Pour la troisième fois en trois ans, l’armée turque pénètre dans le nord de la Syrie, menaçant l’auto-organisation démocratique, féministe et multiethnique créée par les Kurdes au Rojava. Malgré un intense ballet diplomatique Recep Tayyip Erdogan conserve les mains libres, d’autant qu’il n’est pas le seul à souhaiter la disparition de cette expérience.
Pour les forces kurdes du nord de la Syrie, il y a d’abord les ennemis acharnés. Ce qu’il reste de Daech bien sûr, mais aussi la Turquie associée aux milices djihadistes qu’elle soutient et pilote. Et puis, il y a tous les autres : vrais adversaires ou faux amis. De la coalition internationale à la Russie, en passant par l’Iran ou le régime syrien, ils sont nombreux à jouer leur propre partition qui passe pour beaucoup par la fin de la tentative révolutionnaire au Rojava, nom de la région autoadministrée par les Kurdes au nord de la Syrie.
Profitant du déplacement des troupes de Bashar al-Assad de leur région vers Alep à l’été 2012, les Kurdes ont entamé un processus d’autogouvernement dans les cantons d’Afrine, Kobané et Djézireh. Le Parti pour l’unité démocratique (PYD), proche du PKK, et les milices de protection du peuple (YPG/YPJ) supplantent les partis concurrents pour devenir la force dominante. Ils s’appuient sur l’auto-organisation des communes, pensées comme une alternative à la création d’un État-nation centralisateur, défendu par d’autres composantes politiques kurdes dans la région.
Dans un pays ravagé par la guerre et la barbarie du régime syrien ou de l’État islamique, l’expérience, même discutable et imparfaite, d’un Rojava multiconfessionnel, laïque, démocratique, féministe et écologiste est singulière. Elle s’officialise en 2014, lorsque les trois cantons d’Afrine, Kobané et Djézireh se dotent d’une constitution, la Charte du contrat social et de l’autonomie démocratique du Rojava. Celle-ci affirme dans son préambule être une « confédération de Kurdes, Arabes, Assyriens, Chaldéens, Araméens, Turkmènes, Arméniens et Tchétchènes », se donnant pour objectif la liberté, la justice, la dignité et la démocratie. Deux ans plus tard, le Rojava devient la Fédération démocratique de la Syrie du Nord, sans faire sécession avec la Syrie.
Une mise à mort planifiée
Inacceptable pour la Turquie qui détient 822 kilomètres de frontière commune avec le Rojava et s’oppose à toute émergence d’une entité politique kurde autonome en Syrie. Recep Tayyip Erdogan, issue du parti religieux AKP, a adopté sur la question kurde les errements historiques de l’État kémaliste turc. À savoir, un État-nation autoritaire écrasant les minorités. Ainsi, entre opportunisme politique à usage interne et intérêts géopolitiques, il a fait des Kurdes – 20 % de la population en Turquie – une de ses cibles préférées au nord comme au sud de la frontière syrienne, faisant remonter le souvenir des années noires. Celui de l’insurrection kurde menée par le PKK dans les années 80, réprimée par l’armée et la police. Un conflit qui a fait plus de 40 000 morts.
Depuis la tentative avortée de coup d’État militaire contre Erdogan en 2016, le pouvoir a épuré l’armée et lancé trois opérations dans le nord de la Syrie : « Bouclier de l’Euphrate » en août 2016, « Rameau d’olivier » en janvier 2018, et le 9 octobre 2019 « Source de paix ». Avec les mêmes arguments à chaque fois : construire un corridor sécuritaire sur une bande de 30 km au sud de sa frontière, nettoyer la zone de « tous les terroristes » et y réinstaller deux millions de réfugiés du conflit syrien. Qu’importe si la Turquie a apporté un soutien à Daech au moins jusqu’à ce que l’organisation islamique lance des attentats sur son sol, qu’importe si les Kurdes de Syrie se sont abstenus d’opérations militaires contre la Turquie, où qu’Ankara soutienne des franchises d’Al-Qaïda en Syrie.
Après l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en 2016 où l’armée turque a attaqué des positions des FDS comme de Daech, l’invasion du Canton d’Afrine n’avait pour objectif en 2018 que de reprendre le contrôle du territoire le plus à l’ouest du Rojava. Et même si l’espace aérien était alors sous contrôle russe, c’est l’aviation turque qui a été abondamment utilisée. Elle a eu raison de la résistance kurde, bien plus que les troupes au sol et ses supplétifs djihadistes lancés en masse dans l’opération. Depuis, les Kurdes dénoncent une épuration ethnique à Afrine et sa région. L’opération d’aujourd’hui viserait, selon le quotidien turc Hürriyet, les localités de Tall Abyad et de Ras Al-Aïn où est situé le quartier général des FDS. Pour autant, Kobané, bien plus à l’ouest, et Kamechliyé, beaucoup plus à l’est, ont subi des tirs de l’artillerie ou de l’aviation turque. Dans la nuit de mercredi à jeudi, une partie des 80 000 soldats turcs et des 14 000 supplétifs amassés à la frontière depuis des mois a franchi la frontière, faisant planer une menace mortelle sur le Rojava.
Bashar al-Assad et ses alliés en embuscade
« Nous défendrons l’ensemble du territoire syrien et nous n’accepterons aucune occupation », a affirmé Fayçal Moqdad, le vice-ministre aux Affaires étrangères de Bashar al-Assad, au quotidien prorégime al-Watan, avant l’intervention militaire turque. Faut-il s’attendre à une confrontation militaire entre Damas et Ankara ? Depuis la défaite militaire de Daech et les reculs successifs des rébellions sous les bombes de l’aviation russe, les dernières forces contrôlant un large territoire sont les FDS au Rojava. Une autonomie non reconnue par Damas. « La Syrie est une et indivisible, nous conseillons à ceux qui se sont égarés de revenir vers la nation » a sermonné le vice-ministre des Affaires étrangères. Ainsi, une intervention militaire du régime pour empêcher l’intrusion turque n’est pas au programme. Pas plus qu’elle ne l’était lors de l’attaque sur Afrine en 2018, où le régime avait joué la même partition. Une rencontre entre les Kurdes et le régime syrien avait échoué à trouver un accord.
Du côté de l’Iran, fidèle allié du clan de Bashar al-Assad et acteur régional politique et religieux concurrent de la Turquie, c’est à peu près le même son de cloche. Son ministre des Affaires étrangères a marqué son opposition à une intervention militaire d’Ankara sur le territoire syrien. Mais, engagé avec la Russie et la Turquie dans le processus d’Astana pour trouver une solution politique à la crise syrienne, Téhéran ménage la chèvre et le chou. D’autant que, comme Damas, elle souhaite que les Kurdes réintègrent le giron du régime syrien. Et ce, autant pour consolider leur allié syrien que pour éviter de voir la Turquie s’ingérer encore plus dans sa zone d’influence.
Les Russes marchent aussi un peu sur des œufs. La défense de leurs intérêts stratégiques, notamment la présence d’une base navale permettant à sa flotte un accès à la Méditerranée, les pousse à consolider le régime. Cependant, Moscou a profité des flottements dans la politique atlantiste turque pour renforcer ses positions diplomatiques dans la région et a réussi à attirer la Turquie dans le processus d’Astana, concurrent à une solution américaine. D’où la proposition russe ce jeudi 10 octobre : que l’armée syrienne reprenne le contrôle de la frontière entre la Turquie et la Syrie. Une façon de faire d’une pierre deux coups : renvoyer les troupes turques à domicile et rogner l’autonomie du Rojava et son expérience révolutionnaire.
Réalpolitik à l’occidentale
Sans grande surprise, les États-Unis ont fini par lâcher leur allié dans la lutte contre l’État islamique. Le soutien en matériel militaire américain n’était évidemment pas un soutien à l’expérience démocratique du Rojava. Plutôt, une façon d’éviter l’envoi impopulaire de nombreux « boys » loin de chez eux. Pronostiqué depuis des mois, le retrait de quelques troupes ces derniers jours a donné le feu vert à l’attaque d’Erdogan. Pour l’administration Trump, Daech étant presque liquidé sous sa forme territoriale, un retour au pays de soldats est un bon argument dans la perspective des prochaines élections. Donald Trump imaginant peut-être que les Russes peuvent finir le « job ».
La volonté de conserver une présence en face des prétentions russes au Moyen-Orient a, semble-t-il, pesé moins lourd qu’un réchauffement des relations avec la Turquie, qui possède toujours des bases de l’OTAN et des troupes américaines sur son sol. Du côté européen, les mots de la diplomatie sont unanimes pour condamner l’intervention militaire turque. En France, les mots sont plus durs que lors de l’invasion du canton d’Afrine, où Macron n’avait appelé qu’à la retenue. Mais il est vrai que la zone géographique visée cette fois par l’armée turque retient de nombreux prisonniers de Daech, parmi lesquels plusieurs centaines de Français. Des prisonniers que la France n’a pas envie de voir s’échapper et disparaître dans la nature.
Pour autant, pas question de se fâcher vraiment avec Erdogan. Celui-ci a rappelé aujourd’hui qu’il avait le doigt sur un bouton rouge : celui des 3,6 millions de déplacés du conflit syrien vivant sur son sol. En 2015, alors que la répression faisant rage en Turquie après le coup d’État manqué contre Erdogan, l’Union européenne décidait de donner 3 milliards d’euros à la Turquie pour prévenir un afflux de réfugiés de guerre en Europe. Devenu sous-traitant, le président turc en use et en abuse. Realpolitik et cynisme se confondent. Finalement, les Kurdes ont bien raison de dire qu’ils ne peuvent compter que sur les montagnes. Même si, au-delà de la diaspora kurde, ceux qui soutiennent leur lutte contre l’obscurantisme et les dictatures syriennes et turques auraient une occasion de se mobiliser.
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