Michel Bianco, ses vingt ans de lutte contre les morts au travail

A l’occasion de la journée mondiale de la santé et de la sécurité au travail ce 28 avril, Rapports de Force fait le point sur la mortalité au travail avec Michel Bianco. Vingt ans que ce lanceur d’alerte lutte contre contre la banalisation de l’insécurité au travail, depuis un sombre jour de 2006 où son fils Jérôme a perdu la vie sur un chantier.

De la fenêtre de sa chambre, Michel Bianco voit tous les matins en face de sa maison de Venelles dans les Bouches-du-Rhône, quatre hommes travailler sur un toit. A sept mètres de haut, les couvreurs n’ont aucune protection. Pas un harnais, pas une ligne de vie, pas un garde-corps, rien. Quand il les interpelle, la réponse est toujours la même : « On ne va pas s’emmerder, on a toujours travaillé comme ça ».  Si ce retraité provençal ne peut se résoudre à ce genre de négligences au lieu de couler ses vieux jours heureux, c’est qu’il en a payé le prix fort, dans sa chair… Le 02 août 2006, son fils Jérôme de 32 ans meurt alors qu’il lave des vitres sur un chantier de Sophia-Antipolis à Nice. Il chute de 9 mètres de haut depuis sa passerelle… Depuis, ce pionnier de la lutte contre l’insécurité au travail remue ciel et terre…

Il en a fallu de peu pour qu’il n’invite ces couvreurs au « Carrefour Citoyen », où il organise un débat dans sa commune, à l’occasion de la journée mondiale de la santé et sécurité au travail…. Tous les 28 avril depuis 1996, l’Organisation Internationale du Travail commémore celles et ceux qui ne sont jamais rentrés de leur journée de travail… Dans le monde, 2,3 millions de personnes périssent chaque année à cause de leur métier. La France est l’un des pays européens où l’on en meure le plus. Chaque jour, 2 à 3 personnes tombent au travail et 100 personnes s’y blessent. En 2023, 759 personnes ont perdu la vie à la suite d’un accident professionnel, selon le dernier rapport de l’Assurance-Maladie, paru en décembre 2024. C’est 21 de plus qu’en 2022. Pour avoir une vue d’ensemble de ces vies volées par le boulot en un an, il faut ajouter les accidents de trajet entre le domicile et le lieu de travail (332 décès) ainsi que les maladies professionnelles (196), répertoriés aussi par la Sécurité sociale. Au total, le régime général dénombre 1287 fins de vie en 2023. Mais ce recensement ne prend pas en compte les agriculteurs inscrits à la MSA, ni les travailleurs indépendants ni les fonctionnaires, dont l’accidentalité demeure opaque. Pour l’année 2022, le média Politis avait recoupé les chiffres de toutes les professions. Résultat, : 903 accidents mortels.

Depuis 2018, Mathieu Lépine donne un visage, un nom, une histoire à ses froides statistiques sur le réseau social X… En 2025, il recense déjà 71 victimes de cette « hécatombe invisible » … Sans surprise, les secteurs les plus touchés restent le transport ou le BTP. La CGT Construction appelle à plusieurs rassemblements ce 28 avril.

En France, cette date a désormais été décrétée « journée nationale de lutte contre les accidents mortels et grave du travail ». Notamment depuis que les familles de victimes réunies dans l’association « Stop à la mort au travail », ont été reçues au ministère du travail en mars 2023. « C’est à mettre au crédit de ce collectif qui a mis la pression sur les pouvoirs publics », se félicite Michel Bianco qui s’en perçoit comme « membre à part ». « J’ai toujours considéré que la question de la sécurité au travail relevait avant tout des organisations syndicales », justifie ce cégétiste de toujours. « Mais à partir du moment où cette association s’est montée, je ne pouvais pas rester en retrait ».

Ce lanceur d’alerte se reconnaît dans l’union de ces familles qui découvrent de la pire des manières, « l’horreur du monde du travail ». Il retrouve chez elles ce sentiment de sidération, d’isolement, d’incompréhension, d’injustice, qui l’a fracassé ce sale jour de 2006. Il se rappelle la « véritable torture » de la lenteur des procédures juridiques et surtout de la criminalisation des défunts. Lors du procès en 2008, les avocats des employeurs de Jérôme vont sous-entendre « qu’il avait picolé alors que mon fils ne touchait pas à une goutte d’alcool » … L’enquête prouvera que Jérôme n’avait pas été formé, qu’il ne portait ni casque, ni harnais, et surtout que des garde-corps manquaient aux extrémités de la passerelle. Le carnet de liaison entre son entreprise de nettoyage sous-traitante (La Maintenance de Paris) et la société cliente Galderma (filiale de L’Oréal), bizarrement disparu, l’avait pourtant signalé… Tout accident du travail est évitable, Michel le sait et fait de son combat intime, judiciaire, une lutte contre leur banalisation. Pendant vingt ans, cet infatigable militant se bat seul ou presque, rencontre des familles brisées, partage son expérience, assiste aux audiences… Pour « rendre sa dignité » à son fils et aux autres victimes, comme celles du pire accident du travail français : l’effondrement du vélodrome lors d’un concert de Madonna en 2009. Deux morts, huis blessés grave. Que ça ne se reproduise plus…« J’essaie de ne jamais en parler mais je fais vivre Jérôme à travers tout ça ».

Bien avant Mathieu Lépine, cette vigie des morts au travail se revoit compter jour après jour ces drames pour montrer leur caractère systémique. A l’époque, encore moins qu’aujourd’hui, ils ne font pas les gros titres. A peine une brève sur site, une manchette dans un journal. Rubrique fait divers. La faute à pas de chance… Depuis, les médias alternatifs ont largement publicisé le phénomène ici ou , les chercheurs l’ont analysé, les inspecteurs l’ont solutionné… Au point que les grands médias s’emparent du sujet, comme, France 2, Le Monde ou même Le Figaro. Au point que le plus haut sommet de l’État s’en saisisse. « On a trop d’accidents au travail en France, on a trop de Français qui meurent au travail », déclarait en janvier 2024 Gabriel Attal, alors premier ministre au JT de TF1. Dans la foulée, le Ministère du travail lançait une nouvelle campagne nationale de lutte contre la sinistralité au travail. Au point que les familles de « Stop à la mort au travail » ont même été reçues par à Bruxelles par des députés européens. Au point que la présidente du collectif, dont le fils a été fauchée sur un chantier en région parisienne en mars 2022, vient de recevoir la médaille du mérite des mains de la ministre du travail Astrid Panossyan. Du haut de son expérience, Michel mesure le chemin accompli. « C’est la marque d’une sensibilisation, en vingt ans je n’ai pas été reçu ni par le parlement européen ni par les ministres ».

Pourtant, et c’est tout le paradoxe, le nombre d’accidents mortels au travail n’a jamais été aussi haut, depuis de décennies. Si en trente ans, leur niveau avait été réduit de moitié, moins en raison d’entreprises plus vertueuses que d’une désindustrialisation, d’une tertiarisation des emplois et d’une délocalisation des tâches les plus mortifères, il commence à stagner à partir des années 2000 avant de repartir à la hausse au cours des années 2010. De fait, les accidents mortels du travail ont bondi sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, passant de 530 décès en 2017 à 759 en 2023. Soit 21 de plus qu’en 2022 qui marquait déjà un record en la matière. « Des chiffres jamais atteints au XXIe siècle », rappelait Matthieu Lépine à L’Humanité. En parallèle, les maladies professionnelles ont explosé ces vingt dernières années… Et augmentent de 7% entre 2022 et 2023. « On meurt peut-être moins au fond de la mine mais on chope plus un cancer dans les tours de la Défense », tempère Michel. Une note de l’Institut de La Boétie, le think tank de La France Insoumise, impute cette dégradation aux récentes réformes néolibérales. Pendant que ses ministres affichent leur volonté de prévention des risques du travail, la politique menée par Emmanuel Macron les aggrave. En cause : le démantèlement des Comité d’hygiènes et sécurité au travail suite aux ordonnances de 2017. Ces dernières ont également supprimé 4 des 10 critères de reconnaissance de la pénibilité professionnelle. Peu étonnant de la part d’un président de la République qui déclarait que « la vie d’un entrepreneur est plus dure que celle d’un salarié », s’insurge le père de Jérôme. « Quand t’as perdu ton fils et que tu entends ça dans la bouche du premier personnage de l’État, tu bondis ». Pour ne rien arranger, le report du départ en retraite à 64 ans risque de provoquer l’invalidité de 160 000 personnes, selon Direction des statistiques du ministère de la Santé (Dress). Et l’allongement de la durée de travail expose les seniors à des accidents plus graves que la moyenne des salariés. 58% des morts au travail ont plus de 50 ans. « Les économies promises par la réforme sera payée par l’accroissement des dépenses de santé au travail », raille celui qui a mis fin à 59 ans à une carrière hachée par le chômage, après avoir commencé de bosser à 16 ans en usine avant d’être responsable jeunesse d’une municipalité, puis de distribuer un temps le journal L’Humanité.

Aujourd’hui, tout existe du point de vue de la loi pénale, du code du travail, des formations pour éviter ces drames, croit-il savoir. « Ce qui manque c’est la dimension citoyenne : créer un rapport de force en mobilisant nos forces syndicales pour faire bouger nos institutions ». Michel a en tête les politiques publiques menées ces dernières décennies à l’encontre des accidents mortels de la route, grâce à une prise de conscience collective. Résultat : ils sont passés de 10 000 morts par an à un peu plus de 3 000 les vingt dernières années « Je ne veux pas mettre un gendarme derrière chaque entreprise. Mais pendant qu’ils mettaient le paquet sur la répression routière, ils ont fait l’inverse en supprimant les postes d’inspecteurs du travail et en laminant la médecine du travail ». En dix ans, leur nombre a baissé de 17% pour les premiers, de 20 % pour les seconds.

La CGT plaide pour un renforcement de leurs effectifs ainsi qu’une réelle reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur, contraint à une « obligation de résultat » dans la protection  de ses salariés. « La prévention ne progressera que si les patrons sont visés, y compris pénalement », assure le syndicat. L’impunité patronale règne plutôt en la matière : à peine un tiers des infractions constatées déboucherait sur des poursuites. Les peines demeurent plutôt clémentes : 75% des patrons sont condamnés à du sursis, 2% des écopent de prison ferme. « Ils prennent quelques mois de sursis, nous on prend perpette… On ne fera jamais le deuil. Heureusement, j’ai trois autres fils qui partagent mes combats », souffle le père de Jérôme qui lui a réussi à faire condamner à six mois de prison avec sursis le directeur administratif du donneur d’ordre du chantier meurtrier de son fils. Alors qu’« en général, on accroche que le lampiste », regrettait-il auprès du média Basta. Cette cascade d’entreprises dilue souvent la responsabilité de l’employeur. La chaine de sous-traitance reste pourtant plus accidentogène, selon une étude de la Dares, employant davantage d’intérimaires, premières victimes de ces accidents. « Pourquoi ne pas interdire à toutes les entreprises de sous-traiter une prestation à plus d’un niveau ? », propose ce spécialiste qui espère voir sa commune devenir territoire « zéro mort au travail », au même titre que la ville de Paris. Au total, les familles de victimes ont listé 14 mesures contre « l’employicide ».

Michel Bianco et ses camarades devront d’abord combattre un ennemi peut-être plus redoutable que les entreprises peu scrupuleuses. Le fatalisme. Celui qui pousse les couvreurs d’en face de chez lui à s’accommoder des « risques du métier ». Pour le mesurer, Michel a son baromètre : la fréquentation de ses rencontres citoyennes, estampillées grand public, ouverte à toutes et tous. « On se retrouve globalement avec des gens déjà sensibilisées à ces problèmes ou qui travaillent dessus ». Encore cette année, il se dit « déçu de la participation » mais prévient : « Tant que la société acceptera 1300 morts par an, on n’aura pas les moyens de les éviter »...

Crédit photo : Michel Bianco