Camion d'une manifestation du 8 mars avec une banderole siglée grève féministe

8 mars : la grève féministe s’impose dans les syndicats


Marginale il y a encore quelques années, la grève féministe prend de l’essor comme forme d’action pour la journée internationale des droits des femmes, aux côtés des grandes manifestations de rue du 8 mars. Cette année, pour la première fois, cinq syndicats (CGT, Solidaires, FSU, CFDT, UNSA) appellent à la mobilisation, y compris par la grève.

 

L’heure de la manifestation parisienne pour l’édition 2024 du 8 mars en dit long sur le développement du mot d’ordre de grève féministe pour dénoncer les inégalités salariales, en plus des violences sexistes et sexuelles. Dans la capitale, c’est 14h. Pendant les heures de travail.

Il y a six ans, en 2018, alors que de l’autre côté des Pyrénées 5,7 millions d’Espagnoles et d’Espagnols débrayaient, au moins deux heures, pour la journée des droits des femmes, deux rendez-vous étaient donnés à Paris. Le premier mobilisant modestement à 15h40, pour illustrer les inégalités salariales entre les femmes et les hommes, par un arrêt anticipé de la journée de travail, considérant qu’au-delà de cette heure les femmes travaillaient gratuitement. Le second à 17h30, pour une manifestation dans les rues de la capitale qui réunissait nettement plus de monde. Bien plus que les rares grévistes de cette journée-là.

 

Douze ans pour enraciner le 8 mars dans la grève féministe

 

En France, l’idée de faire du 8 mars une journée avec des arrêts de travail a été initiée à Toulouse en 2012. Cette année-là, deux manifestations sont proposées. L’une le 7 mars au soir, l’autre le 8 mars à 14h, sur les horaires de travail. Cette proposition avait été portée par les syndicats Solidaires et FSU de Haute-Garonne en accord avec les associations féministes locales. « Nous avions repris l’idée de la grève des femmes pour montrer leur importance dans la société, en nous réappropriant l’histoire du 8 mars porté par Clara Zetkin en 1911, qui revendiquait déjà le droit de vote et l’égalité salariale », explique Julie Ferrua, originaire de la ville rose et aujourd’hui secrétaire nationale à l’Union syndicale Solidaires.

La grève des femmes comme forme d’action du 8 mars a ensuite été discutée avec les associations féministes au niveau national dès 2016. Mais elle n’a pas rencontré immédiatement une adhésion enthousiaste unanime. Depuis, elle a fait son chemin, passant dans un premier temps par des appels à se rassembler à 15h40, pour matérialiser les écarts persistants de salaires entre les femmes et les hommes. Mais sans grand succès les premières années. « Dans les remontées que l’on avait des 8 mars précédent, il n’y avait pas beaucoup de grévistes. Dans les finances publiques où je travaille, d’habitude la direction donne un taux de grévistes pour les mobilisations. Pour le 8 mars, ils nous donnaient un nombre », se rappelle Myriam Lebkiri, responsable de l’égalité femmes-hommes au bureau confédéral de la CGT.

Pour autant, après l’énorme succès de la grève du 8 mars 2018 en Espagne, la réussite d’une grève massive en France à cette date est devenue une perspective pour de nombreuses militantes. Et pour la rendre possible, depuis plusieurs années, l’appel unitaire national à se mobiliser est un appel à la grève féministe, réunissant associations, collectifs et les syndicats de salarié.e.s CGT, FSU et Solidaires. Si cette année encore, le succès de la grève dans les entreprises et les administrations n’est pas garanti, son appropriation par de larges pans du syndicalisme progresse.

 

Des syndicats de plus en plus mobilisés

 

Le 13 février dernier, les huit syndicats qui composaient l’intersyndicale contre la réforme des retraites signent ensemble un appel pour exiger « l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes » dans la perspective des mobilisations pour la journée internationale des droits des femmes. Un appel doublé d’un second à cinq organisations une semaine plus tard proposant de « se mobiliser, y compris par la grève », signé par la CFDT et l’UNSA, en plus de la signature habituelle de la CGT, de la FSU et de Solidaires. « C’est une première, même s’il y avait quand même un appel l’année dernière, mais c’était dans le cadre de la réforme des retraites. Cette année, c’est vraiment le 8 mars qui est construit avec les organisations syndicales. C’est aussi à mettre à l’actif de la mobilisation contre la réforme des retraites, puisque les inégalités salariales et les inégalités de pensions y ont été mises en avant », rappelle Myriam Lebkiri de la CGT. En tout cas, les huit syndicats avaient décidé dès début décembre 2023 de faire du 8 mars 2024 leur prochain rendez-vous.

Ces appels unitaires ne sont pas que de simples prises de position sans traduction concrète. « De plus en plus d’équipes syndicales s’en emparent », assure Julie Ferrua en se basant sur une augmentation des commandes de matériel à Solidaires cette année pour le 8 mars. « On sort énormément de matériel, dès qu’on est en interview, on place la grève du 8 mars à chaque fois. On a fait appel à tous nos syndicats pour travailler la question en entreprise et on essaye de porter une lutte emblématique dans chaque territoire », confirme Myriam Lebkiri pour la CGT. En plus des dynamiques propres à chaque syndicat, des appels unitaires par secteurs voient le jour plus nombreux cette année, même si « le travail intersyndical reste plutôt l’exception », constate Julie Ferrua.

Pour autant, dans les universités, cinq syndicats de salarié.e.s, associés aux organisations étudiantes, demandent aux étudiant.e.s et aux personnels de l’enseignement supérieur et de la recherche de « faire grève pour mettre les universités et les laboratoires de recherche à l’arrêt », afin de participer massivement aux manifestations. Toujours dans l’éducation, le mouvement de grève reconductible en Seine-Saint-Denis commencé le 26 février par les syndicats FSU, CGT, SUD, FO et CNT a posé deux dates fortes : le 7 mars pour une journée de grève massive et 8 mars « pour rejoindre avec toutes nos forces la grève et la manifestation féministe ». Dans le rail, trois des quatre syndicats représentatifs (CGT, SUD, CFDT) ont déposé ensemble un préavis de grève. Une première.

Signe également d’une plus large implication des syndicats : des appels de façon séparés dans plus de secteurs que les années précédentes. Dans le commerce, la santé, les finances publiques, les trois versants de la fonction publique, à La Poste et ainsi de suite. Et parfois des regroupements comme dans la banque et l’assurance ou cinq syndicats SUD du secteur ont édité un tract commun spécifique à leur milieu professionnel pour le 8 mars.

 

La CGT change de braquet

 

Mais ce qui est probablement le plus notable dans le champ syndical cette année, en plus du ralliement de la CFDT et de l’UNSA à la grève pour le 8 mars, c’est le niveau d’implication de la CGT, qui déploie sa force de frappe pour construire la grève féministe. « La mobilisation a été votée dans nos instances de décision par l’intégralité de nos organisations territoriales et professionnelles comme la journée interprofessionnelle à construire à la rentrée. Avant c’était les collectifs femmes mixité – quand il y en avait – qui essayaient de faire deux ou trois trucs avec les associations féministes. Là c’est vraiment porté et on a voté le terme de grève féministe », explique Myriam Lebkiri.

D’où la profusion de matériel CGT pour les syndicats comme pour les réseaux sociaux. Des tracts, des affiches, des vidéos, un quiz sur les inégalités femmes-hommes, etc. Mais aussi de nombreuses réunions avec les fédérations comme avec les unions départementales, des tournées syndicales et des appels à poser des préavis partout où c’est possible. Et un mois avant le 8 mars, une journée d’étude à Montreuil déclinée en ateliers sur plusieurs thèmes en présence de 300 délégué.e.s. Autre signe qui montre pour Myriam Lebkiri la dynamique interne dans la CGT : « la manifestation parisienne se prépare en grand. Les UD d’Île-de-France et les fédérations veulent sortir leurs camions pour en faire une vraie manif ».

 

Une impulsion encore inachevée

 

Si cette année, la grève féministe est portée comme jamais jusque-là par les organisations syndicales, son appropriation reste incomplète. « Dans les villes qui n’y sont pas habituées, les syndicats ne le sont pas non plus. Ils se rabattent sur des manifestations de fin de journée », admet Julie Ferrua de Solidaires. Effectivement sur les près de 80 manifestations répertoriées à ce jour sur le site Grève féministe, aux côtés de nombreux défilés prévus pendant les heures de travail comme à Paris, Toulouse, Lyon, Strasbourg, Nice, Rennes ou encore Montpellier, des rassemblements de fin de journée persistes. On manifestera après 17h à Metz, Brest, Arras, Le Havre ou Chambéry et dans d’autres localités. Certaines communes proposent plusieurs horaires de mobilisation comme à Caen. L’une à 14h, l’autre à 18h. Alors que quelques villes se rabattent sur des rassemblements entre midi et deux, comme à Bordeaux à 12h.

Au-delà des heures des manifestations, la mobilisation pour le 8 mars n’irrigue pas encore l’ensemble du monde du travail. « Autant les directions syndicales travaillent énormément le 8 mars, autant on s’aperçoit que dans les entreprises et les syndicats c’est beaucoup plus compliqué », admet Myriam Lebkiri de la CGT qui fait état de « réalités différentes selon les secteurs et les territoires ». Comme une confirmation : les assemblées générales de grévistes sont encore peu nombreuses. Quelques AG de villes, parfois en amont du 8 mars, mais très rarement sur le lieu de travail, constate Julie Ferrua.

Autre élément qui limite la percée de la grève féministe, les difficultés à arrêter le travail dans certains secteurs très majoritairement féminisés. « Dans ces métiers c’est compliqué. Par exemple, les aides à domicile ne font pas grève parce que les gens ont besoin d’elles. Comme ces métiers sont les premiers exposés à la précarité et aux inégalités, c’est difficile de se mettre en grève », explique Myriam Lebkiri. D’autant que « les femmes sont majoritairement dans des métiers mal rémunérés et prennent majoritairement des temps partiels pour s’occuper de l’éducation des enfants », abonde Julie Ferrua. D’où la revendication d’une augmentation des salaires des métiers féminisés portée par les syndicats et les associations féministes.

En tout cas, le nombre de manifestantes cette année et plus encore la composition des cortèges du 8 mars, où la jeunesse féministe est d’ordinaire la plus visible, éclaireront sur l’avancée réelle du mot d’ordre de grève féministe, douze ans après sa première édition à Toulouse.