Plusieurs centaines de salariés du commerce ont défilé au flambeau dans les quartiers chics de la capitale à l’appel de la CGT. Les manifestants sont venus rappeler aux grands magasins de luxe que leurs profits ne se font pas sans eux. Et demander l’arrêt des destructions d’emploi en cours dans le secteur ainsi qu’une augmentation de salaires. Reportage.
Les flammes se confondent dans la nuit aux guirlandes de Noël fraîchement installées sur les boulevards rupins de la capitale. Un peu plus tôt, plusieurs centaines de personnes ont allumé des torches place de l’Opéra (Paris 9ᵉ) et enfilé leur chasuble rouge CGT à l’effigie de Che Guevara, à l’appel de la fédération commerce et services du syndicat. Ce 3 décembre, ils débutent leur marche aux flambeaux dans les rues haussmanniennes de Paris pour la deuxième année consécutive. Une tournée des grands magasins Printemps, Galeries Lafayette, Sephora, La Samaritaine, loin des traditionnels défilés entre République et Nation. « On veut envoyer un message aux patrons qui détruisent l’emploi d’arrêter la casse sociale », lance au micro Amar Lagha, le secrétaire de la fédération. Depuis quelques mois, le commerce est particulièrement touché par la vague de licenciements qui emporte l’industrie française ces derniers mois. Casino, Auchan, Leroy Merlin, Carrefour, Bazarchic, La Redoute…
Franchiser pour ne pas licencier ?
Sweat à capuche sous son gilet CGT, Christophe a fait le déplacement depuis Aix-Marseille. « On est là pour l’augmentation des salaires et contre la répression au travail ». Vingt-trois ans qu’il bosse à la réception dans un entrepôt logistique. Toute la journée à déballer des camions de marchandises, à faire des allers-retours pour que les préparateurs achalandent les magasins en nourriture. Au fil des ans, il sent son dos s’user pour le même salaire de 2000 euros brut. Après des années au service de Casino, dont 98 sites ont été officiellement rachetés, il travaille désormais pour Auchan. Enfin presque. « On n’est pas encore sûrs. Ils nous ont mis dans une boîte quasi fictive et dans un an je ne sais pas où on sera ». En attendant, il est presque au chômage technique. « Il y a une baisse d’activité, on a à peine 20 000 colis à faire dans une journée, contre 100 000 par jour du temps de Casino ».
Si Christophe est à la CGT, c’est grâce à Cédric, le délégué syndical de son entrepôt depuis six ans, qui se tient juste à côté de lui. Alors que les cendres de sa torche se posent sur ses vêtements, ce visage souriant ne passe pas par quatre chemins pour faire comprendre le but de la marche. « C’est pour faire comprendre au patronat que sans les travailleurs ils n’ont pas de dividendes. Les milliardaires ont triplé leur fortune en une quinzaine d’années sur le dos de la population. » Ce quadragénaire, ayant commencé à bosser jeune dans le restaurant familial, dit « n’avoir manqué de rien » mais a compris depuis ses 15 ans que le salarié est exploité. Cédric illustre très vite son propos : la famille Mulliez, qui possède Décathlon et Auchan, a annoncé en mai un plan social de 2400 personnes. « La veille, ils versaient 1 milliard de dividendes. C’est inadmissible ! ». Le PSE a finalement été invalidé par la justice en septembre dernier. Depuis, le groupe dit vouloir transférer ses supermarchés au Groupement Mousquetaires. « Apparemment les employés resteraient Auchan, mais travailleraient pour Intermarché ou Netto », croit savoir Christophe.
Franchiser ses boutiques, semble la stratégie financière tendance dans la grande distribution. Une manière de ne pas fermer des magasins non rentables en sauvegardant des emplois. Et au passager en tirer une redevance. La CFDT y voit surtout un « plan social déguisé » chez Carrefour, qui a fait passer 27 300 salariés sous une autre bannière depuis 2017. Mais la justice n’a rien trouvé d’illégal à ces mises en location-gérance.
« Ils se sont aperçus qu’ils gagnaient plus d’argent comme ça et ils n’ont plus à gérer le personnel. C’est un moyen de se débarrasser des salariés », décrypte Laurent Lamaury, un des rares présents à ne pas porter de chasuble rouge mais qui arbore un sticker Carrefour Market. Ce délégué syndical central de l’enseigne ne compte plus que 180 magasins intégrés à la marque sur 1000. Et 95 % de ces gérances seraient confiées à d’anciens dirigeants de Carrefour, explique celui dont le magasin de Vélizy appartient toujours à la marque au logo rouge et bleu. Au bout de quelques mois, ces gérances se sépareraient de 30 et 50 % des salariés, selon Laurent Lamaury. « Parfois ils ne les licencient même pas. On leur met tellement la pression, on les fait trimer, qu’ils partent d’eux-mêmes ».
« On est en train de tout perdre »
Sans compter qu’ils perdent « tous les avantages acquis dans l’accord de groupe ». Cet employé au rayon fruits et légumes entré en 1995, aujourd’hui détaché par son syndicat, a vu les effectifs se réduire. Résultat ? « On est une des enseignes où il y a le plus d’absentéisme et il n’y a aucune récompense », lâche celui qui touche toujours 1400 euros malgré les « très bonnes performances » vantées par le PDG du n°2 de la grande distribution, fort d’un chiffre d’affaires de 95 milliards d’euros.
Un peu plus loin, Béatrice a éprouvé ce changement de bannière. Cette hôtesse de caisse ne travaille plus officiellement chez Carrefour depuis que Normandie Distribution a repris la gérance de son magasin à Rouen le 1er juillet 2022. Tenant deux torches à la main, elle liste tous les avantages perdus depuis : 13ᵉ et 14ᵉ mois, prime d’ancienneté, sixième semaine de congés payés, journée d’enfant malade… « On est en train de tout perdre », se désespère cette déléguée CGT car elle a ça « dans le sang » en tant que petite-fille de résistant communiste. Depuis qu’elle a commencé en 2006, Béatrice n’a pas vu son salaire évoluer. « Pire, il a baissé ! Avant, on était au-dessus du salaire minimum mais il nous a rattrapés. Au taux horaire, je suis au Smic ».
Le dense cortège passe le long des chics enseignes lumineuses, comme la prestigieuse Galeries Lafayette appartenant à la dynastie capitaliste Houzé. « C’est pas parce qu’on a une image de luxe qu’on n’a pas des salaires de merde comme partout », glisse une responsable de vente de l’enseigne qui ne souhaite pas s’exprimer davantage. Dans un sourire serré, elle concède toucher 2500 euros bruts après trente ans de boîte. Tous les marcheurs et marcheuses rencontrés dénoncent une rémunération à l’arrêt. Un déclin de ce que Cédric Chiarenza appelle le « pouvoir-vivre » : « Ça devient extrêmement grave ! Pendant que leurs profits ont augmenté, on est obligés de se rationner en viande ou autre et des travailleurs dorment dans leurs voitures ».
Derrière la banderole en tête de manif, Sofia confirme n’avoir connu aucune augmentation en cinq ans et demi. « Pas d’un euro brut ». La femme de 41 ans, qui représente la partie service à la personne de la fédération, travaille dans une maison de retraite en Essonne. En déficit, son entreprise Domotys, détenue par AG2R La Mondiale, qui gère 200 résidences seniors, a elle aussi lancé une restructuration concernant une centaine de travailleurs du siège social. Le sous-effectif chronique, lié à un turnover régulier, la pousse à une polyvalence des tâches incluant désormais des gestes médicalisés dans une maison de retraite qui ne l’est pourtant pas. Au moins, les résidents âgés sont bien traités, souffle-t-elle, en écrasant sa torche sur le bitume. « On s’accroche pour eux, mais on espère que ça va changer pour les salariés ».
Pour un statut unique du travailleur du commerce
Tous ces manifestant-e-s n’ont pas le même métier mais partagent le même sort : des horaires à rallonge, des temps partiels imposés, un sous-effectif chronique, des bas salaires. « On subit tous un management toxique et une dégradation du travail », résume Hind, montée sur Paris depuis Lyon, emmitouflée dans sa doudoune. Chargée du contrôle des passagers dans la sûreté aéroportuaire, elle aussi a vu changer ses employeurs au gré des appels d’offres et dit subir du harcèlement de la part des managers de la société actuelle.
« Bande Organisée » ou « Charger », les tubes crachés par la sono ambiancent les touristes et passants chargés de sacs de courses et même les employés des bureaux feutrés derrière leurs vitrines clinquantes, visiblement surpris et enthousiastes devoir défiler cette armada de points rouges chauffée à blanc. Ces gilets rouges sont aussi là pour obtenir un statut unique à ces travailleurs de la sécurité, de la vente de luxe, de la restauration, de la distribution… « Qu’on ait tous les mêmes droits, quelle que soit notre enseigne », revendique Béatrice. Malgré une convention collective commune, les accords d’entreprise priment, même lorsqu’ils sont défavorables aux accords de branche, depuis l’inversion de la hiérarchie des normes, imposée par les ordonnances Macron en 2017. Dans la lignée de la « sécurité professionnelle » proposée par la CGT, ce statut commun permettrait d’assurer une protection sociale en cas de coup dur, comme lors d’un plan social ou d’une location-gérance. « Et d’assurer une progression de salaire ou de formation professionnelle tout au long de la vie, au lieu de recommencer à zéro dès qu’on a une période de chômage », expose Maximilien, cheveux longs et petite barbe.
Lui travaille dans le Nord, chez Pro à Pro, un service de livraison. Toute la journée, il porte des produits lourds et les met sur palette depuis treize ans. Des charges de 25 kg à soulever au sol. Son corps encaisse, son dos s’use. « L’année dernière, j’ai eu un début d’hernie ». Maximilien et ses camarades ont monté il y a dix ans la CGT locale : « Il n’y avait pas d’organisation syndicale avant ». Mais la pression du patron s’est accrue : « Ils sont passés d’un management familial paternaliste à un management plus répressif ». En ces temps de montée de l’extrême droite ou de menace de guerre, Maximilien voit tout de même de l’optimisme dans les jeunes recrues, qu’il trouve plus éclairées sur l’exploitation patronale. « On est à un moment de l’histoire où on sent que tout est possible ».
Leurs camarades américains de chez Starbucks montrent la voie. Dans l’Amérique autocratique de Donald Trump, ils ont déclenché un mouvement de grève dans 85 villes et 120 magasins depuis le 13 novembre pour protester contre les pratiques déloyales. « On est 2500 dans tout le pays, 5000 dans une semaine. C’est la première grève nationale pour s’opposer à Trump, c’est un grand honneur d’être parmi vous », avaient lancé en début de manifestation deux représentants venus des États-Unis.
« On lâchera rien. On n’a plus rien à perdre »
Arrivé rue de Rivoli, une rangée de CRS, jusque-là discrète, tient le piquet devant le bâtiment tout en verre de La Samaritaine. « Voilà à quoi servent nos impôts. La police protège Bernard Arnault parce qu’il leur a demandé. Regardez la différence : en face, à Ikea, y’a aucun flic », s’énerve le chauffeur de manif au micro. Les marcheurs aux flambeaux ne sont pas venus les mains vides. L’approche de Noël oblige, ils déposent une pyramide de cadeaux devant l’entrée tout en verre du magasin, sous les fumigènes et l’œil amusé des badauds. « On est très généreux à la CGT, on veut aider les patrons qui ont des difficultés », raille-t-on en référence aux velléités patronales de quitter la France en cas de taxe gouvernementale.
En costume chic sous sa chasuble, Jean-Michel Remande pose auprès des cadeaux devant cette grande enseigne du groupe LVMH appartenant à Bernard Arnault. « Je suis là parce que je représente des travailleurs qui tous les jours souffrent parce qu’ils n’arrivent pas à vivre de leur salaire, pour se loger, se nourrir, se vêtir », s’enflamme ce délégué syndical CGT de La Samaritaine. « On veut rappeler à notre cher patron qu’il doit augmenter convenablement les salaires, qu’il donne ce qui est dû ».
Jean-Michel est conseiller de vente. Il accueille des clients, les conseille et leur vend des produits de luxe. Parfois, il travaille tout seul en raison d’un turnover important et de récentes vagues de démissions. « On est en pénibilité, parce qu’ils n’embauchent pas ». Lors de sa réouverture en 2021, la mythique Samaritaine devait être la vitrine de Paris. Quatre ans plus tard, conséquence de mauvais choix, le magasin de luxe est en défaillance structurelle, mis sous la tutelle du Bon Marché. Pas faute d’avoir alerté, tance cet élu au conseil social et économique. « Ils ont fait des plans sur la comète, aujourd’hui on est en déficit ». Dans l’entreprise de l’homme le plus riche de France, « on ne devrait pas nous répondre qu’il n’y a pas de budget pour embaucher. On ne travaille pas pour un petit artisan. On est présents dans le monde entier en produisant ailleurs au plus bas prix ».
À ses côtés, Sarah et Amanda (prénoms modifiés) acquiescent. « Y’a plus de sous pour nous, hein, mais pour les cadres il y en a… » Selon Mediapart, ces derniers ont partagé en 2024 des bonus annuels pour un total de 2,5 millions d’euros. Les deux jeunes femmes ne s’imaginaient pas trouver de telles conditions dans une entreprise si prestigieuse. « On nous avait vendu un renouveau, c’était un très beau projet : qu’on serait les meilleurs vendeurs, les mieux payés. » Elles aussi sont à la CGT, élue première organisation dans le magasin, malgré les tentatives de l’entreprise de se séparer du remuant délégué cégétiste. « On nous a matraqués pour nous affaiblir. Les gens ont peur. Dès qu’un salarié nous parle, ils l’intimident ». Mais, prévient Jean-Michel, alors que le cortège s’arrête place du Châtelet : « On lâchera rien. On n’a plus rien à perdre ». Les flammes des torches s’éteignent. Pas celles de la lutte.
Crédit Photo : L.S.
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