Les manifestations, les blocages et les tractages se succèdent pour les militants de l’intersyndicale de la Somme. Mais même après trois mois de lutte contre la réforme des retraites, il n’est toujours pas question de laisser la lassitude gagner. Reportage dans la Somme.
« Oui, je prends le soleil, la vitamine D ça fait du bien. Avant, je travaillais de nuit, je ne le voyais jamais », lâche Saïd* avec un sourire qui ferait presque oublier qu’il est agent de sécurité. Voilà deux heures qu’il attend, planté devant 107 000 mètres carrés d’entrepôt Amazon, à Boves (banlieue d’Amiens). Sa journée en fait 12. Alors, quand il attrape quelqu’un avec qui causer un peu, c’est précieux. Ça atténue le facteur de pénibilité numéro 1 dans son métier, loin devant le froid et le mal de dos : l’ennui. « Avec cette manifestation, ils ont renforcé la sécurité et au lieu de faire des rondes, on reste sur place », constate-t-il.
Sur les trois ronds-points adjacents, une centaine de militants syndicaux ont barré les routes avec des palettes et des pneus. Les quelques routiers qui n’avaient pas été prévenus du blocage se sont garés où ils peuvent et attendent. Certains sont assoupis sur leur tableau de bord. Ce mardi 4 avril, depuis 6 heures du matin, plus rien ne rentre ni ne sort du BVA1, un des plus gros entrepôts Amazon de France. « La direction a anticipé notre action, et a dû reporter les livraisons. C’est pour ça qu’on ne voit pas affluer autant de camions que d’habitude. Mais les commandes vont prendre du retard, ça joue sur la satisfaction client et ça pèse sur la boîte », explique Julie Damagnez, salariée d’Amazon Boves et adhérente à la CFDT.
Blocages et autres actions, manifestations en ville, tractages, réunions, dans la Somme, comme dans de nombreux départements, les militants syndicaux ne comptent plus leurs heures depuis bientôt 3 mois. « Avec toutes les actions menées en semaine, on doit en être à la 15e ou 16e journée de grève », tente de calculer Laure, cégétiste.
Habitude sans lassitude
À quelques mètres du barrage, Jean, ancien chauffeur routier au dos cassé, badges CGT et Picardie Debout – le parti de François Ruffin – attachés au blouson, s’est installé sur sa chaise pliante. Fabien et Mickaël, respectivement salariés dans la chimie et les mutuelles, discutent à bâtons rompus. Ils n’oublient pas de faire quelques pas quand le vent tourne et que la fumée leur monte au visage. Ces derniers temps, faire cramer des pneus est devenu une habitude. Quitte à provoquer une lassitude ?
« Je pense qu’on va gagner, assume Vincent Choquet, secrétaire général du syndicat Sud de la Métropole d’Amiens. Les gens ont compris que la réforme était injuste, qu’il y avait d’autres moyens de financer le système des retraites. Là, ce sont toujours les mêmes qui paient : les travailleurs. On ne demande jamais rien au patronat. Tout le monde se rend compte que le gouvernement nous prend pour des idiots. Même si la réforme passe, elle sera retirée aux prochaines présidentielles et ce sera grâce à notre mobilisation. »
Le salarié de la fonction publique territoriale a des raisons d’y croire. Le 23 mars, après deux mois de mobilisation, Amiens a vécu la plus grosse journée de manifestation jamais organisée dans la ville de mémoire de militants. « On a dit qu’on était 20 000, mais c’est parce qu’au-delà, on ne sait plus compter. On était sûrement plus », confiait alors Kévin Crépin, secrétaire général de l’union départementale CGT de la Somme. De quoi ragaillardir les militants les plus épuisés.
« Obligée d’y croire »
Il serait faux de dire que ces 2 mois et demi de mobilisation n’ont pas laissé de trace chez les militants. Laure propose une comparaison éloquente :
« Le mouvement ? C’est comme une relation toxique dans laquelle on a trop investi pour pouvoir l’arrêter. Est-ce qu’on va gagner ? Oui, je crois, parce que je n’ai pas le choix. La surdité et le mépris du gouvernement m’y obligent. À chaque réforme des retraites, on nous promet que c’est la dernière, Éric Woerth nous avait déjà fait le coup avec les 62 ans. C’est faux, c’est le démantèlement de notre système de retraites qui est visé. On ne peut pas perdre un conquis social – attention n’écris pas “acquis” – aussi important. Cette fois, on va les stopper. »
Bien plus que la lassitude, le manque d’argent est souvent un frein à la mobilisation. « Ici, la plupart des gens sont au SMIC, continue Laure. Quand tu te retrouves en fin de mois avec des paies à 400 €, forcément ça fait mal. On a beau avoir des caisses de grève, elles ne remboursent pas tout ». Surtout, les militants notent la difficulté à faire rentrer des forces vives dans le mouvement. « C’est difficile de convaincre les collègues de faire grève. Dans le privé, ils ne voient pas forcément le rapport entre la grève dans leur entreprise et la lutte contre la réforme qui se joue à l’échelle nationale », analyse Fabien, délégué syndical chez S.A Roquette.
Les syndicalistes d’Amazon Boves en savent quelque chose : le 17 mars, l’intersyndicale bloquait une première fois les entrées du BVA1. Contre la réforme des retraites, bien sûr, mais également pour soutenir les salariés, qui étaient alors en pleine négociation annuelle obligatoire (NAO) et exigeaient des augmentations de salaire à hauteur de l’inflation. « Ce jour-là, on a eu a minima 160 grévistes, sur un peu plus de 1000 salariés », avance Christopher Gay, délégué syndical CFDT sur le site d’Amazon Boves. « C’est conséquent pour une boîte où les salariés restent en moyenne deux ans, ne se connaissent pas et sont sous la pression constante des ressources humaines », complète Gwenaël Lefebvre, son homologue de la CGT. Mais pour les retraites, rien de comparable, les salariés sont peu nombreux à faire grève lors des journées d’appel intersyndical.
Ténacité
On n’a pas la présence d’esprit de demander à Saïd, l’agent de sécurité d’Amazon, ce qu’il pense de l’action intersyndicale du jour, mais il nous le dit quand même. « Ils ont raison de bloquer pour notre retraite, je suis d’accord avec eux. On est tous salariés, on est tous dans la même galère. » Pourtant, il rejette très vite l’idée de se mettre lui-même en grève. Dans sa boîte de sécurité, qui sous-traite ses salariés aux plus offrants et où les syndicats sont inexistants, le mot de grève n’est jamais prononcé. C’est d’ailleurs l’une des faiblesses du mouvement depuis ses débuts : il emporte largement l’opinion des travailleurs, mais peine à les maintenir dans la grève.
« Il faut aussi voir que les patrons font tout pour décourager les grévistes. » Fabien sort son téléphone pour nous montrer un mail. « Dans ma boîte, la direction nous culpabilise. Ah, c’est subtil, mais il faut voir la date : en plein mois de mars, un mail pour nous rappeler que “malgré le contexte particulier” il ne faut pas oublier que notre production sert à fabriquer des médicaments. Sous-entendu : en faisant grève, on menace des vies. Forcément, ce genre de message joue sur l’état d’esprit des salariés. »
Malgré tout, après 3 mois de mobilisation, deux millions de personnes arpenteront encore les rues de 270 lieux de manifestation le 6 avril. Le mouvement n’est pas à bout de souffle et les militants sont plus tenaces que jamais.
*Prénom modifié à la demande de l’intéressé.
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