En Israël, la gauche anti-apartheid tient le cap malgré la peur et la douleur


Peur, peine et solitude, des militants de la gauche israélienne anti-apartheid racontent ces 12 jours d’enfer qui plongent Israël, la Palestine et le moyen Orient dans une crise sans précédent.

 

Israël vivait, il y a encore quelques semaines, un mouvement de contestation encore jamais vu dans son histoire. Des millions de personnes manifestaient dans les rues pour défendre la démocratie et s’opposer à la réforme judiciaire prévue par le gouvernement Benjamin Netanyahou, une coalition incluant l’extrême droite religieuse. Parmi les manifestants, une minorité d’entre eux constituait un bloc anti-apartheid, rappelant que la démocratie israélienne n’existera pas tant que le pays continuera de nier des droits des Palestiniens. À l’heure où les Israéliens enterrent leurs morts ou attendent avec fébrilité des nouvelles des otages, des millions de gazaouis vivent sous les bombes de l’État hébreu, qui a promis « l’enfer » sur la bande de Gaza. En 12 jours, tout a changé.

 

Une gauche déjà minoritaire en état de choc

 

Malgré le deuil, la colère et les divisions d’une gauche déjà morcelée, une infime minorité d’Israéliens tentent pourtant de faire exister une voix anticoloniale dans le pays. Haggai Matar est de ceux-là. Militants des droits humains et anti-apartheid, le journaliste et directeur du site d’information +972 peine encore à trouver les mots après l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier, durant laquelle il a perdu des proches. « C’est difficile et très douloureux comme moment. La peur se mélange à la peine au chagrin et à la colère. J’ai des amis qui ont perdu leurs proches dans le sud, d’autres qui ont été kidnappés. Mais aussi des gens avec qui je travaille à Gaza qui se font bombarder », détaille-t-il. Malgré la douleur, lui et les membres de sa rédaction ne perdent pas de vue le contexte d’où est née cette violence, comme ils le rappellent sous chacun de leurs articles : « Cette escalade de violence a un contexte très clair, celui que +972 a passé 13 ans à couvrir : le racisme et le militarisme grandissant de la société israélienne, l’établissement de l’occupation et la normalisation du siège de Gaza ».

Yasmin Eran-Vardi, militante pour les droits humains qui a refusé de servir dans l’armée en 2019 en tant qu’objectrice de conscience, se sent « impuissante ». Elle a vécu ces deux dernières années en Cisjordanie où elle militait avec des activistes palestiniens contre la colonisation. Si l’attaque du Hamas et les bombardements israéliens n’ont pas coupé les ponts entre militants israéliens et palestiniens, elle évoque surtout une peur que tous partagent : « Les militants palestiniens avec lesquelles je milite ne sont pas fiers des actions du Hamas, tout comme les militants israéliens ne soutiennent pas la vengeance choquante de l’armée israélienne. Aujourd’hui, quand je parle avec des Palestiniens, je ressens surtout une peur terrible pour l’avenir. Dans une telle situation, il ne fait aucun doute que la confiance entre les deux parties puisse être endommagée ».

Juste après l’attaque du 7 octobre, Haggai Matar a publié un article qui résume l’effroi vécu par les Israéliens et les contradictions auxquelles fait face la gauche israélienne. Son texte se termine par ces mots : « Tout ce que je ressens maintenant et que chaque Israélien doit ressentir fait partie de la vie de millions de Palestiniens depuis bien trop longtemps. La seule solution, comme cela a toujours été le cas, est de promouvoir un avenir fondé sur la justice et l’égalité pour nous tous ».

Ce message est-il audible en Israël ? La réponse est plus compliquée, tant la gauche anti-apartheid reste minoritaire dans ce pays, « encore plus en ce moment », analyse Yasmin Eran-Vardi. « Il y a eu un grand choc, une grande peur et beaucoup de militants se sont effondrés sous le poids et sous la gravité des événements incessants en Cisjordanie et à Gaza. Dans la gauche moins radicale, ce qu’on appelle la gauche sioniste, on voit un sentiment de repli vers la droite, comme cela se produit souvent en temps de guerre », poursuit la militante.

 

Une gauche divisée entre impératifs moraux et politiques

 

Ce repli vers la droite a par exemple été observé à la Knesset (l’Assemblée nationale israélienne) lors d’un échange entre la députée Aida Touma-Sliman , qui siège pour le parti Hadash (liste juive et musulmane non sioniste), et une députée du parti centriste d’opposition Yesh Atid, l’une des forces politiques majeures du mouvement de contestation contre le gouvernement en 2023  : « Aucun enfant, qu’il soit juif ou palestinien, n’est coupable et aucun enfant ne devrait être victime de ce cycle de violence », a déclaré la députée Aida Touma-Sliman . Réponse de la députée centriste : « les enfants de Gaza ont amené [les bombardements] sur eux », comme pour légitimer les frappes israéliennes sur Gaza qui ont tué 3500 personnes jusqu’à présent. « C’est très compliqué pour la gauche en ce moment. En dehors de la gauche antiapartheid, on a vu des gens du camp moral ou modéré, qui étaient nos alliés sur certains sujets, qui soutiennent désormais l’attaque contre Gaza », témoigne Haggai Matar.

Mais dans le même temps, le traumatisme des attaques du 7 octobre est encore vif et même pour la gauche radicale, où les affects viennent percuter les positions politiques. « On voit aussi des gens de la gauche palestinienne qui justifient, nient, excusent ou se réjouissent des massacres de milliers d’israéliens. C’est aussi très douloureux et on se sent très seul. On est déçu par ces deux groupes, on a l’impression qu’ils nous ont abandonnées ou qu’on doit choisir un camp », poursuit Haggai Matar. Sans nier le droit aux Palestiniens de résister, même militairement (reconnu par le droit international) il parle d’une « ligne qui a été franchie », en s’attaquant à des civils. « C‘est juste au-delà de ce que je pense pouvoir être acceptable dans une lutte de libération.  Il est important de suivre cette ligne en disant que la résistance palestinienne est légitime, mais qu’elle aussi a des limites », nuance-t-il.

Une coalition de chercheur et d’ONG israéliennes a d’ailleurs publié un texte dénonçant le silence d’une partie de la gauche en Israël ou à l’international : “Soyons clairs, il n’y a aucune justification pour tirer sur des civils dans leurs foyers ; aucune rationalisation pour le meurtre d’enfants devant leurs parents ; aucune raison pour la persécution et l’exécution de personnes participant à des fêtes. Légitimer ou excuser ces actions revient à trahir les principes fondamentaux de la politique de gauche.”

Cette position ne fait pourtant pas consensus. Lundi 16 octobre, la militante Orly Noy, figure du camp anti-apartheid et directrice de l’ONG B’tselem (qui n’a pas signé cette tribune), fustigeait une posture « humanitaire » de la gauche israélienne, prête à être solidaire avec les palestiniens seulement lorsqu’ils sont victimes de l’État hébreu : « Nous ne devons pas oublier qu’il s’agit essentiellement d’une question politique et non humanitaire, et que l’analyse des relations de pouvoir et de l’oppression ne peut pas changer même si l’équation des victimes est très momentanément mise à mal. C’est le rôle d’un camp politique, et c’est plus important que jamais », écrit-elle sur X.

 

Après un an de contestation, un pays qui fait désormais bloc derrière l’armée

 

La division de la gauche quant à la posture à adopter face aux bombardements israéliens sur Gaza semble prendre racine dans les mêmes contradictions que celles qui ont émergé lors des manifestations pro-démocratie plus tôt cette année. Comment défendre la démocratie tout en interdisant les drapeaux palestiniens et en manifestant aux côtés d’une armée d’occupation ?

« L’armée prend une énorme place dans l’identité israélienne, on est éduqué très jeune aux enjeux militaires, on nous dit que c’est la seule manière de protéger notre peuple. Je ne crois pas à ça, mais c’est une opinion très controversée ici », explique Einat Gerlitz, 20 ans, militante pour les droits humains, qui a aussi refusé de s’engager dans l’armée l’année dernière, et a pour cela été emprisonnée pendant 87 jours.

Dans les heures qui ont suivi l’attaque du Hamas, des critiques ont fusé contre le gouvernement, dénonçant l’impréparation de l’armée, mais aussi le manque de soutien pour les victimes des attaques dans le sud du pays. Einat Gerlitz raconte le sentiment d’abandon qu’ont pu ressentir les Israéliens : « Beaucoup de gens sont en colère, le gouvernement n’a pas fait son travail, l’armée n’était pas préparée, ils n’ont pas pris soin des citoyens. Les gens livrent de la nourriture, des vêtements et des soins eux-mêmes aux résidents du sud », dit-elle.

Malgré tout, le pays fait désormais corps derrière l’armée. Après l’attaque du 7 octobre, l’état de guerre a été déclaré et 360 000 réservistes ont été mobilisés.« De nombreuses personnes qui manifestaient sont désormais enrôlées dans l’armée, contrôlées par le même gouvernement auquel ils s’opposaient. Nombre d’entre eux participent maintenant à commettre des crimes de guerre à Gaza », souffle la militante Yasmine-Eran-Vardi. Alors que les Palestiniens ont été qualifiés « d’animaux » par le ministre israélien de la Défense, la rhétorique vengeresse, voire génocidaire du gouvernement israélien, semble s’être propagée dans la population. Sur CNN, un soldat de Tsahal déclarait lors d’une interview que la guerre que mène actuellement Israël ne vise pas seulement contre le Hamas, mais tous les civils palestiniens.

 

Tenir la ligne malgré la haine et la censure

 

Depuis le début des bombardements israéliens sur la bande de Gaza, le média +972 tente aussi de couvrir la situation des Palestiniens et de rappeler que des crimes de guerre s’y déroulent aussi, à l’inverse de la majorité des médias mainstream israélien. « Comme d’habitude, nous voyons les médias ne pas rendre compte de la crise humanitaire, de l’ampleur des bombardements et des destructions qui se déroulent à Gaza. On voit parfois la mention d’une « attaque en cours, mais sans jamais de reportages sur place. Les Israéliens ne comprennent pas l’ampleur de la catastrophe qui se déroule à Gaza », se désole Haggai Matar. Selon le Comité pour la protection des journalistes (CPJ), 17 journalistes sont morts depuis le début des bombardements israéliens.

Si la censure militaire est très forte, notamment en temps de guerre, il pointe aussi « l’autocensure » des journalistes israéliens. Jeudi, +972 rapportait un « climat grandissant de répression » en Israël à l’encontre de quiconque manifeste le moindre signe de soutien aux Palestiniens. 50 étudiants palestiniens d’Israël ont été convoqués en comité disciplinaire pour des publications sur les réseaux sociaux accusés de faire l’apologie du Hamas. Plusieurs d’entre eux ont été exclus des universités. L’enquête de +972 fait aussi état de licenciements, d’arrestations et d’emprisonnement, ainsi que d’une attaque contre le domicile du journaliste israélien Israël Frey, connu pour ses positions critique contre l’occupation. Dans une vidéo publiée sur X mercredi soir, le journaliste, face caméra, en appel aux centristes mobilisés il y a encore quelques semaines dans les manifestations contre le gouvernement : « Si maintenant vous parlez le même langage que Ben Gvir, si la colère et la peine vous ont rendu incapable d’offrir une alternative aux politiques corrompues du gouvernement de Netanyahou et de Smotritch, il n’y aura plus de place pour vous dans ces manifestations »

« On est accusés d’être des traîtres, de coopérer avec l’ennemi. Une des victimes de l’attaque du Hamas était un militant anti-occupation, quand nous avons annoncé sa mort, de nombreux Israéliens ont exprimé leur joie en nous souhaitant un destin similaire », décrit avec effroi Yasmin Eran-Vardi.

Les médias étrangers sont aussi pointés du doigt par Haggai Matar, qui parle « d’une disparité terrible dans la manière dont le monde perçoit les Israéliens et les Palestiniens, ce qui explique pourquoi nous en sommes là ». Pour lui, l’impasse de la situation actuelle se trouve aussi dans le déni de caractériser la colonisation et le blocus de Gaza comme des crimes de guerre, « comme la communauté internationale a pu le faire pour les crimes de guerre du Hamas ».