Derrière les violences policières, les interdictions de manifestation. Du 17 Novembre 2018 au 16 Novembre 2019, nous avons comptabilisé 531 lieux interdits à la manifestation visant le mouvement des Gilets Jaunes. Notre enquête révèle l’autre face de la répression du mouvement, celle, moins visible, des expulsions de ronds-points, des parcours défendus dans les centres-villes, des recours au tribunal administratif. Si les interdictions de manifester sont moins bruyantes que les tirs de LBD, rien n’indique qu’elles soient moins efficaces.
Sommaire
1. Chronologie
- Acte 1 à 18 : vider les ronds-points
- Acte 19 à 33 : interdire les centres-villes
- Acte 34 à 53 : un mouvement qui faiblit l’été, une répression qui se maintient
2. Mise en perspective
3. Méthodologie
1. Chronologie
Acte 1 à 18 : vider les ronds-points
A la veille du 17 novembre 2018, à peine une centaine de manifestations sont déclarées en préfecture sur les 1 500 prévues. Le mouvement, qui ne s’appelle pas encore « gilet jaune », a spontanément décidé qu’il se passerait des règles habituelles d’encadrement des rassemblements. Le jour J, le ministère de l’Intérieur compte finalement plus de 2000 lieux de manifestation et 280 000 manifestants.
Puisque la participation à une manifestation non déclarée n’est pas interdite par la loi (seuls ses organisateurs s’exposent à des poursuites judiciaires) certaines préfectures se donnent alors les moyens de verbaliser les gilets jaunes en interdisant leurs rassemblements dans certains lieux. En effet, tout participant à une manifestation interdite (et non plus simplement « non autorisée ») peut-être puni par une amende de 150 €.
Ainsi, dès la deuxième semaine du mouvement, plusieurs villes font l’objet d’arrêtés d’interdiction de manifester. C’est le cas à Paris où Michel Delpuech, alors préfet de police, interdit de manifestation certaines rues du centre-ville. Ce sera le premier samedi d’une longue série, qui durera plus d’un an dans la capitale. Ce même 24 novembre, Dijon suivra Paris dans la liste des centres-villes interdits, puis Bordeaux, où exerce le préfet Didier Lallemant. Enfin à Troyes, où la semaine précédente les manifestants sont entrés dans la préfecture en enfonçant le portail, le rassemblement prévu dans le centre-ville est prohibé.
Mais ces premières interdictions éparses ne sont dues qu’aux sensibilités personnelles des préfets et aux spécificités régionales du mouvements gilet jaune. La stratégie nationale du ministère de l’Intérieur ne se met en route qu’à partir de l’acte 5. Il s’agit alors de se livrer à une véritable chasse aux occupations de ronds-points et aux blocages de péages. Christophe Castaner, ministre de l’Intérieur, en donne le coup d’envoi le 17 décembre, en déclarant : « Il faut évacuer les ronds points, il y a déjà 8 morts », lors d’une visite à Nanterre. Cette phase d’interdictions rurales s’étendra sur neuf semaines, de l’acte 5 à l’acte 14.
Les Ariègeois sommés de passer Noël à la maison
Pendant cette période, nous avons relevé 142 lieux ruraux interdits de manifestation. Les zones visées se trouvent dans des départements à faible densité démographique, comme le Gard, l’Eure ou encore l’Ariège. Dans ce département du sud de l’Occitanie, dès l’acte 6, la préfète Chantal Mauchet, nommée depuis 5 mois, « interdit les rassemblements de personnes, les installations d’abris et le dépôt de matériaux de toute nature sur les principaux ronds-points et voies d’accès du département, dont les points de péage ». Pas moins de 19 lieux sont alors concernés.
L’Eure est grave
Alors qu’un peu partout en France les ronds-points se vident, une autre interdiction préfectorale massive a lieu le 26 janvier lors de l’acte 11. C’est le préfet de l’Eure qui entend vider son département de tout ce qui porte un gilet jaune. La raison ? Emmanuel Marcon a choisi la ville de Grand-Bourgthéroulde, commune nouvelle de 3 723 habitants pour lancer son « grand débat ». L’interdiction préfectorale ne se limitera pas à cette seule commune mais s’étendra : à « toute manifestations ou rassemblement dans le cadre du mouvement dit “gilets jaunes” » dans 23 communes du départements. Les 23 arrêtés seront contestés au tribunal administratif par la Ligue Des Droits de l’Homme. L’association obtiendra gain de cause et fera retirer 22 d’entre eux mais la préfecture de l’Eure ne s’avouera pas vaincue pour autant. Dans un nouveau recueil d’arrêtés, ces 22 lieux, mieux délimités par la préfecture, seront à nouveau soumis à interdiction.
Acte 19 à 33 : interdire les centres-villes
Après la grosse manifestation parisienne du 16 mars, qui voit le Fouquet’s partir en cendre, les préfectures prennent massivement des interdictions de manifester dans leurs centres. La tendance que nous avons observée précédemment s’inverse et les villes vont alors être davantage visées que les campagnes. Dans les capitales régionales du mouvement, comme Toulouse où 5000 à 10 000 manifestants se rassemblent chaque samedi depuis début janvier, on voit apparaître les premières interdictions. Elles seront, pour la plupart, reconduites pendant plusieurs mois. Deux mois et demi pour la ville rose, 5 mois pour Bordeaux, où le centre-ville était déjà interdit depuis le 9 mars. Au total, entre l’acte 19 et l’acte 27, soit en deux mois, 107 centres-villes (dont certains comptés plusieurs fois) seront interdits de manifestation.
Ce durcissement de la répression en ville après l’acte 18 s’accompagne de la nomination, à Paris, du préfet de police Didier Lallement, réputé intraitable, mais aussi de la mobilisation des militaires. Voulue par Emmanuel Macron, elle permettra selon le gouvernement de protéger certains lieux, le gouverneur militaire de Paris déclarant que les soldats pourraient aller « jusqu’à l’ouverture du feu » en cas de danger. Éventualité qui ne se réalisera cependant pas.
4 mai reprise des ronds-points, deuxième phase d’interdictions rurales
« Le 4 mai, reprenons les villes et les ronds-points pour retrouver le goût d’une vie décente, ensemble sur une planète vivable ». Au mois d’avril, un texte signé par plusieurs groupes de gilets jaunes parmi lesquels ceux de Caen et de Rungis appelle à un retour à la source du mouvement, fixé pour l’acte 25, le 4 mai. Dans la presse locale et sur les réseaux sociaux, des installations de gilets jaunes sont répertoriées dans plusieurs départements. À chaque fois, quelques dizaines de personnes sont présentes. Parfois plus, comme sur le rond-point des Vaches dans la région rouennaise ou sur ceux de Pau ou de Près-d’Arènes à Montpellier où environ 150 personnes se relaient toute la journée. Si la reprise des ronds-points est plus un symbole qu’un tournant, c’est aussi parce que cette fois, certains ronds-points ont été interdits préventivement.
Ce retour aux ronds-points signe donc également un retour des interdictions rurales. Pour ce 4 mai, nous en comptabilisons 13, le double dès la semaine suivante avec 17 interdictions pour le seul département du Gard . Au total Du 4 mai au 15 juin, donc durant sept semaines, 79 interdictions rurales seront déposées par les préfectures.
Acte 34 à 53 : un mouvement qui faiblit l’été, une répression toujours présente
L’été venant, les manifestations des gilets jaunes faiblissent sans disparaitre totalement pour autant. Si les interdictions rurales disparaissent, Paris, Bordeaux et Lyon renouvelleront leurs arrêtés tout l’été. D’autres villes en revanche, comme Toulouse, n’interdiront plus leur centre-ville. La configuration particulière de ces cortèges d’été, qui se fondent parmi les touristes et empruntent des parcours aléatoires, donne lieu à des scènes atypiques. A Caen, pour échapper à une interdiction de manif visant spécifiquement les gilets jaunes, une trentaine de manifestants, selon Ouest France, ôtent leur gilets et se renomment « citoyens en colère ».
Le feu d’artifice du 16 novembre
La pratique des interdictions ne s’est pourtant pas perdue pendant l’été. Le 16 novembre 2019, pour les un an du mouvement, 44 000 gilets jaunes défilent partout en France selon le décompte du Nombre Jaune (groupe de gilets jaunes qui compte les manifestants chaque samedi) et 28 000 d’après le ministère de l’intérieur. Dix fois moins qu’un an auparavant. Pourtant sur ce seul acte 53, plus de 60 lieux sont interdits de manifestation, 6 centres-villes dont ceux des grandes métropoles françaises et plus de 54 ronds points, routes, péages, zones commerciales… Un record depuis le 17 novembre 2018. Un record qui témoigne à la fois de la banalisation de ce geste qu’est l’interdiction de manifester, mais aussi de la méfiance que suscite chez le gouvernement, encore un an après, le mouvement des gilets jaunes.
2. Mise en perspective
Banalisation des restrictions du droit de manifestation
« Le fait qu’une minorité de manifestants aient, par le passé, commis des actes de violence ne justifie pas d’interdire des manifestations futures », expliquait Amnesty International en 2017 dans son rapport « Un droit pas une menace » sur la liberté de manifestation. Sinon, cela reviendrait à empêcher « aux individus qui le souhaitent d’exercer leur droit à la liberté de réunion pacifique », terme retenu dans les innombrables conventions internationales auxquelles la France est liée. Le travail de l’ONG documentait alors 18 mois d’observation des pratiques consécutives à l’État d’urgence, instauré au lendemain des attentats du Bataclan pour la « lutter contre le terrorisme ». Le résultat était sans appel : une explosion des interdictions de manifestation avec 155 arrêtés préfectoraux entre novembre 2015 et mai 2017. Avec le mouvement des gilets jaunes, c’est l’argument des violences qui justifie aux yeux des préfets les arrêtés d’interdiction sur certaines parties du territoire.
En 12 mois de mobilisation, soit une période moins longue que celle observée par Amnesty International, ce chiffre a largement doublé pour atteindre plus de 300 arrêtés préfectoraux et quelque 531 lieux interdits de manifestation. Pourtant, celles-ci sont censées rester exceptionnelles. « Toute restriction doit être motivée par la loi, nécessaire et proportionnée », explique Anne-Sophie Simpere. La chargée de plaidoyer « liberté » à Amnesty International précisant que la reconduction, semaine après semaine, d’arrêtés préfectoraux inchangés n’indique pas que d’autres moyens pour garantir le maintien de l’ordre aient été recherchés. Ainsi, la pratique s’est largement banalisée.
En plus des arrêtés préfectoraux d’interdiction, le rapport d’Amnesty International dénonçait en 2017 « des stratégies de maintien de l’ordre et d’usage de la force qui créent des violations inacceptables au droit de manifester ». En cause alors : « les fouilles systématiques, la confiscation de matériels de premiers secours ne pouvant être considérés comme des armes par destination, les nasses dans lesquelles des manifestants sont parqués et entravés de toute liberté de mouvements », parfois pendant des heures. Des pratiques qui, loin d’avoir été abandonnées, deviennent un classique des manifestations au même titre que « l’usage disproportionné de la force ». Un état des lieux du droit de manifester qui inquiète particulièrement Amnesty International.
Des interdictions de fait, sans arrêtés préfectoraux
D’autant que dans la pratique, de nombreuses manifestations, non déclarées, mais pas pour autant interdites, ont subi un traitement policier digne d’une interdiction effective. « Nous avons pris la direction de la gare et avons été bloqués assez haut dans la rue. Il y avait des policiers devant, sur les côtés et derrière. Nous avons été nassés et avons subi gaz lacrymogènes et débuts de charges qui ont provoqué des mouvements de panique », témoigne à l’occasion de l’acte 52 une habituée des cortèges gilets jaunes à Montpellier. Une action des forces de l’ordre qui a de fait empêché la manifestation en bloquant pendant plus deux heures des centaines de participants. Des témoignages similaires existent en très grand nombre. Pourtant, Amnesty International rappelle que « l’absence de notification aux autorités de la tenue d’une manifestation ne rend pas celle-ci illégale et, par conséquent, ne doit pas être utilisée comme motif de dispersion de la manifestation ».
En effet, d’un point de vue légal, les rassemblements sur la voie publique doivent faire l’objet de déclarations en mairie ou en préfecture. Pour autant, il existe quelques différences entre une manifestation interdite et une manifestation non déclarée. Ainsi, le fait de ne pas respecter une interdiction préfectorale est passible d’une peine de 6 mois d’emprisonnement et d’une amende de 7500 € pour les organisateurs. Les simples participants risquent eux une amende de 150 €. Pour une manifestation non déclarée, la peine est identique pour les organisateurs, mais les participants ne sont pas assujettis à une amende. Pour ce qui est de l’action des forces de l’ordre, la dispersion d’une manifestation interdite est automatique, dans la mesure où généralement le motif est un trouble à l’ordre public. Il n’en est pas de même pour un défaut de déclaration. Lorsqu’une manifestation non déclarée est connue des autorités, celles-ci auraient eu la possibilité de prendre un arrêté d’interdiction en invoquant des risques de troubles. Si elles ne l’ont pas fait ou si la manifestation peut être considérée comme un usage ou une coutume , il n’y a pas lieu de lui appliquer une dispersion. Dans les faits, de nombreux rassemblements non déclarés ayant lieu sur la voie publique ne font l’objet d’aucune poursuite et encore moins de dispersion par la force, même si ces dernières années les pratiques se durcissent sur ce point.
« Il y a une volonté nette d’empêcher les gens d’exprimer leurs opinions dans l’espace public », assure Jean-Jacques Gandini, un des coordinateurs de la « Legal Team » LDH de Montpellier. « Il y a de plus en plus de contrôles préventifs en jouant sur la loi de 2010 sur les attroupements », explique l’ancien avocat. De plus, l’article 431-3 de cette loi contre la délinquance des bandes permet après sommations de disperser par la force tout rassemblement susceptible de troubler l’ordre public. Un article abondamment utilisé lors des défilés non déclarés des gilets jaunes. Il permet aux forces de l’ordre d’empêcher certaines manifestations de se tenir. Un procès-verbal policier de la manifestation du 12 octobre 2019 à Toulouse dont nous avons pu prendre connaissance illustre ces interdictions de manifester, sans qu’un arrêté préfectoral ne le commande. On peut y lire : « 14h00. Présence, d’après les RT (renseignements territoriaux – NDLR) de 500 personnes. 14h10, départ du cortège vers le boulevards avec en tête une banderole MACRON DEMISSION. 14h13, demande de faire usage de sommations avant de passer à l’offensive puis de faire usage des moyens de dispersion si le cortège revient vers Wilson ». Par ailleurs, la notion d’attroupement est utilisée contre de nombreux manifestants poursuivis pour « participation à un groupement ayant l’intention de commettre des violences ou des atteintes aux biens ».
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Du coup, les amendes et les peines de prison pleuvent sur le mouvement des gilets jaunes, souvent assorties de peines complémentaires d’interdictions de séjour ou de manifester. « Nous avons vu une gradation. Nous sommes passés d’interdictions localisées à une ville pendant trois mois à des limitations touchant l’ensemble du territoire national pouvant atteindre deux ans », s’alarme Jean-Jacques Gandini. Inquiet à l’approche du mouvement de grève potentiellement reconductible du 5 décembre, l’ancien avocat observe que « l’État se concentre de plus en plus sur sa fonction régalienne de maintien de l’ordre pour protéger les intérêts du système capitaliste ». Pour lui, « il y a un glissement d’un État de droit vers un État autoritaire qui pourrait, si cela continue, aller vers un État policier ».
3. Méthodologie
Les interdictions de manifester sont prises par les préfectures des départements (et dans de très rares cas par les mairies). Elle apparaissent obligatoirement dans leurs recueils des actes administratifs car ce n’est qu’une fois publiée au recueil que la date d’entrée en vigueur de l’acte est déterminée (et qu’il devient possible d’effectuer un éventuel recours).
Notre enquête tente d’être exhaustive, sans pour autant en avoir l’absolu garantie. Elle aurait sans doute pu l’être si nous avions épluché un à un tous les recueils d’actes administratifs de chaque préfecture départementale, ainsi que ceux des mairies. Ce n’était malheureusement pas dans les moyens de Rapports de Force. Nous avons donc dans un premier temps dégrossi le travail grâce à un épluchage de la presse nationale et régionale. En effet, dans les villes moyennes, les petites villes et les campagnes, les interdictions de manifester sont des événements encore assez rares pour qu’ils méritent systématiquement des articles dans la presse quotidienne régionale. Cela nous a permis de cibler les villes et départements où les interdictions étaient récurrentes et de vérifier par la suite, grâce aux recueils administratifs des préfectures si certaines interdictions n’étaient pas passées sous les radars de la presse. C’est par exemple le cas dans les grandes villes comme Paris ou Bordeaux où, si les interdictions de manifester sont signalées dans la presse les premières fois qu’elles paraissent, elles ne le sont plus après quelques semaines de reconduction de l’interdiction. En croisant presse locale et préfectures nous obtenons un résultat que nous jugeons quasi exhaustif. Si certaines interdictions ont pu passer entre les mailles de nos filets, elles sont rares.
Les lieux dénombrés dans l’article recouvrent des unités géographiques variables. Nous avons choisi de considérer comme un lieu interdit un rond-point au même titre qu’une interdiction de manifester dans un centre-ville, même si la première interdiction peut concerner 50 personnes et la deuxième 10 000. Ce que nous avons voulu étudier, ce sont les initiatives préfectorales bien plus que l’intensité de la mobilisation. Celle-ci n’est d’ailleurs pas forcément corrélée au nombre de manifestants, cf. manifestation de l’acte 53. Concernant les durées de ces interdictions, nous ne les avons pas précisées car la pratique des préfectures consiste généralement à cibler les samedi et à renouveler l’interdiction d’une semaine sur l’autre si besoin.
Stéphane Ortega et Guillaume Bernard
Photo de couverture : Serge D’Ignazio
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