La révélation, dans Politico le 2 mai dernier, que la Cour suprême s’apprête à lever la protection du droit à l’avortement (IVG), a fait l’effet d’une bombe dans un pays ultra-polarisé et où les tensions sont déjà extrêmes. Devenu enjeu majeur de la campagne des mid-terms pour les Démocrates, et source de surenchère conservatrice pour les Républicains, c’est une question existentielle pour beaucoup d’Américaines, qui se mobilisent en masse. Mais la bataille autour de l’avortement n’est jamais restée cantonnée au terrain législatif ou judiciaire aux États-Unis : c’est l’une des causes principales du « terrorisme domestique » depuis des décennies.
Se rendre « ingouvernables », jusqu’à ce que le droit à disposer de leur corps leur soit garanti. C’est la promesse qu’on scandée à Washington les manifestantes d’un des près de 400 cortèges qui ont réuni des centaines de milliers de personnes à travers tout le pays, samedi dernier. Et en effet, dès la fuite au début du mois de documents internes de la Cour Suprême, faisant état de l’intention de l’institution de renverser la décision Roe v. Wade, qui garantissait depuis 1973 la protection fédérale de l’interruption de grossesse au titre du droit à la vie privée, des femmes ont commencé à se mobiliser, bien décidées à ne pas laisser les États gouverner leur corps.
En plus des grandes manifestations de ce week-end, organisées par des associations nationales comme le planning familial américain et la Women’s March, et appelé par plusieurs syndicats et collectifs, elles ont aussi eu recours à des formes d’action plus controversées. Les rassemblements devant les domiciles de juges conservateurs à la Cour suprême en particulier, ont suscité des réactions d’indignation chez les Républicains, appuyées par les appels au calme et à la civilité de cadres Démocrates.
Outrés par les images de ces rassemblements pacifiques réunissant quelques dizaines de femmes, parfois virulentes, dans des quartiers résidentiels huppés, plusieurs gouverneurs Républicains ont écrit au Procureur général fédéral pour exiger qu’il déterre une loi de 1950 pour réprimer ces manifestations, certains le menaçant même d’une procédure d’impeachment si leur parti reprenait la majorité au Congrès et qu’il ne s’était pas exécuté.
The war on women
Les élus Républicains ne font cependant rien pour apaiser les tensions. L’annonce de cette victoire majeure que représentera pour leur camp la décision de la Cour Suprême, attendue en juin, a galvanisé les opposants à l’avortement. Et les plus farouches d’entre eux ont multiplié les déclarations menaçant plus largement les droits reproductifs des femmes. Comme n’autoriser la contraception qu’aux seuls couples mariés, voir l’interdire complètement : de la pilule du lendemain à la pilule contraceptive en passant par les stérilets. Ou interdire l’avortement y compris en cas de viol ou d’inceste, et revenir sur ces exceptions quand elles existent. Mais les élus Républicains passent des déclarations aux actes dans plusieurs États. Treize d’entre eux ont ainsi déjà voté des « trigger laws », des lois interdisant l’avortement qui s’appliqueront automatiquement dès l’officialisation de la décision de la Cour Suprême.
Cette ligne politique, qui n’a cessé de prendre de l’importance dans le camp conservateur depuis les années 70, est qualifiée de véritable « guerre aux femmes » par les Démocrates. Ceux-ci ont donc fait de la révélation de la décision à venir de la Cour un argument électoral : pour faire barrage à l’interdiction de l’avortement, il faut donner la majorité au parti du président lors des élections de mi-mandat en novembre. Plusieurs cadres démocrates ont donc appelé les manifestantes à privilégier les urnes à la rue. La Maison-Blanche, sensible aux inquiétudes exprimées par les Républicains, avait condamné préventivement tout acte de « violence, menace ou vandalisme » à l’égard des juges. Sénateurs républicains et démocrates ont même, dans un effort bipartisan quasi unique dans cette période de polarisation exacerbée, adopté à l’unanimité une loi visant à interdire toute manifestation aux abords des domiciles des juges fédéraux et de leurs familles.
Menace terroriste
Mais le mouvement féministe américain est loin de considérer unanimement que la voie électorale est suffisante pour faire valoir ses droits. « Si l’avortement est menacé, vous l’êtes aussi », a été tagué sur le mur du siège incendié d’une organisation antiavortement du Wisconsin. L’attaque au cocktail Molotov dans la nuit du 8 mai de ce bâtiment à Madison, a provoqué l’ouverture d’une enquête par la police locale assistée du FBI et de l’ATF, pour incendie volontaire. Elle a également été revendiquée, le 10 mai, dans un communiqué (voir en fin d’article) qui exige « la dissolution de tous les établissements anti-choix, les fausses cliniques et les groupes anti-choix dans les trente prochains jours ». Faute de quoi, elle promet d’autres attaques plus violentes « jusqu’à ce que le droit inaliénable à disposer de notre propre santé ne nous soit rendu ».
Ce document texte a été transmis au journaliste d’investigation Robert Evans sous la forme d’un lien Tor, par l’intermédiaire d’une source qu’il qualifie « extrêmement fiable ». L’authenticité de ce communiqué n’a pas été vérifiée, même si des enquêtes sont en cours par la presse et la police, mais le reporter le juge suffisamment crédible et cohérent avec l’attaque pour le rendre public. Intitulé « Premier communiqué », il est signé d’un groupe inconnu se faisant appeler Jane’s Revenge, la vengeance de Jane, en référence au Jane Collective, un collectif féministe qui a favorisé des IVG illégales sûres à des milliers de femmes avant 1973. Si « Jane’s Revenge » présente son choix de l’action directe comme « la militarisation minimale requise pour toute lutte politique », il l’inscrit aussi comme une réponse à la violence du mouvement dit « pro-vie ».
« Ceci n’est pas une déclaration de guerre. La guerre, nous la subissons depuis des décennies. Une guerre que nous n’avons pas voulue, et n’avons pas déclarée. Cela fait trop longtemps qu’on nous attaque parce que nous demandons des soins médicaux de base. Cela fait trop longtemps qu’on nous tire dessus, qu’on nous envoie des bombes et que l’on nous force à des grossesses non consenties », explique le groupe Jane’s Revenge.
Les meurtres des « pro-vie »
Le mouvement antiavortement a en effet une longue tradition de violence aux États-Unis. C’est même l’une des principales causes de « terrorisme domestique » depuis les années 70. Entre 1977 et 2020, la Federation Nationale de l’Avortement a recensé pas moins de onze meurtres et vingt-six tentatives. Auxquels s’ajoutent quatre enlèvements, quarante-deux attaques à la bombe, près de deux cents incendies volontaires de cliniques et une centaine de tentatives.
Bien qu’une loi fédérale leur garantisse un petit périmètre de trottoir devant permettant l’accès aux patientes, de nombreuses cliniques à travers le pays font face quotidiennement à des dizaines de manifestants antiavortement souvent hargneux et parfois violents. Des personnels soignants pratiquant des IVG ont ainsi dénoncé le deux-poids, deux-mesures de l’effort bipartisan des sénateurs en faveur de la protection des juges. Ils n’ont pas manqué de rappeler qu’ils sont constamment soumis à des actes de violence, de harcèlement et de menaces, certains vivant sous protection policière, d’autres s’abstenant de donner leur nom à leur enfant pour les protéger de toutes représailles. Et qu’il existe dans le pays une longue jurisprudence qui autorise les campagnes de harcèlements à leur égard au nom du 1er amendement, garant de la liberté d’expression. Premier amendement sur lequel les sénateurs ont pourtant fait primer la sécurité des juges et de leur famille dans leur projet de loi.
Or, le terrorisme antiavortement, très souvent motivé par de l’extrémisme religieux, catholique ou évangéliste, a une proximité historique très forte avec le terrorisme d’extrême droite et le suprémacisme blanc. Et, plus récemment, avec l’importante mouvance conspirationniste, obsédée par le trafic d’enfants et les sacrifices de bébés, comme l’illustre tragiquement la tuerie de masse de 2015 au Planing Familial de Colorado Springs. Là, un individu avait tué trois personnes et en avait blessés neufs, convaincu que la clinique se livrait à un trafic d’organes de fœtus. Une convergence parfaitement synthétisée par ce militant coiffé d’une casquette au slogan suprémaciste blanc, répondant à des manifestantes protestant contre une église qui organise des piquets devant les centres IVG : « Ni ton corps ni ton choix : ton corps est à moi et tu vas porter mon bébé ».
Quelques jours avant la tuerie de Buffalo, motivée par l’idéologie raciste du Grand remplacement, le Département de la Sécurité intérieure avertissait que l’avortement risquait de devenir un moteur encore plus important de violence. Le département d’État s’inquiétait ainsi d’une probable augmentation du terrorisme anti-IVG, des « extrémistes violents motivés par les questions raciales et ethniques qui souscrivent aux discours antiavortement ». Et pourraient passer à l’acte pour, selon leurs fantasmes, « sauver les enfants blancs » et « combattre le génocide blanc ». Mais, pour la première fois, le département d’État craint des actions violentes à l’égard des institutions et de leurs représentants que pourraient entreprendre les défenseurs du droit à l’avortement.
Premier communiqué
Ceci n’est pas une déclaration de guerre. La guerre, nous la subissons depuis des décennies. Une guerre que nous n’avons pas voulue, et n’avons pas déclarée. Cela fait trop longtemps qu’on nous attaque parce que nous demandons des soins médicaux de base. Cela fait trop longtemps qu’on nous tire dessus, qu’on nous envoie des bombes et que l’on nous force à des grossesses non consenties.
Ceci n’était qu’un avertissement. Nous exigeons la dissolution de tous les établissements anti-choix, les fausses cliniques et les groupes anti-choix dans les trente prochains jours. Ce n’est pas une simple « différence d’opinions » comme le présentent certains. Nous luttons littéralement pour nos vies. Nous ne resterons pas gentiment assis.e.s tandis que nous sommes tué.e.s et réduit.e.s en esclavage. Nous n’avons plus ni patience ni pitié pour celles et ceux qui veulent nous priver du peu d’autonomie qui nous reste. Puisque vous persistez à faire exploser des cliniques et à assassiner des médecins, nous aussi allons avoir recours à des tactiques de plus en plus extrêmes pour protéger notre liberté à disposer de notre propre corps.
Nous sommes contraint.e.s d’adopter la militarisation minimale requise pour toute lutte politique. Nous le répétons : il ne s’agissait que d’un avertissement. La prochaine fois, l’infrastructure des esclavagistes n’y survivra pas. L’impérialisme médical n’aura pas face à lui un ennemi passif. Le Wisconsin est la première étincelle, mais nous sommes partout aux USA et ce sera notre seul avertissement.
Et nous ne nous arrêterons pas nous ne reculerons pas, et nous ne nous arrêterons pas de frapper jusqu’à ce que le droit inaliénable à disposer de notre propre santé ne nous soit rendu.
Nous ne sommes pas un unique groupe, il y en a de nombreux. Nous sommes dans votre ville. Nous sommes dans toutes les villes. Votre répression ne fait que renforcer notre complicité et notre détermination.
– Jane’s Revenge
NDT : la langue anglaise est ainsi faite que le texte d’origine ne comprend aucune indication de genre – dans le doute vis-à-vis des intentions des auteur.ices anonymes, il a été décidé d’utiliser une formulation non genrée.
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.