Les lycéens titulaires d’un bac professionnel, principalement issus des milieux populaires, devront-ils définitivement renoncer à toute possibilité d’accès à l’université ? La loi dite « orientation et réussite des étudiants », votée par le Parlement le 15 février, institue un obstacle supplémentaire pour entrer dans l’enseignement supérieur. Les pré-requis et nouvelles procédures exigés par la plateforme internet Parcoursup pour les vœux formulés par les bacheliers affectera particulièrement les élèves d’origine modeste. Entre augmenter les moyens dévolus aux universités, ou restreindre encore un peu plus leur accès, le gouvernement a fait son choix. [Article repris de Bastamag]
Dans le système éducatif français, le baccalauréat est considéré comme le premier grade universitaire. Il sanctionne la fin du cycle secondaire et ouvre l’accès à l’enseignement supérieur. En principe. En réalité, les études supérieures se répartissent entre des filières sélectives et non sélectives. Pour les titulaires d’un baccalauréat professionnel ou technologique, soit près d’un bachelier sur deux [1], les sections techniques supérieures préparant au BTS (brevet de technicien supérieur) ou aux IUT (Institut universitaire de technologie) sont conditionnées à une sélection sur dossier. L’inscription à l’université restant, elle, ouverte de droit, comme pour les autres bacheliers.
Mais le texte adopté par le Parlement ce 15 février met en place un nouveau mode d’admission dans les filières universitaires. Les élèves de terminale doivent formuler dix vœux maximum d’ici le 13 mars, sur une nouvelle plateforme internet : Parcoursup. Ils ont jusqu’au 31 mars pour les confirmer, saisir un texte précisant leur motivation pour les différentes formations, et fournir les pièces demandées par chaque filière – par exemple leur bulletin de notes, ou encore un CV. Une inflation de démarches qui a déjà eu pour effet de booster les entreprises privées de conseil en orientation. L’une d’entre elles, Eureka study, qui propose un accompagnement Parcoursup pour 420 euros, a vu son chiffre d’affaires doubler en six mois, selon le supplément étudiant du Figaro du 26 janvier 2018.
« De toute façon, vous n’irez pas à l’université »
En plus de cette complexité, qui affecte plus fortement les lycéens d’origine modeste et leurs familles, souvent moins à l’aise avec ces démarches, les nouveaux bacheliers devront franchir deux nouvelles barrières. Celle de l’avis du conseil de classe, transmis aux universités. Puis celle d’une réponse positive de la faculté. Pour la première difficulté, dans certains lycées professionnels, la messe est dite. Dans un des plus grands établissements de la région Occitanie, le proviseur a été très clair : « De toute façon, vous n’irez pas à l’université. Ceux d’entre vous qui demandent la fac ne seront pas validés par le conseil de classe », rapporte Souria, professeur de français-histoire dans ce lycée.
Un cas extrême ? Peut-être. Mais l’idée selon laquelle envoyer ces élèves à l’université les conduit droit dans le mur est largement répandue chez les enseignants. Une opinion s’appuyant sur un taux d’échec en première année de licence quatre à cinq fois supérieur à celui des étudiants venant des filières générales. En 2017, seulement 8,3 % des 176 104 bacheliers des filières professionnelles ont choisi de fréquenter les bancs de l’université. Soit un peu plus de 14 000 personnes, sur les 1 623 500 étudiants inscrits cette année. Les bacheliers « pro » ont donc, d’eux-même, tendance à s’auto-éliminer des filières supérieures.
« Les attendus créent une autocensure des élèves »
Combien seront-ils l’année prochaine ? Probablement encore moins, du fait de ces nouveaux filtres. Chaque université pourra de plus refuser des candidats si la filière est en tension, où conditionner l’entrée dans le cursus à une remise à niveau. Des attendus nationaux par licence, et locaux par établissement, serviront au tri des candidats. Ici, le grec et le latin, là les compétences du Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur (le célèbre Bafa), ailleurs l’engagement associatif ou les séjours à l’étranger s’ajoutent à des exigences plus générales comme la curiosité intellectuelle ou la capacité à travailler de manière autonome.
« Les attendus ont un effet dissuasif. Ils créent une autocensure des élèves du professionnel et du technologique », confirme Marie Buisson, la secrétaire générale de la fédération de l’éducation de la CGT. Enseignante en lettre-histoire en lycée professionnel, elle considère que ce changement dans l’accès à l’enseignement supérieur a pour seul objectif de répondre à un manque de place, et de moyens alloués, à l’université.
Une image de « sous bacheliers »
À défaut d’espérer une place en faculté, les élèves de terminale professionnelle voulant poursuivre leurs études sont poussés vers les BTS. Un nombre de places plus important leur est réservé. Ils deviennent même prioritaires sur les autres bacheliers. En 2017, 27,8 % des bacheliers des lycées professionnels poursuivaient leurs études dans ces filières sélectives. Ce chiffre devrait augmenter à la rentrée prochaine, avec quelques créations de nouvelles sections techniques supérieures annoncées par le ministère. Mais cela ne devrait pas répondre à l’ensemble des demandes. Déjà, les BTS sport, promis par le ministre de l’Éducation, Jean-Michel Blanquer, pour désengorger la filière universitaire Staps, souvent demandée par les bacs pro, attendront la rentrée 2019 pour voir le jour.
« Les élèves pensent que la fac n’est pas pour eux. Est-il pour autant nécessaire de leur dire : “la fac n’est pas sélective, mais vous ne pouvez pas y aller” ? », s’agace Souria. Pour l’enseignante, les terminales intègrent en fait le discours de l’institution, et vivent mal « l’interdiction » tacite qui leur est faite, les renvoyant à une image de « sous bacheliers ».
« Certains élèves reprennent confiance en eux à la fac »
« Aujourd’hui, l’orientation en bac pro se fait à 14 ans. Ensuite, on est dans un tuyau duquel il y a peu de chance de sortir », explique Marie Buisson de la CGT éducation. Avec cette réforme, elle estime que les possibilités de passerelles entre le professionnel et l’université, pour lesquelles elle milite, se tarissent. « Les choses sont différentes quand on pense à l’échelle des individus. Certains élèves reprennent confiance en eux à la fac, évoluent, et y réussissent. »
Du coup, les lycéens s’adaptent. Les demandes vers des formations supérieures privées augmentent. Les exigences scolaires y sont moins importantes, mais leurs coûts s’élèvent à plusieurs milliers d’euros par an. Pour les autres, la grande majorité, ce sera la recherche d’un emploi, ou l’alternance entre chômage et petits boulots. Chez les jeunes seulement titulaires d’un Bac ou d’un diplôme équivalent, le taux de chômage avoisine les 25% pendant les quatre ans qui suivent l’obtention de leur diplôme (contre 11% pour les titulaires d’un Bac+2 ou plus). Un discours domine : « On leur dit : “Si vous avez choisi le lycée pro, c’est pour aller au travail très vite, pas pour faire des études supérieures” », rappelle Souria. Pour celles et ceux qui ne veulent pas se conformer à cette injonction, c’est un parcours semé d’embûches qui les attend avant d’accéder aux études supérieures.
Un seul enfant d’ouvriers pour trois enfants de cadres
La sélection dans les universités n’est pas apparue en 2018, même si elle a pris auparavant des formes subtiles. Les amphithéâtres surchargés, les étudiants prenants des notes assis par terre dans les couloirs, les travaux dirigés bondés transformés en cours magistraux, étaient fréquents dès les années 90 dans les facultés de sciences humaines. Une sélection par le découragement qui touchait déjà en premier lieu les étudiants issus des classes populaires : on ne compte qu’un seul enfant d’ouvriers pour trois enfants de cadres à l’université.
À la fin des années 2000, les universités ont acquis leur autonomie, notamment concernant leur budget et la gestion des « ressources humaines ». Au tournant de l’année 2012, nombre d’entre-elles ont adopté le tirage au sort pour limiter le nombre d’inscrit dans certains cursus surchargés. Une pratique décriée par les étudiants et les enseignants, mais institutionnalisée en 2017 par une circulaire de la ministre de l’Éducation, Najat Vallaud-Belkacem.
Sélectionner, plutôt que donner des moyens aux universités
Avec le Plan étudiant voté par l’Assemblée nationale, au revoir le tirage au sort, bonjour les attendus. L’objectif reste le même : réduire, par la sélection, le nombre d’étudiants dans les filières surchargées. Depuis 2012, le nombre d’inscrits à l’université augmente de 30 000 à 40 000 chaque année. À titre de comparaison, cette croissance était d’à peine plus de 4000 entre 2000 et 2010. Mais les moyens dévolus aux universités ne suivent pas. L’autonomie, inscrite dans la loi LRU de 2007, s’étant plutôt traduite par un désengagement de l’État, dénoncé par quasi-totalité de la communauté éducative.
À tel point qu’aujourd’hui, une quinzaine d’universités sont dans une situation financière « dégradée » voire « très dégradée » selon le rapport de la Cour des comptes du 31 mai 2017. Avec l’instauration, dans la plupart des facultés, d’une situation de gestion de la pénurie, passant par des réductions de l’offre de formation, le gel ou la suppression de postes d’enseignants-chercheurs et de personnels administratifs. Et bien sûr, un manque cruel de place. D’où la sélection dont les bacheliers issus des classes populaires, particulièrement ceux venant des filières professionnelles, vont désormais faire les frais.
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