Pas de bébé à la consigne 6 juin manifestation Petite Enfance Crèches

200 000 places en crèches : l’annonce « totalement irréaliste » d’Élisabeth Borne

En amont de la manifestation contre la réforme des retraites, mardi, les professionnelles de la petite enfance ont tenté de faire entendre leur désarroi et leur colère. 200 000 places en crèches d’ici 2030 viennent d’être annoncées par la Première ministre Élisabeth Borne : un objectif hors-sol, réagissent ces femmes, qui racontent toutes un secteur en perte de sens, bloqué par une crise du recrutement qui s’enlise.

 

200 000 nouvelles places en crèche d’ici 2030, 100 000 d’ici la fin du mandat d’Emmanuel Macron en 2027 : telle est la feuille de route annoncée par la Première ministre, Elisabeth Borne, le 1er juin. Dévoilant dans les grandes lignes son plan pour la petite enfance, le gouvernement entend y consacrer une enveloppe de 5,5 milliards entre 2023 et 2027.

Loin de se réjouir de ces annonces, 200 à 300 professionnelles de la petite enfance se sont réunies mardi à Paris, à deux pas du ministère de la Santé. Des comptines pour enfants revisitées rythment leurs prises de parole. Des t-shirts, arborant le dessin d’un bébé dans une boîte de sardines, passent de main en main. 200 000 places de crèche ? « Un objectif fou, totalement irréaliste », réagit Émilie Philippe, membre du collectif Pas de bébé à la consigne, à l’initiative du rassemblement.

Aujourd’hui, près 10 000 postes sont vacants, chiffre la CNAF. Son enquête Pénurie de professionnels en établissements d’accueil du jeune enfant, réalisée à l’été 2022, indiquait que la moitié des crèches collectives déclarent un manque de personnel auprès des enfants ; et 1 sur 10 un manque de personnel de direction. L’Île-de-France est particulièrement touchée.

Au niveau de la Ville de Paris, « on est environ à 15 % de postes vacants », rapporte Claude, puéricultrice et cadre de santé, directrice de crèche. « Il y a des places qui sont gelées : 10 à 15  par crèche… Vous multipliez cela par le nombre de crèches de la ville de Paris : c’est autant de parents qui ne trouvent pas de mode d’accueil pour leur enfant », complète à ses côtés Corinne, également puéricultrice, cadre de santé et directrice de crèche, militante CGT.

 

« En septembre, on n’accueillera pas de bébés parce que l’on n’arrive pas à avoir de personnel »

 

Remettons ces annonces dans leur contexte. La convention d’objectifs et de gestion 2018-2022, signée entre l’État et la CNAF (caisse nationale d’allocations familiales), prévoyait déjà la création de 30 000 places de crèches. Bilan : seules 15 000 ont été créées. Du côté du ministère autant que de la CNAF, on justifie ce retard par le Covid-19 et le report des élections municipales ayant ralenti des décisions. Mais sans évoquer les autres raisons plus structurelles, dénoncées par les professionnelles mobilisées.

Car la pénurie de personnel freine tout. « Je travaille dans une commune où l’on ferme des tranches d’âge. En septembre, on n’accueillera pas de bébé parce que l’on arrive pas à avoir de personnel », témoigne Catherine, 20 ans de métier, salariée d’une crèche publique en région francilienne. « On ne voit pas trop comment créer toutes ces places d’accueil alors que ni dans le privé ni dans le public on arrive à recruter des professionnels », déduit-elle.

À ses côtés, sa fille, Mélissa, vient de s’engager dans le métier. Au bout d’à peine un an, elle dresse un constat similaire : « Dans ma commune c’est pareil : pas de bébés l’année prochaine, parce que pas assez de professionnels pour ouvrir les sections. On garde les groupes déjà présents, mais on n’en accueille pas de nouveaux. »

Le problème ne date pas d’hier : entre 2000 et 2016, l’INSEE décompte seulement 150 000 places créées dans les EAJE (établissements d’accueil du jeune enfant). La sénatrice socialiste Michelle Meunier a ainsi réagi, auprès de Public Sénat, aux annonces de la Première ministre : « d’autres avant eux se sont positionnés sur des chiffres aussi ambitieux, et qui n’ont jamais été tenus. Chaque année, dans le cadre de l’examen du budget de la sécurité sociale, nous auditionnons la CAF qui fait plutôt état de 17 000 places créée pour les années les plus fastes. En ouvrir pratiquement six fois plus sur quatre ans me parait irréel ».

 

« Comme des machines » dans les crèches

 

Faut-il donc ouvrir des places de formation supplémentaires ? « Les gens ne viennent pas ! On ne remplit déjà pas les ratio au niveau des entrées dans les écoles », rétorque Claude, la directrice de crèche. L’amélioration des conditions de travail semble donc incontournable à ces professionnelles. « Quand on sait que ça se dégrade, ça ne donne pas envie de venir travailler dans le secteur. La pénibilité du métier n’est pas non plus reconnue. Les gens ne viennent plus vers cette profession pour toutes ces raisons » estime Émilie Philippe.

La question du salaire, dans ce métier très largement féminisé, se pose avec force. Une auxiliaire de puériculture démarre au SMIC. Des concertations autour des salaires sont en cours avec le ministère, a rappelé Élisabeth Borne. Mais en attendant, « à nos conditions de travail dégradées, nos bas salaires et notre usure professionnelle, la réponse donnée par Élisabeth Borne et de tout son gouvernement, c’est cette création de 200 000 places de crèches », déplore au micro Murielle, éducatrice de jeunes enfants, vêtue d’un chasuble SUPAP-FSU (syndicat unitaire des personnels des administrations parisiennes).

 

Dans les crèches, se mobiliser malgré la précarité

 

S’ajoute au tableau une dégradation de l’encadrement sous les quinquennats Macron. La réforme des modes d’accueil menée par Adrien Taquet en 2021 a augmenté la possibilité de recourir à du personnel non-qualifié, et diminué les garanties en termes de taux d’encadrement. Les collectivités s’y engouffrent plus ou moins : « la Ville de Paris a comme objectif d’employer au maximum du personnel qualifié. Mais dans le secteur privé, cela a un impact réel sur l’accueil des enfants, leur sécurité physique et affective », relate Sylvie, responsable de crèche à la Ville de Paris, éducatrice de jeunes enfants.

Dégradation des conditions de travail ; perte de sens et crise de vocation ; manque de personnel détériorant encore la qualité de l’accueil… Le cercle vicieux est bien en place. Slogans et pancartes brandies ce mardi par les professionnelles du secteur témoignent de ce glissement. « De l’accueil, pas de la garderie pour nos petits ! », « Nous ne sommes pas des robots »… Au quotidien, « nous n’avons plus de temps de réflexion, d’analyse des pratiques, de construction des projets », regrette Claude. « On est dans la tâche, dans l’acte, comme des machines», abonde Corinne.

« J’ai fait une reconversion dans ce métier par passion, et parce que j’ai baigné là-dedans avec ma maman », raconte Mélissa, la fille de Catherine. Elle a obtenu son diplôme il y a tout pile un an, après quatre ans passés dans la restauration. « Mais c’est aberrant de voir que l’on a pas le temps d’accompagner les enfants et les parents de la bonne manière. Je n’ai pas choisi ce travail pour juste changer des couches ! »

 

Des rapports d’experts qui se succèdent, en vain

 

Le rapport de l’IGAS (Inspection générale des affaires sociales) paru fin avril, posait noir sur blanc ces constats. Avec des recommandations claires :« un ratio moyen d’encadrement de 5 enfants par adulte ». Et une reconnaissance, claire également, de la perte de sens pour les professionnelles et des tensions exacerbées par la crise du recrutement.

Sauf qu’avant lui, le rapport Les 1 000 premiers jours, en 2020 ; ou encore le rapport Giampino, en 2016, dressaient peu ou prou les mêmes constats. Les expertises ne manquent pas. Elles s’enchaînent, même. Mais sans réelle inflexion des politiques menées. « Ça fait 20 ans que l’on demande les mêmes choses. Alors on ne s’attendait pas à des merveilles » quant aux annonces de Borne, lâche Corinne.

Faire miroiter des centaines de milliers de places de crèches aux parents qui peinent à en trouver, c’est vendeur, politiquement. Mais la réflexion sur les modes d’accueil « ne peut pas se résumer à un “service aux familles”», dénonce Émilie Philippe. « L’angle quantitatif est choisi par les gouvernements successifs, depuis longtemps. C’est la poursuite d’une logique de rentabilité sur le terrain, avec des taux de remplissage des crèches qui conditionnent les subventions reçues ». La membre du collectif Pas de Bébé à la Consigne invite plutôt à replacer l’enfant au centre du débat. Et donc, l’enjeu de la qualité de l’accueil, plutôt que de la quantité de places.

Suite au rassemblement, une délégation du collectif s’est rendu au ministère. Pour la troisième fois depuis octobre, ses membres ont demandé à être reçues par le ministre des Solidarités, de l’Autonomie et des Personnes handicapées, Jean-Christophe Combe. Peine perdue : seul un rendez-vous avec la directrice de cabinet a été proposé. « Pour la première fois, on a refusé ce rendez-vous », raconte Émilie Philippe, qui faisait partie de cette délégation. « La situation nous semble trop importante pour ne pas être reçues par le ministre directement. On réitérera notre demande ! »

 

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