L’examen à l’Assemblée nationale de la réforme de l’audiovisuel public, portée tambour battant par la ministre de la Culture Rachida Dati, vient d’être reporté. L’objectif du camp présidentiel ? Réunir tous les médias de Radio France, France Télévisions et peut-être France Médias Monde en une même holding, dirigée par un seul PDG. Derrière les apparences techniques de cette réforme, contestée par tous les syndicats de la profession, les enjeux d’indépendance, de pluralité et de qualité de l’information sont immenses. Rapports de Force vous aide à comprendre, en trois points.
C’est un serpent de mer qui pourrait très prochainement voir le jour. L’idée d’une fusion des chaînes de l’audiovisuel public, proposée depuis des années par des parlementaires (avant même la première élection d’Emmanuel Macron), est revenue avec fracas sur la table avec l’arrivée de Rachida Dati à la Culture. L’Assemblée nationale s’apprêtait à débattre, les 23 et 34 mai, d’un projet de loi en ce sens, voté par le Sénat il y a un an.
Mais l’examen a été reporté en dernière minute au motif d’un ordre du jour surchargé. Ces deux jours-là, des grèves et manifestations ont émaillé le service public de l’information. À Radio France, le mouvement a été très suivi : le Syndicat national des journalistes (SNJ) enregistrait un taux de grévistes de 72 % jeudi. À France Télévisions, ils étaient 18 %, selon la direction. « Votre grève très forte aujourd’hui fait déjà bouger les lignes, puisque l’agenda parlementaire a miraculeusement été décalé d’un mois », a salué Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, venue en soutien des journalistes réunis devant le ministère de la Culture.
Pourquoi une telle réaction de la profession ? Une fusion des médias de l’audiovisuel public, est-ce une menace pour l’indépendance, la qualité et la pluralité de l’information ? Ce projet de loi est organique : c’est-à-dire qu’il définit et précise l’application de la Constitution. C’est dire son importance. Voici donc quatre clés pour en comprendre les enjeux.
1. Holding, fusion-absorption : de quoi parle-t-on ?
En l’état, le calendrier du projet de loi prévoit qu’au 1er janvier 2025, une nouvelle holding – société dont les dirigeants contrôlent stratégiquement et financièrement une multitude de filiales -, sera créée. Cette holding englobera toutes les chaînes de France Télévisions (France 2, France 3…), celles de Radio France (France Inter, France Info, France Culture…), ainsi que l’Institut national de l’audiovisuel (INA).
Le sort du groupe France Médias Monde (France 24, RFI) n’est pas encore fixé. Pour le moment, un vote en commission l’a exclu du périmètre, mais les députés pourraient décider, le 13 juin, de l’y réintégrer. Un PDG sera nommé à la tête de cette holding.
Seconde étape envisagée par la majorité et ses soutiens centristes et LR, dès janvier 2026 : la fusion-absorption. D’un modèle de holding avec filiales, on basculera à celui d’une entreprise unique. Son nom : France Médias. Cela signifie que les différents groupes auront cédé leur patrimoine, droits et obligations respectives pour se dissoudre à cette seule société « absorbante ». Au total, près de 16 000 salariés sont concernés.
2. Regrouper pour mieux couper dans le budget de l’audiovisuel public ?
« Ce n’est pas une réforme pour faire des économies, mais pour regrouper les forces », soutient le député de la majorité et rapporteur de la mission sur l’audiovisuel public, Quentin Bataillon, interrogé sur France Inter le 22 mai. Le même argument revient en boucle parmi les parlementaires favorables à la réforme : l’audiovisuel public serait aujourd’hui « affaibli et en danger », ainsi que le martèle Rachida Dati. Quel danger ? La concurrence des GAFAM (les géants du numérique Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), celle des réseaux sociaux, ou encore la diffusion des fake news.
L’argument est mis en doute par les chiffres prouvant la bonne santé de l’audiovisuel public. Avec 30 % des parts d’audience en 2023, FranceTV demeure le premier groupe de télévision de France. RadioFrance, le premier groupe radio, avec 15 millions d’auditeurs quotidiens, dont 7 millions pour France Inter.
Mais tout est une question d’anticipation, selon Laurent Lafon, le sénateur centriste à l’initiative du projet de loi aujourd’hui porté par la ministre de la Culture. « Alors que l’âge moyen des téléspectateurs ne cesse d’augmenter », il s’agit de « ne pas laisser les réseaux sociaux devenir la source d’information dominante », argumente-t-il dans La Tribune.
Les soutiens de la réforme de l’audiovisuel public imaginent une « BBC à la française ». La holding britannique BBC regroupe une vingtaine de chaînes publiques, nationales et régionales, de télévision et de radio. Sauf qu’en dix ans, le budget de la BBC a baissé de 30% en raison de coupes votées par la majorité conservatrice (qui a notamment gelé depuis deux ans la redevance), explique France Info. Enchaînant les plans de restriction en interne, le groupe vient de supprimer 1800 postes.
Comment se prémunir d’un tel avenir ? À Paris, les organisations syndicales sont ressorties de la dernière réunion au ministère de la Culture sans réponse. « On n’a aucune garantie que les budgets de chaque antenne seront maintenus ou que certaines chaînes ne seront pas démantelées pour intégrer ou fusionner avec d’autres », déplore un représentant CGT dans une enquête détaillée de Mediapart.
Pour rappel, le service public de l’information « a été affaibli par la majorité et par Emmanuel Macron depuis son arrivée », retrace l’économiste des médias Julia Cagé, interrogée sur France Inter. D’abord, via la baisse de la redevance, cet impôt prélevé de manière équivalente à tous les ménages français disposant d’un téléviseur. Jusqu’à ce que le gouvernement supprime définitivement cette redevance, en 2022.
Certes, la redevance était un impôt injuste socialement : l’économiste plaidait d’ailleurs pour le rendre progressif. Mais il constituait une ressource stable et pérenne pour l’audiovisuel public. Depuis sa suppression, l’audiovisuel public est financé par une partie de la TVA. Ce dispositif temporaire doit s’arrêter fin 2024. Et après ? Mystère. Cela explique, en partie, l’empressement à légiférer.
3. L’indépendance menacée : la crainte des futures pressions politiques
La question budgétaire est intrinsèquement lié à celle de l’indépendance et du pluralisme des médias. En créant une entreprise audiovisuelle unique, « ce texte fragilise la diversité des contenus. La tentation sera grande, en effet, de rogner le budget de l’audiovisuel public, devenu précaire depuis la suppression de la redevance. Vous entendrez partout les mêmes interviews, les mêmes reportages », alerte l’ensemble des syndicats de Radio France et de France Télévisions dans une lettre ouverte parue dans Libération.
« Fusionner, c’est aussi prendre le risque de créer une entreprise publique plus vulnérable aux pressions du pouvoir », s’inquiètent les signataires de la tribune dans Libération. « Imaginez le poids du futur directeur de l’information du groupe. Il sera bien plus facile pour l’Elysée ou le ministère de la Culture d’intervenir pour empêcher la diffusion d’un reportage qui dérange, ou au contraire pour imposer une ligne éditoriale unique ».
La question de la gouvernance est en effet préoccupante. Il n’y aura plus qu’un.e seul.e PDG (dirigeant de la holding puis de la société unique), face au gouvernement. Celui-ci sera nommé pour cinq ans par l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). Un gage d’indépendance vis-à-vis du pouvoir politique, comme l’affirment les défenseurs du projet de loi ? Rien n’est moins sûr : le président de l’Arcom est directement nommé… par le Président de la République. Les autres membres du conseil d’administration le sont par les présidences du Sénat, de l’Assemblée nationale, de la Cour de Cassation et du Conseil d’État.
Jean-Noël Jeanneney, historien et ancien président de Radio France, ne mâche pas ses mots dans une tribune publiée par le Monde. L’objectif de fusion de cette réforme de l’audiovisuel « nous ramènerait au temps antédiluvien du gargantuesque ORTF, à l’époque où les gouvernements tenaient de près programmes et information », tranche-t-il.
Avant de tirer la sonnette d’alarme, anticipant les présidentielles de 2027 : « si l’on imagine l’arrivée au pouvoir d’une majorité illibérale, la facilité ne serait-elle pas accrue pour celle-ci de faire tout d’un coup peser plus lourdement sa main sur un vaste ensemble ainsi constitué ? »
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