Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés à Mayotte pour lancer l’opération dite Wuambushu, initiée par le ministère de l’Intérieur. Celle-ci vise la destruction des habitats informels et la lutte contre l’immigration irrégulière. Les contours encore flous de cette opération qui s’apprête à débuter inquiètent, dans un territoire régulièrement objet de politiques violentes en matière d’immigration et d’accès aux droits des plus vulnérables.
Dans le quartier où habite Abdul, réfugié à Mayotte, « à 15 mètres de la route, il y a une petite montagne avec des maisons en tôle ». Ce type d’habitations informelles est dans le viseur de l’opération dite Wuambushu, révélée par le Canard Enchaîné fin février. Trois objectifs sont affichés : la lutte contre l’immigration clandestine, contre l’habitat insalubre, et le démantèlement des bandes. Près de cinq cent gendarmes et policiers vont être déployés. Ce dimanche, des rassemblements de protestation avaient lieu dans plusieurs villes de France.
Sur place, les contours flous alimentent les craintes. Qui sera concerné par les renvois, combien d’habitations seront détruites, quel quartier après l’autre ? Autant de questions qui demeurent sans réponse. L’exécutif garde le silence sur l’opération depuis les révélations successives des médias. « Ça a commencé par des rumeurs ; puis ça s’est confirmé par des infos sur les radios, les télévisions », retrace Ali, enseignant au collège sur l’île.
Abdul, lui, est un membre actif du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. Ces dernières semaines, il a vu nombre de ses compagnons partir vers la métropole. « Il y avait des rumeurs sur une mission du ministre de l’Intérieur. Certains parlaient de 200 gendarmes, d’autres 500, pour « retourner les clandestins chez eux »… Des gens d’ici disaient aussi qu’ils feraient des chasses à l’homme pour les Africains. La majorité des gens autour de moi ont eu peur : ils se sont dits qu’il fallait mieux partir », raconte-t-il.
Destruction des habitats : « certains sont là depuis des années »
L’objectif de destruction de l’habitat informel recouvre à lui seul de multiples réalités. « Quand il est question de « décasage », cela ouvre beaucoup d’incertitudes : où seront gardés les biens ? Où seront relogés les gens ? Quelles arrestations auront lieu ? », s’interroge Ali. Dans ces habitats, « il y a des enfants, des malades, toutes catégories de population », rappelle l’enseignant. Les communautés y sont assez diverses, bien qu’une majorité de ressortissants des Comores y vivent.
À Mayotte, des opérations de destruction des bidonvilles sont déjà menées par le préfet, dans le cadre de la loi Elan notamment, une fois par mois environ. Régulièrement, des habitants et associations dénoncent l’absence de relogement effectif. Les enfants risquent d’en pâtir particulièrement, alerte l’Unicef, qui a produit une note à destination des pouvoirs publics sur le sujet fin mars. Dans cette note, consultée par Rapports de Force, l’Unicef « s’inquiète de l’impact que cette opération d’envergure risque d’avoir sur la réalisation des droits des enfants les plus vulnérables présents sur ce territoire ».
La convention internationale des droits de l’enfants, ratifiée par la France, « est très claire : il y a un droit à un hébergement, à un toit, à des conditions de vie dignes. On constate déjà qu’il n’y a aucune proposition de relogement pour les familles considérés en situation irrégulière. Or les enfants ne doivent pas en pâtir, car un enfant n’est jamais en situation irrégulière », expose Mathilde Detrez, chargée de plaidoyer outre-mer pour l’Unicef. « Nous demandons l’accès à un toit, peu importe la situation administrative ».
L’organisation des Nations Unies demeure également en alerte sur la santé mentale des plus jeunes. La destruction des habitats « n’est pas vécue de la même façon dans les yeux d’un adulte que dans les yeux d’un enfant. Elle est traumatisante : ils la vivent avec une violence extrême », insiste la chargée de plaidoyer.
À la rentrée, « on ne sait pas si l’on aura tous nos élèves »
À Mayotte, les vacances démarrent ce samedi. L’opération doit démarrer ce même jour, qui signe également la fin du ramadan. Et durer deux mois environ. « On ne sait pas si la reprise de l’école va être normale, si l’on aura tous nos élèves ou pas… », s’inquiète Ali. Difficile de se mobiliser entre enseignants et d’apporter des réponses aux jeunes. « Les élèves soulèvent cette problématique, mais on est très limités dans nos interventions. Nous n’avons pas assez d’éléments… ça vient du haut, du gouvernement », soupire l’enseignant.
L’inquiétude du corps enseignant est partagée par l’Unicef. Aujourd’hui, entre 5 3000 et 9 500 enfants sont déjà non scolarisés à Mayotte, selon une étude inédite parue en février 2023. « L’opération risque d’amplifier ce phénomène de non-accès à la scolarisation », analyse Mathilde Detrez.
En règle générale, les documents de diagnostic social réalisés en amont des opérations de démolition contiennent « peu d’informations sur la composition du foyer, sur la présence d’enfants, sur les lieux de scolarisation de ces derniers… Avec pour conséquence des ruptures dans l’accès à l’éducation », explique encore la responsable de l’Unicef.
Reconduites à la frontière
Les modalités de lutte contre l’immigration, autre objectif de l’opération, restent flous également. « On se demande exactement qui est concerné par les reconduites à la frontière. Cela sème le doute parmi la population », expose Ali. Plusieurs cas de familles séparées par des renvois ont déjà été documentés par des médias et des observateurs des droits. Avec cette nouvelle opération, « les enfants scolarisés seront-ils reconduits avec leurs parents ? »
La Cour européenne des droits de l’Homme a plusieurs fois condamné la France pour des pratiques illégales concernant l’enfermement et le renvois d’enfants. Modification des dates de naissance des mineurs, rattachement arbitraire à des adultes tiers qui ne sont pas leurs parents afin de valider la rétention… Plus de 3 000 mineurs ont été enfermés au CRA de Mayotte en 2021. « Le renforcement inédit des forces de l’ordre sur place va augmenter les contrôles d’identité. Donc augmenter ces pratiques illégales de rattachement arbitraires, ou d’évaluations hâtives de l’âge », craint Mathilde Detrez.
« J’ai peur qu’il y ait des morts »
Certains habitants craignent que la situation ne s’enflamment. « On a peur que ça multiplie les violences », affirme Abdul, le membre du comité des demandeurs d’asile de Mayotte. « Les gens d’ici, la manière dont ils en parlent, ça se voit que ça va être violent. Ils disent « qu’ils se préparent », qu’ils n’accepteront pas ». Ce réfugié craint aussi que les attaques racistes envers les ressortissants africains, ou les tensions entre communautés, soient exacerbées.
Ali, l’enseignant, confirme cette peur des violences, au vu des réactions circulant parmi les jeunes de son collège. « Un « décasage », c’est de force. J’ai peur qu’il y ait des morts. Si les gens ne sont pas informés, ils ne vont pas se laisser faire ».
Car les habitats informels ne datent pas d’hier. Ils sont détruits au fil des opérations menées par la préfecture de Mayotte ; puis reconstruits, au vu et au su des autorités. Comme dans un cycle ininterrompu. « Tous ces gens ne se sont pas là installés depuis une semaine. Ils sont parfois là depuis des années. La solution à cette problématique ne peut pas être aussi brusque, soudaine ! », argumente Ali.
Coupures de l’accès aux soins pour les étrangers
Dans ce contexte implosif, il y a une semaine, le 13 avril, le conseil départemental de Mayotte a voté l’interdiction de l’accès à la Protection maternelle et infantile (PMI) aux personnes étrangères non couvertes par la sécurité sociale. Difficile de dire si ce timing a été mesuré. Toujours est-il que cette décision « intervient avant le déploiement des 500 forces de l’ordre pour l’opération. Cela reste une décision problématique en termes d’accès aux soins des mères et des enfants », réagit Mathilde Detrez. La responsable de l’Unicef y voit une continuité avec d’autres dérogations dans l’accès aux soins. Mayotte est, par exemple, le seul territoire français il n’existe pas d’Aide médicale d’État.
En attendant ces cascades de conséquences, la population de Mayotte reste suspendue au lancement de l’opération. « Il faudrait que le mode opératoire soit dévoilé », s’impatiente Ali, « sinon quoi ? Les gens vont se réveiller le matin, avec les gendarmes devant leur porte pour les faire sortir ? Chasser en masse et détruire le tissu social n’est pas une solution ».
Faisons face ensemble !
Si les 5000 personnes qui nous lisent chaque semaine (400 000/an) faisaient un don ne serait-ce que de 1€, 2€ ou 3€/mois (0,34€, 0,68€ ou 1,02€ après déduction d’impôts), la rédaction de Rapports de force pourrait compter 4 journalistes à temps complets (au lieu de trois à tiers temps) pour fabriquer le journal. Et ainsi faire beaucoup plus et bien mieux.