perte de sens

Services publics : les agents malmenés par la perte de sens et la souffrance au travail


 

[Première partie] Ils et elles sont facteurs, personnels hospitaliers, cheminots ou enseignants. Un trait commun : les missions changent, les moyens manquent et le travail perd de son sens. Entre le manque de reconnaissance et les réorganisations permanentes, la souffrance au travail s’installe. Le projet de réforme de la fonction publique du gouvernement ne devrait pas inverser la tendance, au contraire. Le 22 mai, nombre d’entre eux seront en grève.

 

« Nous sommes détournés de notre but premier qui est d’être en relation avec les patients », constate Jérôme, infirmier à Angoulême. « Nous devons être de plus en plus sur un ordinateur à coter des actes ou être des managers d’équipe. » Ces nouvelles activités sont mal vécues par une partie du personnel soignant. Les agents, qu’ils travaillent à l’hôpital ou dans d’autres services publics, partagent le sentiment d’être éloignés de leurs missions, celles les ayant conduits à choisir leur métier.

« Si tu remplis tous les papiers réclamés par l’administration et que tu changes de programme à chaque fois qu’on te le demande, tu as une telle quantité de travail que cela te détourne de ta mission d’origine », affirme Fabienne. Institutrice depuis une vingtaine d’années, elle observe qu’une partie de ses collègues sont débordés par les tâches administratives. À La Poste, outre la transformation des bureaux accueillant du public en boutiques à tout vendre, la distribution du courrier semble devenir secondaire pour l’opérateur postal. Pour les facteurs, cap sur la vente et les nouveaux services.

 

Mission de services rentables

 

« Demander à tout le monde sur la tournée : Vous ne voulez pas m’acheter des timbres ?. C’est quelque chose qui me rend mal à l’aise », avoue Robert. Facteur depuis 1986 il n’est pas davantage convaincu par les nouveaux services proposés par La Poste. « Tous les jours, il y a un nouveau truc à faire, installer une tablette chez une personne âgée ou faire une prestation Veiller sur mes parents. Mais ils ne prennent pas le temps de nous expliquer, c’est fait à l’arrache. » Loin de donner du sens à son travail, Robert peine à adhérer à ces changements. « Les personnes âgées sont une vache à lait », regrette-t-il. Aux antipodes d’un esprit tourné vers le service rendu au public d’un métier qu’il aime encore.

Même son de cloche pour Mehdi qui ne trouve encore du sens à son métier de facteur que « dehors, au contact des gens ». Soit, une fraction de sa journée de travail, composée pour moitié de travaux préparatoires au sein de son établissement. Pour lui, entré à La Poste à l’occasion d’un des derniers recrutements de fonctionnaires en 2001, la perte de sens n’a jamais été aussi présente. En cause, une entreprise publique tournée vers une logique de rentabilité. Une logique également à l’œuvre dans la santé. « Le soin doit être rentable », se désole Jérôme, se basant sur son expérience à l’hôpital d’Angoulême et son engagement syndical. Cette question de la finalité du travail est aussi présente dans d’autres services publics.

« Nous amenons des générations d’élèves dans le mur », s’exclame Souria, professeur de français-histoire en lycée professionnel. « Aujourd’hui, l’objectif n’est pas de rendre les élèves responsables, autonomes et citoyens, contrairement à ce que disent les textes, mais de les garder en cours. Il faut qu’ils soient quelque part, qu’ils soient scolarisés. » Selon elle, le reste, « tout le monde s’en fout ». Exemple à l’appui : « Une fois, il nous a été demandé de remplacer un professeur de mathématique, absent pendant trois semaines. À l’objection de la matière que nous ne connaissions pas, il nous a été rétorqué : “ce n’est pas grave, faites autre chose” ».

« Nous formons des gamins qui n’ont pas le niveau sans moyens supplémentaires pour palier à cette réalité », dénonce Souria, qui rappelle que les élèves ont perdu plus de 600 heures d’apprentissage du français au cours de leur scolarité par rapport à il y a vingt ans. Résultat, le niveau s’effondre et des jeunes arrivent en terminale sans maîtriser la lecture et l’écriture, livre-t-elle. « Un électricien ou un vendeur qui ne sait pas lire, c’est un sérieux problème. Ils sortent avec le diplôme, mais sont incapables de bosser », assure-t-elle, pointant un système qui « donne » artificiellement le baccalauréat pour atteindre l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au diplôme. « Où est le rôle de l’enseignant, au-delà de conserver les élèves trois ans en cours », s’insurge-t-elle.

 

Manque de moyens : à l’impossible, nul ne résiste

 

« Ce qui affecte vraiment les gens, c’est qu’ils ne peuvent pas faire leur travail », explique Nathalie, décrivant des collègues supportant plus facilement la pénibilité de leurs conditions de travail, quand elles ne touchent pas les patients. L’infirmière lyonnaise dépeint des services où tout manque : matériel comme personnel de soin. Même des draps propres pour changer le lit d’un malade viennent à faire défaut, raconte-t-elle. Dans les services d’urgence à Lyon, la situation est critique et les brancards encombrent les couloirs. Une réalité qui touche de nombreux services, comme à Tours où le personnel est sous le choc après le décès de deux personnes âgées dans les couloirs des urgences, faute de soins, la semaine dernière.

« Les soignants les plus touchés, parmi le personnel, sont ceux prêts à donner de leur personne, à faire des heures supplémentaires, à revenir sur leurs congés. » L’hôpital ne tient qu’avec ces agents faisant preuve de bonne composition, affirme Nathalie. Si elle veut bien admettre l’existence de problèmes d’organisation ici ou là, elle constate que toutes les réorganisations ferment des lits ou regroupent des services en supprimant encore des postes. À l’opposé, pour elle, de ce qu’il faudrait faire pour améliorer la situation. De suppression en suppression, l’infirmière décrit l’impression que leur situation n’est jamais prise en considération. Avec pour corollaire, le fatalisme qui s’installe et des collègues qui fuient l’hôpital. Même si parfois, un sursaut débouche sur une lutte revendicative dans tel ou tel service.

Le manque de moyens est un fil conducteur pour l’ensemble des services publics. « Nous bouchons les trous », soutient Mehdi pour qualifier la gestion des effectifs sous tension à La Poste. « Sur une tournée non faite, une partie des rues sont distribuées en heures supplémentaires l’après-midi. Sur les statistiques, elle est inscrite comme faites », explique le fonctionnaire. « Cela fait 150 ans que La Poste distribue du courrier, et là, c’est du bricolage », se désespère Robert. L’opérateur public a supprimé 80 000 emplois en quinze ans. Dans les maisons de retraite, le chiffre d’au moins 100 000 postes manquants est avancé par les professionnels du secteur. Avec pour conséquence, là aussi, des restrictions sur tout : rationnement des douches, économie de bouts de chandelle sur les repas, toilettes effectuées en quelques minutes. Les résidents en pâtissent et les agents en souffrent.

 

Désorganisation à tous les étages

 

« Parfois, des trains sont supprimés sans que l’on sache ni pourquoi, ni par qui, alors qu’il y a le conducteur, le contrôleur et l’engin », s’agace Johan, conducteur à la SNCF. Il dénonce des situations ubuesques où, « quand nous faisons notre métier avec conscience professionnelle, nous nous faisons engueuler parce que nous ne respectons pas les règles qui nous sont imposées aujourd’hui. » La SNCF s’est engagée, depuis quelques années, dans des réorganisations multiples de ses services afin de faire des gains de productivité. Le tout en bousculant les organisations de travail des cheminots qui disent ne plus s’y retrouver. « La conscience professionnelle s’en va peu à peu. Nous en arrivons à faire le minimum », constate Johan.

Mais les cheminots ne sont pas les seuls à être déboussolés par les changements incessants. « Aujourd’hui, il n’y a pas grand-chose qui fonctionne, les commandes de matériel ne sont pas faites ou sont faites deux fois, il n’y a pas de suivi », regrette Robert un peu découragé. « Tu n’as pas d’avis de passage avant de partir en tournée, tu attends et tu ne sais rien », donne-t-il en exemple pour expliquer le quotidien des facteurs. Depuis une dizaine d’années, chaque bureau de poste est réorganisé tous les deux ans pour procéder à des gains de productivité. Ce qui fait dire à Robert : « le courrier, ils [la direction] s’en foutent ». Un avis que partage Mehdi, pour qui La Poste « prend des marchés, mais ne se donne pas les moyens. C’est du court terme, il n’y a pas de vision à long terme ».

« C’était un plaisir de venir travailler, maintenant c’est pour la paye », avoue Robert. Mehdi, son collègue, décrit volontiers « un délitement du service public postal ». Peu optimiste pour l’avenir, il annonce : « nous sentons qu’on bazarde la distribution du courrier au bénéfice du bancaire et du colis ». En attendant, il constate la disparition d’une « cohésion de bureau, la perte des repères et de l’implication au travail ». Avec pour résultats : malaise et frustration. Un sentiment partagé par Jérôme à l’hôpital d’Angoulême. « Nous avons l’impression de faire du mauvais travail. » Il pointe une désorganisation : « la notion d’équipe de soin est en train d’exploser, d’être clivée. Le travail est saucissonné et morcelé ».

Le manque de visibilité pour l’avenir des services publics est un autre élément du malaise des agents. « Notre métier est amené à disparaître, comme la sidérurgie par le passé » professe Mehdi pour la distribution du courrier. À 48 ans, il affirme préférer ne pas se projeter pour éviter de se créer du stress. Du malaise au mal-être, il n’y a qu’un pas, que franchit Souria, expliquant voir de plus en plus de ses collègues en souffrance dans les lycées professionnels. Les burn-out, liés à la perte du sens du travail, se multiplient, assure-t-elle. Les incertitudes sur le futur de l’enseignement professionnel avec la réforme de la formation et de l’apprentissage n’arrangent rien. Un nouveau mot a même été inventé pour les nommer : le brown out.

 

Partie deux : Manifestation du 22 mai : la fonction publique sens dessus dessous