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Médecin du travail interdit d’exercer : « Le patronat cherche à court-circuiter les règles »

 

Exerçant dans le secteur du BTP, un médecin du travail, le Dr Jean-Louis Zylberberg, vient d’être lourdement sanctionné par l’Ordre des médecins. Sa faute ? Avoir délivré des avis d’inaptitude « de complaisance », de nature à « léser» l’entreprise, estime l’Ordre. Le médecin concerné et ses soutiens dénoncent un système de pression exercé sur la profession, au détriment de la protection des salariés. 

 

Interdiction d’exercer la profession de médecin du travail durant un an, dont six mois avec sursis. C’est la sanction tombée sur les épaules du Dr Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail dans le secteur du BTP, poursuivi par l’employeur Valente Sécurité. « Une nouvelle attaque à l’encontre de l’autonomie d’exercice des médecins (…), dangereuse pour la santé des salarié·es » a réagi la CGT dans un communiqué paru le 26 janvier.

En plus de son travail quotidien, Jean-Louis Zylberberg est présent dans plusieurs instances consultatives de la CGT. Il avait déjà été menacé de licenciement en 2016, alors qu’il exerçait toujours dans le secteur du BTP. Cette fois, la décision a été rendue par la chambre disciplinaire d’Ile-de-France de l’Ordre des médecins, le 12 janvier. Celle-ci conclut à une « pratique de délivrance de rapports et attestations tendancieux et de complaisance », de nature à« léser de manière directe et certaine » l’entreprise Valente Sécurité.

Pour rendre son verdict, l’Ordre des médecins dit avoir pris en compte le fait que le médecin « n’a fait l’objet d’aucune procédure disciplinaire durant plus de vingt-cinq ans de carrière ». Mais la sanction est lourde, tout de même, et sans précédent à ce titre : « elle me paraît être prise « pour l’exemple » », réagit Jean-Louis Zylberberg auprès de Rapports de force.

L’Association Santé et Médecine du Travail, dont le Dr Zylberberg assure d’ordinaire la présidence, qualifie cette sanction comme étant d’une « exceptionnelle sévérité ». Et dénonce un « pur prétexte pour tenter d’évincer un médecin du travail ».

 

Six avis d’inaptitude délivrés par le médecin du travail au coeur du dossier 

 

Dans cette affaire, l’Ordre des médecins de Paris s’est associé à la plainte déposée par l’entreprise Valente Sécurité en février 2022. Qu’est-il reproché à ce médecin du travail ? Au coeur du dossier : six avis d’inaptitude, délivrés à six salariés de Valente Sécurité, de janvier 2020 à février 2022. Avant d’émettre ce type d’avis, un médecin du travail se doit de procéder à l’étude des postes et conditions de travail préalables.

Il est reproché au Dr Zylberberg de ne l’avoir fait « que sur la base des déclarations du patient et d’une visite dans l’entreprise qui aurait été effectuée en mai ou juin 2020 », écrit l’Ordre des médecins dans sa décision, consultée par Rapports de force. Une visite trop ancienne, aux yeux de l’Ordre. Et en se référant à une « fiche entreprise » datant de 2017 qui n’a été actualisée qu’en 2022 : trop ancien là encore, selon l’Ordre.

Mais il faut regarder de plus près les conditions d’exercice des médecins du travail. « J’ai 390 entreprises à suivre, dans mon secteur », rappelle le Dr Zylberbeg. Actualiser très régulièrement la fiche d’entreprise, « c’est mission impossible », selon lui.  Quant au déplacement pour étudier le poste de travail, « je me suis déplacé dans cette entreprise en 2020, après le confinement, sans prévenir car nous avons un libre accès ; et j’ai failli me faire foutre à la porte. C’est une entreprise très particulière… Y compris en termes de violences sur les salariés », tient à préciser le médecin du travail.

« Dans la réalité, vu le nombre de médecins du travail rapportés aux nombres de salariés à suivre, et le fait que l’on est confrontés à des boîtes aux conditions intenables… On est déjà sous l’eau », abonde Gérald Le Corre, inspecteur du travail et militant CGT.

 

« L’entreprise est extrêmement maltraitante » : le lien entre santé et travail en jeu

 

L’Ordre des médecins lui reproche aussi d’avoir écrit, dans une lettre adressée au médecin traitant de l’un de ces salariés, que l’ « entreprise est extrêmement maltraitante avec l’ensemble des salariés » et « respecte peu la réglementation ». Un propos tenu « sans l’avoir pourtant constaté lui-même », estime l’Ordre des médecins, qui conclut à une « pratique de délivrance de rapports et attestations tendancieux et de complaisance, sans constatation médicale correspondante ».

À noter : le courrier en question relève d’un échange privé. « Je ne sais pas où l’employeur a récupéré ce courrier, adressé à un confrère. C’est un courrier que l’on remet au salarié, sous enveloppe, pour son médecin traitant », s’indigne Jean-Louis Zylberberg.

Mais surtout, ce reproche soulève un enjeu central : l’Ordre des médecins, historiquement, n’accepte pas que le médecin du travail inscrive dans son diagnostic ce type d’analyse des conditions de travail. « L’Ordre dit : vous n’avez pas le droit de faire un certificat ou une attestation qui démontre un lien diagnostic entre santé et travail », explique Dominique Huez, médecin du travail à la retraite, l’un des premiers à avoir subi des poursuites judiciaires, après avoir exercé des décennies dans le secteur du nucléaire. « Et nous n’avons toujours pas réussi à faire reconnaître notre droit à instruire le lien santé-travail. C’est-à-dire le lien de causalité expliquant que des gens peuvent laisser leur peau au boulot ».

C’est ce que l’on appelle la clinique médicale du travail. Mais l’Ordre des médecins « ne veut pas entendre parler de ça », soupire Dominique Huez. « Le dogme de l’Ordre des médecins, c’est le diagnostic « objectif ». Un diagnostic type « coups et blessures », basé sur le constat visuel. C’est une négation de tout ce qui constitue, par exemple, la clinique de la santé mentale », souligne Jean-Louis Zylberberg.

L’interdiction temporaire d’exercer, qui prend effet à partir du 1er avril, est assortie de l’obligation de verser 1000 euros à Valente Sécurité, au titre des frais exposés pour la procédure judiciaire. Le Dr Zylberberg annonce déjà son souhait de faire appel.

 

« Le patronat cherche à court-circuiter les règles »

 

Pour mémoire, avant 2017, ce type de contestation des avis d’inaptitude devait se faire devant l’inspection du travail. « Les employeurs le faisaient peu, par peur que l’inspection du travail mette le nez dans les contrats irréguliers, les heures supplémentaires non payées… », retrace Gérald Le Corre, l’inspecteur du travail et militant CGT. Depuis une réforme entrée en vigueur en janvier 2017, c’est fini. La contestation doit se faire devant les Prud’hommes, dans les 15 jours. Généralement, « le conseil des Prud’hommes demande alors un avis médical d’un médecin inspecteur du travail. C’est un médecin qui a une double casquette », précise Gérald Le Corre.

Mais quand l’employeur n’a pas non plus envie que ce médecin inspecteur du travail mette son nez dans le dossier, alors, il lui reste une possibilité : saisir uniquement le Conseil de l’Ordre. Cette possibilité est permise par une brèche dans la rédaction de l’article R. 4126-1 du code de la santé publique. Modifié par décrets fin 2019, cet article indique que les plaintes auprès de l’Ordre peuvent être « notamment » formées par des patients, associations d’usagers… Sans exclure les entreprises, donc. Nombre d’employeurs ont vu dans ce « notamment » une opportunité. « Le patronat au sens large, qui a souvent plus de juristes que nous, a imaginé ce système qui permet de faire pression. On a, depuis, une multiplication des procédures visant des médecins du travail, poussés à revoir leur pratique professionnelle et à se démunir de leur capacité d’analyse », déplore Gérald Le Corre.

« Que l’employeur puisse saisir directement l’Ordre des médecins, sans par ailleurs saisir le conseil des Prud’hommes, de peur d’avoir à s’étendre sur les conditions de travail de ses salarié·es, est une grave atteinte à la protection de ces dernier·es », estime la CGT dans son communiqué du 26 janvier. Le syndicat demande à l’État de retirer ce fameux terme « notamment » de la loi. « En utilisant la chambre disciplinaire de l’ordre des médecins, juridiction d’exception, le patronat cherche à court-circuiter les règles de droit de protection de la santé des salariés », conclut l’Association Santé et Médecine du Travail.

Toute cette affaire s’inscrit, en outre, dans une séquence politique au cours de laquelle la perception du métier de médecin du travail évolue. Fin 2022, « en pleine préparation de la loi sur les retraites, le ministre du travail a clairement annoncé qu’il comptait sur les médecins du travail pour « maintenir les salariés en emploi », rappelle la CGT dans un communiqué précédent. La loi du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail mettait déjà en avant la « prévention de la désinsertion professionnelle ». Le rôle attendu des médecins du travail : « proposer des reclassements afin d’éviter les licenciements pour inaptitude », analyse encore la CGT. « On veut passer d’une médecine du travail qui faisait de la prévention des risques professionnels à une médecine d’aptitude, qui vise à sélectionner la main d’œuvre », conclut Gérald Le Corre.