Favoriser la concurrence entre les entreprises qui exploitent le réseau de transports en commun lyonnais, sans léser les salariés. Telle est la promesse de la majorité écologiste de la métropole de Lyon. « Foutaises » répondent en cœur les syndicats, lors d’une grève massive le 9 février. A Lyon, la bataille pour l’avenir des transports en commun ne fait que commencer.
L’odeur du barbecue embaume la cour intérieure du siège de Keolis Lyon, où près de 200 salariés sont réunis. Face au bâtiment vitré, les merguez cuisent, on décapsule quelques bières et on retrouve ses collègues grévistes. Ils sont particulièrement nombreux ce 9 février.
« Il y a 1100 conducteurs en grève aujourd’hui, c’est énorme », assure Thierry Pécoud, secrétaire général CGT des transports en commun lyonnais (TCL), syndicat majoritaire. Sur un nombre total de 2700 conducteurs, le taux de gréviste avoisine donc les 40%. « Il ne faut pas compter comme ça ! », corrige le cégétiste. « Les 2700 conducteurs ne travaillaient pas tous aujourd’hui. Or si on ne compte que ceux qui étaient censés travailler on approche des 70% de grévistes », continue-t-il. De son côté, la direction de Kéolis annonce 25% de grévistes tous métiers confondus. Quels que soient les chiffres, le pouvoir de blocage du mouvement du jour est bien réel, empêchant de nombreuses lignes de bus, mais aussi de métro et de tramway de fonctionner.
« Si on est là aujourd’hui c’est pour s’opposer à l’ouverture à la concurrence des TCL », synthétise Mohssein. Conducteur de bus depuis 10 ans, il est employé par la société Keolis, qui exploite le réseau TCL. Mais celle-ci pourrait bien perdre en partie le marché des transports en commun qu’elle détient depuis 1993, et Mohssein être transféré à un nouvel employeur.
En effet, tous les 6 ans, le Sytral (syndicat mixte des transports pour le Rhône et l’agglomération lyonnaise), qui gère de nombreux réseaux de transports communs à Lyon et dans le Rhône, lance un appel d’offre pour déterminer quelle entreprise emportera le marché des transports en commun lyonnais (TCL). Or depuis près de 30 ans, c’est Keolis, société de transport public franco-québécoise, détenue à 70 % par la SNCF et à 30 % par la Caisse de dépôt et placement du Québec, qui gagne.
La concurrence à marche forcée
« Si c’est toujours Keolis qui l’emporte, ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas d’ouverture à la concurrence, précise Alain Auroy, secrétaire général CFDT chez Keolis Lyon, mais parce qu’aucune autre entreprise n’a fait d’offre. »
En 2016, Transdev et RATP Développement ont renoncé à présenter une offre pour le marché du réseau TCL « en raison d’un manque d’ouverture du marché, principalement l’absence d’allotissement », rappelle un rapport de la Cour régionale des Comptes publié en 2019.
L’allotissement ? C’est le fait de diviser le marché des TCL en différents lots (exemple : le métro d’un côté, le bus et le tramway de l’autre). Ainsi divisés ces lots pourraient être exploités par des entreprises différentes. « L’allotissement est en effet perçu comme un facteur limitatif de risque pour les nouveaux entrants », continue la Cour des Comptes. En clair : le marché des TCL, avec ses lignes de bus, de tramway, de métro et ses plus de 4500 salariés est trop gros et trop risqué pour intéresser les entreprises. D’où le succès, par défaut, de Kéolis. En le découpant en plusieurs lot, le Sytral espère recevoir d’autres candidatures.
Ainsi, lors de son prochain conseil d’administration, le 10 mars, le Sytral devrait voter l’entrée en vigueur de cet allotissement en deux gros lots : l’un destiné aux transports lourds (métro, tram Rhône Express) et l’autre aux bus, rapporte la Tribune de Lyon. Mi-2024, lorsque le dernier contrat signé avec Keolis arrivera à échéance, les entreprises qui brigueront la délégation de service public pourront faire des offres pour exploiter des lots et non plus la totalité du réseau TCL.
Pourquoi une telle volonté de mise en concurrence des entreprises ? Essentiellement pour des questions de réduction de coût. « Une étude du SYTRAL du 4 mars 2015, réalisée à la suite de la réception de la seule offre de Keolis, a ainsi évalué qu’un allotissement permettrait une économie d’exploitation de l’ordre de 5 %, soit 120 M€ pour la durée de la DSP (NDLR : délégation de service public) », détaille le rapport de la Cour régionale des Comptes. Il souligne également que la concurrence permettrait de sortir de la dépendance vis-à-vis de Kéolis.
Un projet qui menace les salariés
Pour les syndicats des TCL CGT, FO, UNSA et CFDT qui appellent à la grève ce mercredi 9 février, l’allotissement est une bien mauvaise nouvelle. « Ne soyons pas dupes, la finalité de cette démarche se traduira indéniablement par des reculs sociaux (…) par des surcoûts pour les citoyens et par une dégradation des conditions de transport pour les voyageurs », résume l’intersyndicale dans un communiqué.
De fait, en découpant l’entreprise en plusieurs lots, les 4500 salariés actuellement embauchés par Keolis pourraient perdre un certain nombre de conquis sociaux. « La première des craintes c’est que des employés perdent tout simplement leur travail. Quand on transfère des salariés d’une entreprise à une autre, il y a parfois, malgré les contrats de reprise signés, des salariés que l’entreprise repreneuse ne réintègre pas », prévient Alain Auroy, de la CFDT, fort de son expérience de conseiller prud’homme.
Ces actuels salariés de Kéolis pourraient également perdre leurs acquis non conventionnels comme le 13ème mois, diverses primes, la grille d’ancienneté et autres. La casse d’un collectif de travail fort de près de 4500 salariés entraînerait également d’autres inconvénients : les salariés perdraient l’accès à un comité d’entreprise massif et les tarifs avantageux d’une mutuelle toute aussi importante. « Sans compter que ça va être plus facile de rogner sur les acquis des salariés une fois qu’ils seront isolés chacun dans une boîte », souligne Jérôme Fournel, délégué syndical FO TCL.
Enfin, autre changement d’importance, la mobilité entre les métiers, aujourd’hui permise par le fait qu’une seule entreprise gère l’entièreté du réseau TCL, ne semble plus être envisageable. « Au bout de 10 ans, certains en ont marre de conduire des bus, alors ils peuvent aller conduire un métro ou un tramway. C’est important de se dire qu’on n’est pas bloqués dans un métier qui ne nous satisfait plus et qu’on peut changer », continue Jérôme Fournel de FO TCL.
La mise en concurrence entre les entreprises de transports a déjà conduit, en France, à l’abaissement des salaires et des conditions de travail. L’entreprise Transdev, gestionnaire du réseau de bus du Grand Melun (77), qui souhaitait renégocier à la baisse les salaires de ses employés dans le cadre d’une réponse à appel d’offre, a ainsi été confrontée à de longues grèves (documentées par Rapports de Force) à l’automne 2021. « Dans une entreprise où 80% à 90% du budget est consacré à payer des salaires, on sait bien que ce sont ces salaires qui seront les premières cibles lorsqu’il s’agira de baisser les coûts pour remporter des appels d’offres », conclut Alain Auroy.
Pacte social ou contre-feu ?
Les écologistes lyonnais le reconnaissent eux-mêmes : la concurrence n’a pas toujours donné que du bon. C’est pourquoi ils proposent une parade. « Alerté par les exemples des villes françaises ou européennes dans lesquelles la concurrence effrénée a généré des situations de recul sur les acquis sociaux, le Sytral entend proposer une réponse à la hauteur des enjeux : un socle social qui garantira à tous les salariés la continuité de tous leurs acquis et droits sociaux », résume le Sytral dans un communiqué.
Que contient concrètement ce « pacte social » ? Pour l’heure les annonces restent floues mais Bruno Bernard, président de la métropole, explique qu’il s’agirait d’inscrire dans le cahier des charges des entreprises amenées à reprendre des lots du réseau TCL, la conservation des acquis sociaux et salariaux. L’écologiste se veut clair : pas touche au comité d’entreprise, ni à la mutuelle, ni même à la possibilité de changer de métier.
Pour les syndicats, toutes ces annonces, non formalisées dans un document définitif puisque le « pacte social » devrait être établi « au printemps », sont trop belles pour être vraies. « Pour rester poli, je dirais qu’on cherche à nous endormir », estime Alain Auroy de la CFDT. « Imaginons qu’un tel pacte soit passé, combien de temps cela durera-t-il ? Que se passera-t-il après le mandat des écolos ? L’allotissement, lui, restera », continue le syndicaliste. « Vous avez déjà vu ça, vous, de la mobilité entre des entreprises différentes ? On n’est pas naïf et on ne négocie pas le poids des chaînes : nous sommes fermement opposés à tout projet d’allotissement », appuie Thierry Pécoud de la CGT. « Le coût d’une mutuelle est basé sur le nombre de salariés qui y contribuent, plus l’entreprise est petite, moins les coûts sont avantageux, je ne vois pas comment le Sytral peut empêcher cela », assure Jérôme Fourel de FO. « Tous ces points sont en discussion », nous informe le Sytral, sans donner de précision. Reçus le 9 février à 16h par les élus, les syndicats s’estiment déçus par le dialogue engagé et annoncent des journées de mobilisation à venir.
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