Après deux mois de grève, les agents d’astreinte d’auxiliaires de vie du groupe Colisée maintiennent la pression sur leur employeur. Elles dénoncent des conditions de travail indignes, un sous-effectif et une rémunération loin d’être à la hauteur de leur mission. Deux ans après le scandale Orpéa, cette lutte remet sur la table la question de la privatisation du soin aux personnes âgées et la logique de rentabilité qui l’anime.
« Être bien chez soi ». Telle est la devise d’ONELA, la filiale des services à domicile de Colisée Group, l’une des plus importantes entreprises gestionnaires d’Ehpad en France. Mais pour être bien chez soi, encore faut-il que celles et ceux censés prendre soin des personnes âgées puissent le faire dans de bonnes conditions. Si les auxiliaires de vie dénoncent depuis des années l’aggravation de leurs conditions de travail, les agents d’astreinte, qui travaillent le soir et le week-end pour répondre par téléphone aux urgences des bénéficiaires, personnes âgées ou en situation de handicap, vivent eux aussi un enfer. Sept des 15 employés d’astreinte sont en grève depuis le 1er février, ils et elles ne comptent pas s’arrêter là. À deux pas des Champs-Élysées, au pied du siège de Colisée, les grévistes sont venus demander des comptes à leur direction.
« On a trop banalisé nos mauvaises conditions de travail », commence par lâcher Bridgette, 27 ans, l’un des sept grévistes du service d’astreinte téléphonique d’ONELA. Elle est étudiante et travaille les week-ends dans ce service qui gère les urgences de quelque 11 000 bénéficiaires de l’aide à domicile partout en France, quand les 65 agences du groupe sont fermées. Une équipe de 15 personnes se relaie du lundi au vendredi de 17 heures à 22 heures et dix heures par jour le week-end. Ce métier invisible est pourtant essentiel pour la vie des personnes qui dépendent de l’aide à domicile et des auxiliaires de vie. À distance, ce sont les salariés d’astreinte qui répondent aux urgences : pompiers, police, remplacement d’auxiliaires de vie, jusqu’à des discussions informelles, elles sont joignables quand personne d’autre ne l’est.
Sans formation ni soutien, les coordinatrices de l’aide à domicile livrées à elle-même face aux urgences
« On a parfois des gens au téléphone qui veulent se suicider, on n’a aucune formation, pas de soutien. On fait face à la mort tout le temps. Quand j’ai commencé, on m’a appelé pour que j’annonce la mort d’un bénéficiaire à un proche. À 23 ans, tu sais comment annoncer un décès ? », s’interroge ironiquement Bridgette, soulignant un désarroi causé par l’absence de formation et de suivi psychologique dans son service.
Inès, 22 ans, a commencé à travailler ici il y a deux ans. Dès ses premiers jours, la jeune femme craignait le moment où elle serait confrontée à une situation difficile. Son expérience chez ONELA ? Des dizaines et des dizaines d’appels qui s’enchaînent et une angoisse constante de devoir gérer des urgences : « On a une charge de travail qui stresse énormément au quotidien, on est vraiment éprouvés », souligne-t-elle. Devoir gérer des remplacements de dernière minute, appeler les urgences, aider une auxiliaire en galère, discuter avec des bénéficiaires en difficulté psychologique ou physique, le sous-effectif demande de raccourcir la durée des appels, même lorsque la situation exige de rester plus longtemps en ligne. « Ça m’est arrivé de discuter plus de 20 minutes avec une femme âgée qui voulait mettre fin à ses jours. Je ne peux pas raccrocher en cinq minutes avec ce genre de personne », souffle-t-elle.
Bureaux insalubres, rémunération qui stagne : une mission impossible à remplir
« On dénonce aussi les conditions sanitaires dans lesquelles on travaille, poursuit Bridgette. Rats, cafard, mur, moisi, humidité, le plafond nous est déjà tombé sur la tête ! », s’exclame-t-elle. Après plusieurs négociations et une journée de grève en 2022, l’équipe est transférée dans une autre agence, le temps des travaux. Désormais, la petite équipe s’entasse dans des bureaux trop petits. « Les bénéficiaires entendent nos collègues parler au téléphone, on est tous très proches les uns des autres », souligne Ines. « On a eu des excréments de rats derrière notre frigo », se rappelle aussi Inès, avant d’évoquer les cafards qui se baladent dans les bureaux.
Malgré un poste que tous jugent essentiel et enrichissant, leurs conditions de travail ne permettent pas de remplir leur rôle comme elles le voudraient. Après plusieurs années en sous-effectif avec un turn-over permanent, la petite équipe de cinq personnes a finalement réussi à décrocher des embauches fin 2022. Aujourd’hui à 15 employés, le compte n’y est toujours pas : « on n’est toujours pas assez pour gérer les 70 agences. Pour faire des économies, ONELA nous a campés dans 65 mètres carrés pour faire l’astreinte de toute la France », s’indigne Bridgette.
Mais la question des salaires est aussi au centre des revendications. Face à une mission difficile qui requiert patience, sang-froid et responsabilités, il est loin d’être à la hauteur. Selon les grévistes : entre 12 et 13 euros brut de l’heure. Marisa, après douze ans de boite, n’a vu son salaire augmenter que de quelques pourcents annuellement, au gré de l’inflation. « On demande 17 euros bruts de l’heure, même si on n’obtient pas ça, on veut quelque chose de décent », explique-t-elle. Lors d’une réunion de conciliation début mars, la direction d’ONELA a proposé une augmentation de 1,13%, soit 13 centimes de plus par heure, une proposition jugée insultante par les grévistes. La prime COVID, promise à l’équipe d’astreinte depuis 2020, n’a jamais été versée non plus.
Une lutte syndicale qui s’implante dans un secteur peu enclin à la grève
Beaucoup ici vivent leur première grève : « On est beaucoup d’étudiants, de femmes, de personnes racisées ou d’étrangers », détaille Bridgette. Quand on a un problème, on essaie de le résoudre, voilà pourquoi on s’est mis en grève. Je ne vois pas pourquoi je devrais partir alors que des choses devraient être améliorées », poursuit-elle. « Beaucoup de nos collègues sont partis par le passé, enchaîne Marisa. On devrait partir alors que nos conditions de travail doivent être améliorées ! Ça suffit que ce soit toujours les mêmes qui aillent chercher du travail ailleurs alors que le problème, il vient de la direction. On ne va pas se battre seulement pour nous, mais aussi pour les auxiliaires de vie, nos collègues en agence, pour toutes les personnes qui n’ont pas la possibilité de s’exprimer ».
Si cette grève détonne, c’est qu’elle s’est lancée sans syndicat, par des travailleurs et des travailleuses précaires, dans un secteur peu habitué au combat syndical. La CGT a d’ailleurs rejoint le mouvement il y a dix jours, pour apporter des conseils lors des négociations et pour accompagner la stratégie de lutte. Stephane Fustec, représentant de la fédération CGT Commerce et service dont fait partie le secteur de l’aide à domicile : « C’est un secteur qui maltraite les salariés de façon institutionnelle », pointe-t-il. Il reste agréablement surpris par l’émergence d’une lutte dans un service d’astreinte : « D’habitude ce sont plutôt les intervenantes à domicile qui se mobilisent, je découvre une nouvelle réalité du travail administratif avec cette pression et ses contraintes d’horaires. On n’est pas en contact avec ces salariés d’habitude », poursuit-il.
Secteur sous-syndicalisé et assez récent, l’aide à domicile lucrative a émergé avec la loi Borloo de 2005. En ouvrant ce secteur aux entreprises privées lucratives, alors qu’il était traditionnellement administré par les services publics ou des associations non lucratives, la loi de 2005 promettait de dynamiser le secteur et de créer 500 000 emplois. « Des emplois qu’on attend toujours, et surtout, quels types d’emplois ? Si c’est des emplois précaires et mal payés, usants, il faut arrêter ça », fustige le syndicaliste. Deux ans après le scandale Orpéa, qui a révélé les conséquences dramatiques de la privatisation des EHPAD sur le bien-être des bénéficiaires, les grévistes d’ONELA rappellent que l’aide à domicile privée n’est pas à l’abri des logiques de rentabilités dévastatrices.
Les négociations continuent, la grève aussi
Avec la CGT, les grévistes espèrent maintenant relancer une section syndicale et pourquoi pas, étendre la lutte aux auxiliaires de vie du groupe. Après neuf négociations infructueuses avec le dirigeant d’ONELA, un médiateur a été nommé pour poursuivre les discussions. « Dans la continuité de sa politique de dialogue social, ONELA a sollicité une médiation auprès du Centre de Médiation et d’Arbitrage de Paris (CMAP) qui a désigné un médiateur certifié et assermenté pour encadrer un échange constructif avec les salariés concernés. Une première réunion aura lieu dès la semaine prochaine », écrit Laurent Ostrowsky, le directeur général d’ONELA.
En attendant, la grève se poursuit, et les salariés ont bien l’intention de ne rien lâcher. « On voit bien qu’ils n’y arrivent pas sans nous. On a commencé à faire le tour des agences d’Île-de-France. Si je pouvais, j’irais dans toutes les agences de France ! », s’exclame Bridgette.
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