Fichage racial chez Adecco : « Pourquoi on n’a pas été traité comme les autres ? »


L’affaire du fichage racial chez Adecco aurait pu se conclure ce jeudi 28 septembre. Or, dans ce dossier instruit depuis 22 ans, rien ne se règle rapidement. Six heures d’audiences n’auront pas suffi à exposer l’ensemble des arguments pour déterminer la culpabilité ou non de l’entreprise Adecco, accusée de discrimination à l’embauche et de fichage ethnique.

 

Sur la table des avocats des parties civile, une immense pile de dossiers entassés les uns sur les autres témoignent de la complexité et de la l’envergure de cette affaire. Entre 1997 et 2001, plus de 500 intérimaires auraient été fichés selon des critères raciaux, afin de les écarter de certains contrats d’intérims. 15 d’entre eux se sont portés partie civile dans ce procès qui oppose les associations SOS racisme et la Maison des potes à Adecco France et deux anciens cadres de l’agence Adecco Montparnasse. Tous les prévenus ont plaidé non coupable. Une affaire de discrimination au travail, qui a éclaté en même temps que se multipliaient les testing en entreprises au début des années 2000, menés notamment par SOS Racisme.

 

Un lanceur d’alerte au cœur de l’affaire

 

Durant ces six heures d’audiences, tout l’enjeu pour la juge aura été de déterminer l’usage qui a été fait de cette fameuse catégorie, nommée PR4, accolée aux noms de plus de 500 personnes non blanches dans la liste des 1600 intérimaires d’Adecco.

À la barre, Gerald Roffat, stagiaire chez Adecco au moment des faits, détaille le fonctionnement de l’agence : « Quand je suis arrivé, un autre stagiaire m’a donné des consignes pour monter les dossiers de candidatures. Lorsqu’une personne présentait bien, je devais noter la mention PR1. Si elle paraissait moins bien, PR2. S’il s’agissait d’une personne de couleurs, je devais inscrire l’annotation PR4 », témoigne-t-il devant la juge. Les semaines passent et Gerald Roffat applique ces consignes, dans un malaise grandissant. « Je ne pouvais pas accepter ça, valider mon stage et continuer ma vie comme si je n’avais pas vécu ça ». Il claque la porte de l’entreprise quelques semaines avant la fin de stage, qui ne sera jamais validé, avant d’envoyer un courrier à l’association SOS Racisme pour dénoncer ce système. C’est son témoignage qui sera à l’origine de ces 20 ans de combat judiciaire.

 

Accepter les demandes racistes des clients

 

Ce serait pour répondre aux exigences de leurs clients que l’agence aurait mis en place cette catégorie d’intérimaires non blancs. Entre 1999 et 2001, l’agence Adecco Montparnasse fournissait un important contingent d’intérimaires au groupe Disney, l’un des plus gros clients de l’entreprise.  Dans le dossier d’instruction, une responsable de recrutement alerte sur les exigences racistes de Disney : « Les instructions verbales de Disney étai[en]t de déléguer majoritairement des intérimaires de « type européen du Nord. Ils nous donnaient un quota d’environ 25% de noms à consonance étrangère », écrit-elle. Et lorsque l’agence dépasse ces quotas, la responsable explique avoir reçu des appels d’insultes de Disney, disant « qu’il ne voulaient pas avoir toute la banlieue du 93 dans leurs établissements ».

« Je n’irai pas sur le terrain d’accuser ces messieurs [les deux responsables de l’agence] de racisme, simplement, je pense qu’il y a des clients qui avaient des demandes discriminatoires et que l’agence acceptait pour préserver ses relations », analyse Gerald Roffat à la barre.

 

Pour Adecco, des cas isolés, des erreurs individuelles et une mauvaise organisation

 

La défense d’Adecco a varié pendant l’audience. Parfois, la liste PR4 servait à protéger les intérimaires de ses clients racistes en les écartant, à d’autres moments, elle servait à classer les candidats en fonction de leur présentation, ou bien de leur niveau d’expression orale et écrite. Aux questions répétées de la juge quant à l’intérêt d’une telle liste, aucun des deux responsables de l’agence n’a su apporter de réponse claire. « On a supprimé la mention PR4, car c’était extrêmement confusant, ça a mis un bazar pas possible dans la tête des uns et des autres, c’était un sujet à interprétation », se défend Mathieu Charbon, l’un des responsables de l’agence au moment des faits.

« Pendant tout ce temps, on a recruté énormément de permanents [dans l’agence], qu’on a, à l’évidence, mal formés. C’est pour ça qu’on se retrouve là aujourd’hui.  C’est devenu un gloubi-boulga et tout le monde voulait comprendre ce qu’il voulait comprendre », tente Olivier Poulin, qui a succédé à Mathieu Charbon à la tête de l’agence au milieu des années 2000 et qui affirme n’avoir jamais utilisé de fichier. Durant l’instruction pourtant, il apparaît que 14 employés d’Adecco ont déclaré utiliser la mention « PR4 » pour catégoriser les personnes non blanches. Certains ont expliqué qu’il s’agissait d’une pratique courante et répandue dans cette agence, « j’ai fait comme les autres », a déclaré par exemple une assistante de recrutement. Plusieurs pointent aussi les demandes répétées des clients d’Adecco comme les Galeries Lafayette, l’Imprimerie nationale ou l’entreprise de traiteur Dalloyau « de ne pas leur envoyer des personnes de couleur ».

« Il ne faut pas confondre certaines entreprises avec l’entreprise en elle-même, se justifie Mathieu Charbon. C’est arrivé qu’on ait eu des interlocuteurs qui mettaient leurs opinions personnelles sur le devant de la scène en oubliant qu’ils étaient aussi représentants d’entreprises », poursuit-il.

Plaidant des erreurs « individuelles » et une « dérive dans la perception » du critère PR4,  les deux responsables d’Adecco ont nié toute intention raciste, renvoyant l’accusation à certains de leurs clients. « Si vous êtes raciste dans l’intérim, vous allez vraiment vous faire du mal. Vous avez affaire à des gens de toutes les nationalités, c’était extrêmement cosmopolite », s’est justifié Olivier Poulin, déclenchant quelques soupirs chez les parties civiles.

 

L’audience se poursuivra le 11 janvier 2024

 

Ajourné après six heures d’audience, le procès doit reprendre début janvier 2024, l’occasion d’entendre les plaidoiries des avocats, mais aussi la ligne de défense de l’entreprise Adecco. Ce jeudi, seuls les deux anciens cadres de l’agence de Montparnasse ont été entendus, tandis que le représentant de l’entreprise est resté silencieux. Assa Koulibaly, intérimaire fichée PR4 entre 1999 et 2001 par l’agence, ressort de la salle amère. « Ils nient les faits, je ne suis pas très bien, je ne sais pas quoi dire. Autant qu’ils disent la vérité, qu’il y a eu ce fichier et qu’ils le regrettent », souffle-t-elle.

Samuel Thomas, président de la Maison des potes, évoque une audience « laborieuse », pointant du doigt l’inversion de responsabilité qu’ont tentés les prévenus sur leurs salariés, mais aussi les réflexions dégradantes à l’encontre des intérimaires classés PR4, jugés incompétents ou ne sachant ni lire ni écrire. « Ils continuent dans l’humiliation des victimes et ça, ça fait partie des choses les plus pénibles à entendre », poursuit-il.

Le 11 janvier prochain pourrait permettre de tirer un trait sur ces 22 ans de procédures laborieuses, avant que le jugement final ne soit rendu. « On veut juste des réponses à nos questions, pourquoi on n’a pas été traité comme les autres ? », espère Assa Koulibaly.