Course-poursuite sur les chemins de campagne, salaires distribués en espèce et en plein champ, surveillance d’une équipe de sécurité privée, « c’est le Far West » dénoncent les syndicalistes de la FAU. Pourtant cela se passe en Allemagne, où des ouvriers agricoles de l’entreprise Spargel Ritter se sont mis en grève. Un mouvement exceptionnel dans ce secteur, et une situation qui scandalise le pays.
La ministre fédérale de l’agriculture l’avait promis : plus de 80 000 travailleurs agricoles étrangers, pour la plupart venus des pays de l’Est, sont autorisés entre début avril et fin mai à entrer en Allemagne. Et ce, malgré la fermeture des frontières et la pandémie de Covid-19. Pour concilier mesures sanitaires et possibilité pour les agriculteurs allemands de « sauver leurs récoltes » en ayant recours à leur habituelle main-d’œuvre étrangère et bon marché, le gouvernement allemand semblait avoir trouvé la solution : une « quarantaine de fait avec possibilité de travailler ». Ces mesures de soutien au secteur agricole prévoient aussi de dispenser de cotisation les employeurs de ces ouvriers agricoles pendant 115 jours, au lieu de 70 en temps normal.
Mais dans la pratique, les préoccupations sanitaires ne semblent pas fonctionner. Mouvements de foule à l’aéroport de Cluj en Roumanie, d’où partent ces travailleurs. Chantier fermé en Basse-Saxe pour non-respect flagrant des normes sanitaires. Nicolae B, ouvrier agricole de 57 ans décédé dans le Bade-Wurtemberg, début avril, du COVID-19, sans avoir reçu le moindre soin médical. Les scandales se multiplient. Parmi eux, celui des ouvriers de Spargel Ritter, dans les champs de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, a fait le plus de bruit.
L’entreprise Spargel Ritter a en effet été placée en liquidation judiciaire dès le 6 mars. « Les actionnaires ont probablement pris les bénéfices et investi en dehors du secteur agricole » avance le rapport du liquidateur judiciaire, Andreas Schulte-Beckhausen. Ce qui n’a pas empêché ce même liquidateur judiciaire de profiter des mesures prises par l’État allemand pour faire venir des centaines de travailleurs agricoles pour la récolte des asperges. Sans les informer du statut juridique et de la situation financière très précaire de l’entreprise. Une vidéo de recrutement où il se met lui-même en scène circule encore sur internet. Il y promet un salaire de 10€ de l’heure.
Des conditions de travail indignes
Les travailleurs et travailleuses, ont commencé par débourser 200€ pour payer le voyage en car de plusieurs heures, sans aucune possibilité de distanciation physique, depuis la Roumanie jusqu’à une ferme de la ville de Bornheim. Sur place, ils ont été logés dans des préfabriqués, entre une station d’épuration et un cimetière, à 3 ou 4 par chambre, en mixité. Sans chauffage ni eau chaude, malgré une température nocturne moyenne de 9C°. La nourriture distribuée était, d’après eux, infecte, voire avariée. Le dur travail dans les champs, de 4h du matin à 7h du soir, s’effectuait sans mesures sanitaires ni matériel de protection. Mais c’est finalement d’être licenciés, sans que leur salaire ne leur soit payé, qui a poussé ces ouvriers agricoles à la révolte.
Sans attendre la fin de leur contrat de travail de trois mois, le liquidateur judiciaire décide l’abandon de la récolte d’asperge, produit phare de l’entreprise, par manque de débouchés. Les restaurants étant fermés pour cause de pandémie. Il leur est donc signifié la fin de leur contrat, avec un seul jour de préavis. Vendredi 15 mai, les ouvriers agricoles refusent de monter dans les bus qui doivent les amener aux champs. Alors qu’on leur avait promis des salaires entre 1500 et 2000€, ils n’ont reçu tout au plus que 300€. Certain même seulement 50€. Travailler dur pour gagner rien ! Même pas de quoi couvrir leurs frais de voyage aller-retour et les 13,50€ qu’ils devaient payer chaque jour pour le gîte et le couvert.
Des champs à la rue
Dès le dimanche suivant, les anarcho-syndicalistes de la branche locale de la FAU viennent leur prêter main-forte. Environ 200 syndicalistes et leurs soutiens se rendent sur place. Mais l’entreprise de liquidation judiciaire leur refuse l’accès aux logements des ouvriers agricoles, devant lesquels une quarantaine d’entre eux manifestent. Les gardes de sécurité privés de l’entreprise et la police, appelée en renfort, empêchent l’avocat et les interprètes du syndicat de venir assister les travailleurs, dont la majorité ne parle pas allemand.
Après une première grande manifestation le lundi, syndicalistes et travailleurs défilent le lendemain dans les rues de la ville voisine de Bonn, jusqu’aux bureaux de la société de liquidation judiciaire. Ils se rendent ensuite au consulat roumain où une délégation d’une dizaine de personnes obtient l’intervention de la ministre du travail roumaine, Violeta Alexendru, justement en visite diplomatique en Allemagne. Celle-ci se rend sur place dès le mercredi pour s’entretenir avec le liquidateur judiciaire et les travailleurs roumains, mais sans la présence du syndicat, auquel l’accès a de nouveau été refusé.
Après son départ, la direction décide d’embarquer les ouvriers agricoles dans un bus, pour procéder au payement de leur salaire. Loin de leurs soutiens. Une course poursuite surréaliste s’engage alors, qui voit une voiture de police tenter d’empêcher les militants de suivre les cars. C’est finalement en plein champ que les travailleurs reçoivent une partie de leur dû, en espèces. Déterminés, les interprètes et l’avocat de la FAU parviennent cependant à rejoindre les ouvriers agricoles et leur permettent de ne pas signer malgré eux un accord de licenciement. Finalement, 200 salariés chargent le syndicat et son avocat de les représenter devant les tribunaux allemands pour réclamer le payement complet de leur salaire.
De la rue aux tribunaux et à l’arène politique
Lundi dernier, le 25 mai, et conformément à l’accord trouvé entre le liquidateur judiciaire et le consulat roumain, les derniers travailleurs agricoles ont quitté leurs logements de fortune à Bornheim. Direction un voyage retour en Roumanie ou vers d’autres champs allemands ayant besoin de main d’œuvre. La FAU et ses sympathisants, qui avait réussi à empêcher leur expulsion le samedi précédant, étaient à nouveau présents. Ce coup-ci, pour s’assurer que leur départ se passe dans les meilleures conditions possibles.
Erik Hagedorn, le porte-parole du syndicat, doute que tous les travailleurs aient reçu l’ensemble des sommes qui leur étaient dues. C’est maintenant devant les tribunaux que cela devrait se jouer, puisque, grâce à une campagne de dons destinée à soutenir les grévistes et à embaucher des avocats spécialisés, le syndicat va porter en justice le cas d’environs 200 salariés. L’affaire, qui fait scandale en Allemagne depuis plusieurs semaines, devrait aussi atterrir au pénal. En effet, le député au Bundestag du district de Rhein-Sieg, Alexander Neu, du parti d’opposition de gauche Die Linke, a annoncé un dépôt de plainte auprès du procureur de Bonn contre le liquidateur judiciaire pour fraude, tromperie et mise en danger de la vie d’autrui.
Au-delà des tribunaux, c’est aussi dans l’arène politique que la bataille devrait se poursuivre. L’opposition de gauche s’opposant aux mesures d’assouplissement du droit du travail et d’exonération que le gouvernement fédéral souhaite élargir. Ici, les conditions de travail déplorables dans l’industrie agroalimentaire illustre son propos de façon flagrante.
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.