs de manifestation non déclarée, le Syndicat des avocats de France (SAF) dénonce le renversement d’un « principe essentiel du maintien de l’ordre dans un État démocratique : celui de la liberté de manifester, qui n’est qu’exceptionnellement interdite en cas de risque d’atteinte à l’ordre public ». Aujourd’hui, le fait de ne pas déclarer une manifestation ne la rend pas illégale, seul un arrêté préfectoral motivé, par exemple pour risque de trouble à l’ordre public, peut interdire un défilé. Dans les faits, de nombreuses manifestations non déclarées se produisent chaque année, sans qu’aucune poursuite ou ordre de dispersion interviennent.
La constitution d’un fichier de « manifestants violents », interdits de cortège, soulève inquiétude et désapprobation. « On est arrivé à 19,8 millions de personnes fichées en France », en croisant tous les fichiers, prévient Stéphane Campana, ex- bâtonnier dans la région parisienne, dans une interview donnée à France Info. Mais au-delà de l’inutilité d’un fichier supplémentaire – des interdictions de manifestations étant déjà prononcées lors de condamnations judiciaires – c’est aussi l’absence de contrôle de la justice qui inquiète le SAF. Les notes blanches des renseignements de police pourraient vous inscrire dans ce fichier sur une base très large, pouvant aller jusqu’au fait de fréquenter des personnes ayant commis des actes de violence pendant un défilé. Autre problème pointé par maître Serge Slama, ces interdictions induisent des contrôles sur l’accès à la voie publique lors des manifestations. Ce qui, pour lui, pose un problème de libertés publiques.
Plus de 100 gardes à vue par jour en moyenne depuis le 17 novembre
Avec cette nouvelle salve de mesures coercitives, le gouvernement espère enfin venir à bout de huit semaines de mobilisation des gilets jaunes. Mais par la même occasion, il prépare l’avenir des prochains conflits sociaux. Cependant, le gouvernement n’a pas chômé pour contenir la contestation sociale depuis le 17 novembre. Dès la première semaine, avant les affrontements parisiens, la forme insolite du mouvement, occupant plus de 2000 points non déclarés de blocage ou filtrage de la voie publique, a fait planer une menace sur les approvisionnements, notamment de carburant. Relativement mesurées au début, les interventions policières pour déloger ou empêcher les actions des gilets jaunes sont devenues systématiques, avec usage de la force et de gaz lacrymogène sur des personnes peu habituées à ces pratiques.
Le bilan répressif de huit semaines de mobilisation est impressionnant. Entre le 17 novembre et le 5 janvier, 5600 personnes ont été placées en garde à vue, plus d’un millier condamnées, et 153 incarcérées, selon les chiffres donnés par le Premier ministre. D’autres condamnations et incarcérations sont à prévoir dans la mesure où certains manifestants poursuivis ont refusé le passage en comparution immédiate pour pouvoir préparer leur défense. Bien que le chiffre global n’ai pas été livré, le nombre de personnes arrêtées est encore plus saisissant. Pour la seule journée du 8 décembre, il s’élève à près de 2000, pour un millier de manifestants finissant en garde à vue. En plus des gilets jaunes, un millier de lycéens ont aussi été interpellés selon l’Union nationale lycéenne. Ainsi, le total des manifestants arrêtés dépasse assurément les 8000, en moins de deux mois.
Un résultat inégalé pour un mouvement n’ayant pas dépassé les 292 000 participants au plus haut de la mobilisation des gilets jaunes, le 17 novembre, toujours selon les chiffres officiels. Un chiffre n’a pas été communiqué : celui du nombre de condamnations assorties d’une interdiction de manifester ou d’une mise à l’épreuve. Des peines pourtant courantes dans les tribunaux sur des faits de « violences » au cours d’une manifestation, et pouvant atteindre plusieurs années. Elles ont pourtant pour effet immédiat d’extraire des centaines de personnes de la contestation en cours, ou représentent une épée de Damoclès sur la tête des manifestants.
Contraindre et blesser
Pour celles et ceux non soumis à une interdiction de manifester, la peur de l’action des forces de l’ordre peut représenter une forme insidieuse d’incitation à s’abstenir de descendre dans la rue. En huit semaines, le nombre de blessés est aussi impressionnant que celui des gardés à vue. Le 20 décembre déjà, 1843 manifestants ont été blessés, un chiffre en augmentation depuis, avec trois samedis de mobilisation supplémentaire. Un résultat peu étonnant. Le site d’information Bastamag explique qu’avant le 8 décembre, 15 000 grenades explosives et lacrymogènes ont été utilisées par les forces de l’ordre. Parmi elles, les grenades assourdissantes GLI-F4, celles de désencerclement, sans compter l’utilisation systématique de lanceur de balle de défense (flashball). D’où le nombre important de personnes gravement blessées, éborgnées, et ayant une main arrachée. Un bilan encore provisoire qui supplante le record déjà enregistré pendant la loi travail en 2016.
Plus direct, l’interdiction pure et simple de manifester. Au moins trois ont été prises par des préfets. Une dans le Gard à trois reprises, les trois derniers samedis, sur plusieurs points de rassemblement des gilets jaunes. Une autre dans la Somme, où tout attroupement sur la voie publique a été interdit à Amiens du vendredi 28 décembre à 20 heures, au mercredi 2 janvier à 8 heures. L’arrêté est assorti d’une interdiction de porter ou transporter des équipements individuels de protection des voies respiratoires. Enfin, une troisième dans les Pyrénées-Orientales entre le 28 décembre et le 1er janvier. Elle concerne alors sept points de déploiement des gilets jaunes du département. La préfecture rappelant même que « le simple fait de se maintenir pacifiquement sur les lieux d’un tel attroupement après les sommations constitue un délit passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende ». Et même trois ans et 45 000 €, si la personne dissimule son visage pour ne pas être identifiée.
Dénigrer pour dissuader et faire peur
Toujours dans une logique de réduire les possibilités d’action et de manifestation des gilets jaunes, le ministère de l’Intérieur demande aux préfets le 29 décembre de libérer complètement et définitivement les ronds-points encore occupés. Une tentative pour stopper le mouvement en démontant par la force les lieux où s’est structurée la contestation. Jusque-là, les manœuvres pour obtenir la fin des manifestations au nom de la tranquillité à l’approche des fêtes de fin d’année, de la sécurité après l’attentat de Strasbourg, ou en expliquant que le gouvernement avait répondu aux revendications des gilets jaunes, n’ont pas fonctionné. Pas plus que la dramatisation de la séquence par le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.
Dès le quatrième jour du mouvement, celui-ci dénonce la « dérive totale » et la « radicalisation » de la contestation, puis évoque des « séditieux » à partir du 25 novembre, avant de demander le 4 décembre à ne pas venir manifester à Paris le 8 décembre. Toujours pour dissuader toute participation aux manifestations, ce coup-ci après les fêtes, c’est au tour de Benjamin Griveaux, le porte-parole du gouvernement, d’affirmer que le mouvement est « devenu, pour ceux qui restent encore mobilisés, le fait d’agitateurs qui veulent l’insurrection et, au fond, renverser le gouvernement ».
En attendant le « Grand débat » qui, pour l’exécutif, doit éteindre la contestation de la rue, le gouvernement sort une fois de plus l’artillerie lourde pour l’acte 9 des gilets jaunes. Les sondages donnant une courte majorité de Français favorable à la poursuite du mouvement lui font probablement penser que le moment est mûr pour sortir une loi anticasseur, rappelant celle des années 70, censée endiguer les mouvements de contestation radicale qui ont fleuri dans le sillage de Mai 68.
Photo de une : Xavier Malafosse
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