Carrefour

Carrefour : face à la grande distribution, des précaires défendent l’autoréduction


Tout au long de la semaine ont lieu des actions de soutien aux deux personnes actuellement poursuivies par le groupe Carrefour pour avoir participé à des opérations d’autoréduction. Ce mercredi, plusieurs activistes se sont donnés rendez-vous devant un Carrefour à Montreuil (Seine-Saint-Denis) pour défendre cette pratique collective face à la précarité. 

 

Ils sont une vingtaine à entrer dans le Carrefour d’un centre commercial au coeur de Montreuil (Seine-Saint-Denis), sous l’oeil des vigiles et de quelques policiers bien informés. Les activistes ont à peine le temps de sortir quelques tracts et d’entamer un chant devant les caisses du magasin : un responsable de la sécurité leur tombe dessus. L’homme est habillé en civil, mais porte un brassard orange « police ». « Soit vous sortez, soit vous allez en garde à vue tout de suite », menace l’homme, mandaté par la direction du magasin. Quatre policiers fondent aussi sur le groupe. « Cela fait plus d’un an qu’on essaie de parler à Bompard [Alexandre Bompard, PDG du groupe Carrefour, ndlr], pourquoi le directeur du magasin ne vient pas lui-même nous voir ? » se désespère une activiste.

Sous la contrainte, le groupe sort du magasin. Dans le hall, les activistes déploient une banderole, lâchent quelques ballons, entament leurs chansons. « À bas, à bas, la grande distribution ! On veut, on veut, la redistribution ! ». Une jeune femme passe, lève le poing : « vous avez raison ! » Derrière elle, une barrière humaine de vigiles, de policiers et de gros bras de la sécurité non identifiés, bloque complètement l’entrée du Carrefour.

« C’est un peu délirant que Carrefour réquisitionne la police pour du tractage », soupire Rémi, la quarantaine, le visage souriant. L’homme a déjà participé, en mars, à la première semaine d’actions qui avait eu lieu contre Carrefour en soutien à deux personnes poursuivies par le groupe privé. Depuis, un mot d’ordre circule sur les réseaux sociaux : #CarrefourRetireTaPlainte.

 

Pratique collective VS « vol en réunion »

 

L’histoire de cette plainte remonte au 30 janvier 2021. Après presque un an de confinement, des dizaines de personnes précaires, impliquées dans des collectifs de solidarité, ont mené ce jour-là la première opération d’autoréduction dans un Carrefour Market à Paris. Objectif : obtenir des produits alimentaires et hygiéniques de première nécessité, pour leurs cantines et distributions solidaires. « À force de faire des collectes devant les supermarchés, on en a eu marre de se contenter des miettes », retrace Mafalda*, la voix calme, un bonnet rose sur les oreilles.« Les gens faisaient de moins en moins de dons. Un jour, un responsable de magasin nous a appelé pour que l’on vienne faire une collecte devant chez lui. On a compris à quel point cela arrangeait les grandes enseignes que les clients achètent davantage pour nous donner… »

D’où le choix de l’autoréduction. Cette pratique collective anticapitaliste a une histoire. Elle émerge dans les années 70, en Italie, avec des grèves de loyers successives. Transports en commun, factures d’énergies, loyers ou encore produits alimentaires sont la cible de ce moyen d’action visant à obtenir la réduction ou la gratuité des biens de première nécessité. « On avait la volonté de dépasser la relation de charité, pour aller vers des formes de solidarité plus offensives. L’idée c’est de dire : vous y avez droit. Participez ! », soutient ainsi Rémi.

En janvier 2021, après une heure de blocage des caisses et de négociations avec la direction du magasin, les militants avaient réussi à faire sortir des caddies de marchandises. Mais deux personnes avaient été contrôlées à la sortie, puis poursuivies par le groupe Carrefour en tant que responsables de l’action, « malgré son engagement à ne pas porter plainte », déplorent les organisateurs de l’action dans un communiqué.

De son côté, le groupe Carrefour a une toute autre vision de ce type d’actions. « Le directeur du magasin a évidemment saisi la justice car il s’agissait d’un évident vol en réunion. Carrefour a subi un préjudice financier s’élevant à plus de 16 000 euros de produits sortis du magasin sans avoir été payés », nous écrit le groupe, à propos de l’action de janvier 2021. « À cela s’ajoute la violence de l’opération à l’encontre de nos collaborateurs et de nos clients, sans parler de la perte d’exploitation engendrée par la fermeture du magasin pendant trois heures », ajoute-t-il.

 

« Faire jurisprudence »

 

Lors du procès en première instance, l’un des deux inculpés avait justifié à la barre : « Les profits de Carrefour sur cette période sont indécents comparés à cette hausse de la précarité et des inégalités en France. Cette action, c’était leur demander collectivement une participation minimale infime. Elle me semble tout à fait légitime », rapportent nos confrères de Basta! présents à l’audience. En 2020, Carrefour réalisait 78 milliards de chiffres d’affaires. En 2021, dans le contexte de la crise sanitaire, son bénéfice net a augmenté de 40 %.

Mais le tribunal a retenu le qualificatif de vol en réunion. Le 18 novembre 2021, les deux militants ont été condamnés à verser au groupe Carrefour près de 38 000 euros. « C’est indécent de demander autant d’argent à des personnes précaires », fulmine aujourd’hui Margot*, « alors qu’avec l’inflation “galopante”, comme on dit, on galère à s’acheter de la nourriture ». Elle se tient aux côtés d’une autre jeune femme, Julie*. Toutes deux soutiennent, de leur présence discrète, l’action de ce jour à Montreuil. La procédure en cours « montre que les institutions judiciaires valident ce genre d’actions des entreprises privées. Alors qu’il s’agit juste de subvenir à ses besoins… », abonde Julie.

Depuis, les deux militants inculpés ont fait appel. On ne connaît pas encore la date de ce second procès. En attendant, leurs soutiens espèrent peser, avec ces semaines d’actions, en faveur de la relaxe. « On voudrait faire jurisprudence », conclut Mafalda. Et par là, « défendre la pratique de l’autoréduction pour accéder aux produits de première nécessité en temps de crise, quand on ne peut pas faire autrement. Surtout qu’en ce moment, la crise, c’est tout le temps… »

 

*Les prénoms ont été modifiés afin de préserver l’anonymat des interlocuteurs

Crédit photo : collectif Carrefour Retire Ta Plainte